GP Racing

Javier Ullate, 30 ans d’usine..

À 53 ans, Javier Ullate boucle sa 27e saison de Grands Prix en tant que mécanicien. Depuis ses débuts, il officie sur des machines d’usine en catégorie reine. Une vraie histoire.

- Par Jean-Aignan Museau.

L’Espagnol n’a travaillé que sur des motos d’usine.

Si ce n’est un coup de main à son voisin Luis Maurel, qui écumait les circuits du championna­t d’Europe au début des années 90, Javier Ullate a fait l’intégralit­é de sa carrière sur des motos d’usine et en catégorie reine ! Un parcours hors du commun dans le monde des mécanicien­s de Grands Prix où le cheminemen­t classique suit souvent une progressio­n aussi tortueuse que celle des apprentis champions. Et pourtant, les rêves du jeune Javier étaient à mille lieues de l’asphalte des circuits de vitesse. Né à Sabadell au mitan des années 60, il grandit entre les Pyrénées et Barcelone, là où le trial continenta­l a pris son envol. Outre les usines Bultaco, Montesa, Gas Gas et autre Merlin, la région foisonne de pilotes. C’est d’ailleurs avec son voisin Andreu Codina qu’il commence à bricoler des vélos pour faire du trial. Un certain Jordi Tarrès, qui fut ensuite sept fois champion du monde, fait ses gammes à leurs côtés. C’est avec une Montesa 200 Cota qu’il fait sont entrée dans le trial motorisé. Dans le championna­t régional, l’un des plus sérieux clients pour le titre est... Alberto Puig ! Gabino Renales, un de ses proches, signe à l’usine Montesa afi n de disputer le championna­t du monde de trial. Au début des années 90, les trialistes ont habitude d’avoir un suiveur prêt à intervenir sur la moto en cas de problème. Javier est alors mécanicien dans une concession, et n’hésite pas une seconde à plonger dans le grand bain du Mondial. Au passage, comme son niveau de pilotage est très correct, il lui arrive de valider les options des modèles de pré- série. Un quasibonhe­ur pour Javier... jusqu’au moment où le service militaire le rattrape. Mauvais timing, les 12 mois sous les drapeaux démarrent en juin... et empiètent ainsi sur deux saisons. Miguel Cirera, le ( toujours) boss du service course Montesa, lui fait comprendre que ça ne va pas être facile de garder le job. À ce moment, un mécano qui offi cie sur les motos de Crivillé rentre d’essai avec un cadre à ressouder. Javier se voit proposer le boulot. « Évidemment, je n’y croyais pas. » Jusqu’au coup de téléphone qui lui annonce son embauche pour intégrer le team Pons qui va accompagne­r Alex Crivillé pour ses

débuts en 500 ! « Je n’avais jamais vu une 500 rouler, et encore moins un Grand Prix, de ma vie et je me retrouve au Japon avec Santi pour faire le “schooling” ( le montage de la moto de course qui se fait à l’usine, avec les concepteur­s et qui permet de se familiaris­er avec la bête, ndlr) de la 500 ! » C’est à moment que débute son amitié avec

Crivillé. « J’ai quatre ans de plus qu’Alex, mais nous sommes tout de suite devenus amis. C’est ainsi qu’au Mugello, en 1993, il m’a dit qu’il était en contact avec le HRC pour rejoindre Doohan dans le team offi ciel et m’a proposé de le suivre. J’ai tout de suite dit oui. » À l’époque, la base européenne du HRC est dans la banlieue de Bruxelles. « J’ai vécu durant neuf saisons à Aalst. Nous étions tous logés dans les deux hôtels du coin. Les Anglais, les Australien­s, les Italiens... Nous avions tous d’excellents rapports. » L’histoire avec Crivillé est quasi fusionnell­e : « Il était comme mon petit frère. Nous avons commencé nos carrières dans le milieu profession­nel en même temps. Il n’y a jamais eu d’ombres à notre relation. Aujourd’hui encore, notre amitié est intacte. » Un tandem qui va jusqu’au titre 500 en 1999, après 4 couronnes pour son coéquipier Doohan.

« C’ÉTAIT COMME UNE GUERRE QUE NOUS AVIONS GAGNÉE ENSEMBLE »

« C’était une autre époque. Contrairem­ent à aujourd’hui où chaque moto d’usine est ajustée à son pilote, la NSR 500 était la moto de Doohan. Alex, beaucoup plus petit que Mike, devait s’en arranger. Et lorsqu’il demandait un changement sur la moto, on lui répondait par la négative en arguant que c’était la machine championne du monde ! » Lorsque Crivillé commence à performer,

