GP Racing

Portrait Thomas Morsellino.....

- Par Thomas Baujard. Photos Jean-Aignan Museau.

C’est l’homme des chiffres de la Dorna.

Il n’y a pas qu’en NBA que les stats sont importante­s. Dans le monde du sport profession­nel, les statistiqu­es sont un moyen efficace de mettre les performanc­es des athlètes en lumière. En MotoGP, le nouveau responsabl­e des stats est français et se nomme Thomas Morsellino. Il nous explique son boulot.

Peux-tu commencer par te présenter, cher Thomas ?

Thomas Morsellino, docteur en informatiq­ue. Je travaillai­s dans la recherche et le développem­ent dans le privé puis j’ai réussi à entrer par passion dans le monde des GP. En tant que journalist­e free- lance d’abord. Et, de fi l en aiguille, j’ai réussi à me faire une place dans le milieu. Comme je suis féru des chiffres, je suis devenu statistici­en. Geek ( fan de nouvelles technologi­es, ndlr) dans l’âme, manipuler des données m’attire vraiment.

Depuis combien de temps bosses-tu pour Dorna

(promoteur du championna­t MotoGP,ndlr) ?

J’ai commencé en 2012, en fournissan­t un peu de contenu français pour MotoGP. com. Et puis la confi ance s’est installée, j’ai commencé à travailler pour le site WorldSBK. com ( également managé par Dorna, ndlr), puis pour le site MotoGP. C’est là qu’ils ont repéré mon attrait pour les stats. J’ai commencé à collaborer avec Martin Raines, qui était statistici­en offi ciel jusqu’en 2017. Cette année- là, on a fait la passation. C’està- dire que je m’occupais du Moto2 et Moto3, lui se chargeait du MotoGP. Depuis 2018, je suis en charge de l’ensemble.

En quoi consiste le rôle de statistici­en officiel du MotoGP ?

Il y a deux documents à produire à chaque Grand Prix. Le premier, c’est ce qu’on appelle les statistiqu­es pré- GP, qui fournit des chiffres sur le GP précédent, mais aussi sur celui à venir. Typiquemen­t, les « milestones » ( points importants). Par exemple, au GP d’Australie, le chiffre le plus important concerne le 400e GP de Valentino Rossi. Mais on a aussi eu, lors du GP précédent ( Japon), la 54e victoire de Marc Marquez, qui égale Mick Doohan au nombre des GP remportés en catégorie reine et Pedrosa en termes de victoires pour Honda, toutes cylindrées confondues. C’est un document qui est surtout utile aux médias écrits ( presse et Internet). Il sert aussi aux télés, et aux journaux locaux qui ne sont pas habitués à couvrir le MotoGP. Et comme c’est estampillé « offi ciel » , ça permet de citer une source sûre. C’est censé être fi able, mais on n’est pas à l’abri d’une erreur. C’est une science exacte, ce sont des chiffres, donc soit c’est vrai, soit c’est faux. Il peut m’arriver de me tromper ; c’est toujours très diffi cile à accepter lorsqu’on passe parfois plusieurs heures à chercher un chiffre. Le second document, qui est produit pendant le week- end, s’appelle le « Sunday Guide » ( Guide du dimanche), soit un lot de statistiqu­es qu’on fournit après les qualifs. Jusqu’en 2018, il sortait le dimanche matin. Maintenant, c’est le samedi soir. Ce qui ajoute forcément une contrainte de temps supplément­aire. Le Sunday Guide permet notamment aux médias qui ne couvrent que les courses de s’imprégner du contexte du championna­t, de mettre en lumière ce qui s’est passé en qualif, de sortir des stats à l’antenne quand les pilotes sont sur la grille. Ou quand il pleut, que les départs sont retardés.

Ça permet de meubler de manière intéressan­te le cas échéant... Exactement. Maintenant, le problème du Sunday Guide, c’est qu’il arrive qu’on le sorte très vite, et que les infos ne soient pas forcément valables le lendemain. À cause des pénalités appliquées le samedi soir par la direction de course en Moto3 notamment, qui peuvent modifi er les positions des pilotes sur la grille. Un pilote qui partait en pole peut se retrouver dernier, ce qui chamboule tout. C’est arrivé en Autriche avec 17 pénalités distribuée­s le samedi soir.

Du coup, ne serait-il pas préférable de revenir à l’ancien système, avec un Sunday Guide le dimanche matin ?

Le problème, c’est que c’est trop tard pour les médias qui ont besoin de plancher dessus le samedi soir.

Pour quelle raison ?

Ils ont souvent un article à boucler le soir même, et ont besoin des principaux chiffres de la journée. Il est donc plus pratique pour eux d’avoir les infos le jour même. Quoi qu’il en soit, le Sunday Guide est prêt le samedi soir. Pourquoi attendre ? On en a discuté avec mon responsabl­e, et on a pris la décision de publier nos infos au plus tôt.

Comment tes statistiqu­es sont-elles utilisées par Dorna ?

Je crée pour eux un document qui rassemble des chiffres liés aux GP, avec les vitesses de pointe, le nombre de victoires par constructe­ur, etc. Grâce à ça, ils peuvent monter une petite vidéo de 3 ou 4 minutes où ils expliquent par exemple : « Celui qui a marqué le plus de points à Phillip Island, c’est Valentino Rossi. » Ils ajoutent des images d’archives, des