l’ambiance se tend dans l’équipe : « Avec tous les Australien­s autour de nous, la tension était cent fois plus forte qu’elle ne le fut jamais entre Jorge et Valentino ou Maverick aujourd’hui. Ceci dit, les fi ltres posés par la multitude d’attachés de presse, mais aussi le fait que nous ayons tous 20 ans de plus doit jouer. Mais, quoi qu’il en soit, il n’y a jamais eu un mot plus haut que l’autre durant cette période. » Et puis il y a le jour du titre, au Brésil. « C’était un moment incroyable. C’était comme une guerre que nous avions gagnée ensemble. C’était historique. Alex devenait le premier pilote espagnol à être titré champion du monde en catégorie reine. Après deux années diffi ciles ( en 1997, il se blesse à la main et en 1998, son père décède, ndlr), c’était une vraie délivrance. J’avais l’impression d’être aussi un peu champion du monde. » La carrière d’Alex s’interrompt rapidement après une blessure lors d’une pige à Sugo, en championna­t du Japon. C’est le moment où Valentino Rossi signe avec Honda et tente de débarquer avec son staff d’Aprilia. Mais fi nalement, c’est l’ancienne équipe de Doohan qui se retrouve à la manoeuvre. « Je me souviens très bien du samedi soir, lors des essais du Grand Prix d’Australie, où Rossi et Uccio ont débarqué dans le garage. C’était le premier contact entre Vale et Burgess... » Javier n’est pas embarqué dans l’histoire, il était alors plus facile et logique de mettre un mécano espagnol avec Checa, et un mécano australien avec Burgess. Il atterrit chez Honda Pons pour les derniers tours de roues des 3- temps et l’arrivée du MotoGP. En 2003, il se retrouve chez Yamaha avec Melandri. Dès le milieu de saison, il apprend qu’une nouvelle structure se met en place pour accueillir l’Italien qui bataille alors pour décrocher le titre de champion du monde 250. L’ambiance est moyenne, le pilote ayant du mal à s’accoutumer à la discipline quasi- militaire que Fionrenzo Fanali, le chef mécano, impose. En 2004, alors que bruisse l’arrivée imminente de Rossi dans les murs, Javier bosse avec David Checa. « C’est un garçon fantastiqu­e, généreux, fi dèle, mais c’est aussi un pilote d’une rare agressivit­é et j’ai passé énormément de temps dans le garage à reconstrui­re ses motos. C’est un miracle qu’il ne se soit jamais blessé. » Un moyen aussi pour Javier de mesurer sa chance. « Je n’ai jamais travaillé ailleurs que pour des usines. Quand une moto rentre cassée, il te suffi t d’établir la liste des pièces à changer, et le “parts man” t’apporte tout ce dont tu as besoin, emballé dans des petits sacs tout neufs ! » Au milieu des années 2000, il enchaîne pour trois saisons avec Colin Edwards. « C’est le premier pilote non européen avec qui je travaille. C’est un mec facile à vivre. Avec une seule obsession : son pneu avant. Il est très pointu dans la mise au point et fut, à mon avis, d’une grande aide pour Rossi. Outre son addiction à la chique, il passait son temps à dire des blagues. La visite de son ranch méritait aussi le détour. J’ai encore un décapsuleu­r fait avec une douille de son fameux fusil de gros calibre. » Les deux hommes se croisent toujours avec grand plaisir, notamment lors d’essais au milieu des années 2010, lorsque Michelin prépare son retour en MotoGP. Si la vie avec Lorenzo, qui arrive auréolé de deux titres de champion du monde 250, est moins plaisante, elle apporte tout de suite

des résultats. « Alors qu’Edwards était une solide béquille, j’ai rapidement compris qu’avec Jorge, on allait jouer le titre. » Rossi le comprend aussi, au moment où il quitte Michelin pour Bridgeston­e et profi te de ce changement pour valider la demande des constructe­urs d’ériger un mur entre les deux équipes. Le mur demeure l’année suivante, sur la requête de Rossi, lorsque Lorenzo adopte également les Bridgeston­e. Après les titres 2010 et 2012, les deux coéquipier­s se retrouvent de nouveau en face- à- face pour la couronne mondiale. Le « Rossi Gate » ( suite à l’embrouille entre Marquez et Rossi à Sepang, ndlr) bat son plein et l’enjeu de la dernière course est très simple : celui qui fi nit devant l’autre est sacré champion du monde. Un 10e titre auquel Rossi rêve tout haut. L’incident malaisien lui coûte cher : il partira de la dernière position sur la grille pour l’ultime course de la saison. Vif et précis sur la piste de Valence, Lorenzo s’empare de la pole position. Si Lorenzo gagne, Rossi doit fi nir 2e pour décrocher le Graal. Il remontera jusqu’à la 4e place... « Ce fut terrible. Jorge décroche la pole en battant le record de la piste. Valentino part dernier. Il y avait peut- être 10 000 personnes qui souhaitaie­nt la victoire de Jorge. Et le reste du monde voulait que le titre aille à Rossi. C’était vraiment lourd. Même entre nous, les mécanicien­s. À chaque tour, lorsque la moto passait devant le panneau, je poussais un ouf de soulagemen­t... » Le titre est dans la poche.

« J’AIME LA MÉCANIQUE DE COURSE »

Son dernier à ce jour. Depuis 2016, Javier bosse pour Maverick Viñales : « La première demi- saison a été incroyable. Mais ensuite, il a essayé beaucoup de choses sur la moto. Il s’est un peu perdu et il a manqué de réussite. Peut- être que si nous n’avions pas touché à la moto, il aurait pu être champion dès sa première saison. » Une constatati­on qui en appelle une autre sur le devenir de son métier : « Le règlement limite considérab­lement les évolutions possibles au cours d’une saison. Ainsi les pilotes doivent- ils fi ger la confi guration de leur machine aux soirs des essais de Sepang, et si en arrivant au Qatar, ils s’aperçoiven­t que leur choix n’est pas le bon, ils ne peuvent plus revenir dessus... » De même, le passage au 4- temps a réduit le champ

d’action des mécanicien­s : « Avec le 2- temps, on refaisait les moteurs chaque soir. Puis on s’occupait de la carburatio­n. Aujourd’hui, on monte le moteur dans le cadre et on construit la boîte de vitesses. Tout le reste relève de la gestion électroniq­ue. En fait, on se contente de bien assembler ce que l’on doit monter. Avant, il y avait un travail d’analyse et une responsabi­lité directe sur la performanc­e de la moto. » Pour autant, le stress n’a pas disparu : « Le nouveau système de qualifi cation qui comptabili­se les performanc­es dès la première séance d’essais oblige à être performant dès le vendredi matin, notamment si les conditions météo s’annoncent changeante­s. Les dix dernières minutes se font déjà full gaz. » Cela dit, Javier ne se voit pas raccrocher les gants de sitôt : « On en vit bien. J’ai la chance d’avoir toujours travaillé dans des teams offi ciels et d’avoir ainsi bénéfi cié de confort, comme les voyages en business. J’aime la mécanique de course, j’aime le stress de la course. » Seule chose qu’il ne veut plus revivre : « L’accident. Comme la blessure d’Alex à Assen. » Ou pire... comme ce soir du 22 octobre 2011, où dans l’ascenseur de l’hôtel qui jouxte le circuit de Sepang après trois semaines de déplacemen­t, Marco Simoncelli lui lance : « C’est bien, demain soir, on rentre tous chez nous. » Tous, sauf lui.

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 ??  ?? 1 Dans sa carrière, Javier a emmené deux pilotes à la couronne mondiale. Jorge Lorenzo, qu’il félicite ici au soir de son 3e titre décroché à Valence en 2015... 2 ... et Alex Crivillé, dont il débéquille la 500 NSR, en 1999. 34 et Le titre de Crivillé restera comme un immense moment de sa carrière et la première couronne d’un pilote espagnol dans la catégorie reine. 5 Les années bénies où Yamaha remportait le titre pilote, ici en 2008 avec Rossi, et le titre constructe­ur. 6 Derrière David Checa, grand copain mais aussi grand casseur de carénages ! 7 L’époque dorée du HRC avec cette photo dédicacée qui trône dans l’atelier : Mick Doohan, Tadayuki Okada, Alex Crivillé et Takuma Aoki.
1 Dans sa carrière, Javier a emmené deux pilotes à la couronne mondiale. Jorge Lorenzo, qu’il félicite ici au soir de son 3e titre décroché à Valence en 2015... 2 ... et Alex Crivillé, dont il débéquille la 500 NSR, en 1999. 34 et Le titre de Crivillé restera comme un immense moment de sa carrière et la première couronne d’un pilote espagnol dans la catégorie reine. 5 Les années bénies où Yamaha remportait le titre pilote, ici en 2008 avec Rossi, et le titre constructe­ur. 6 Derrière David Checa, grand copain mais aussi grand casseur de carénages ! 7 L’époque dorée du HRC avec cette photo dédicacée qui trône dans l’atelier : Mick Doohan, Tadayuki Okada, Alex Crivillé et Takuma Aoki.
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 ??  ?? Une série de dédicaces sur des casques : Crivillé, Lorenzo, Edwards, Melandri, Capirossi et Viñales.
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 ??  ?? 1 Le garage atelier de la maison familiale est bien fourni. Quelques motos d’usine de trial (dont une Yamaha 350 stickée Moto Revue et ayant appartenu à Gilles Burgat, premier champion du monde français) rappellent sa première passion. 2 Javier est très fier de sa belle 50 Derbi ayant appartenu à Javier Soroa. 3 À ses heures perdues, il restaure des motos pour des clients. 4 Quelques cuirs de Maurel, Crivillé (x 3) et Edwards. 5 Et quelques restes de son passé en vélo de trial. 6 Avec Viñales, en 2017 au Mans, pour la 500e victoire d’une Yamaha en Grands Prix.
1 Le garage atelier de la maison familiale est bien fourni. Quelques motos d’usine de trial (dont une Yamaha 350 stickée Moto Revue et ayant appartenu à Gilles Burgat, premier champion du monde français) rappellent sa première passion. 2 Javier est très fier de sa belle 50 Derbi ayant appartenu à Javier Soroa. 3 À ses heures perdues, il restaure des motos pour des clients. 4 Quelques cuirs de Maurel, Crivillé (x 3) et Edwards. 5 Et quelques restes de son passé en vélo de trial. 6 Avec Viñales, en 2017 au Mans, pour la 500e victoire d’une Yamaha en Grands Prix.
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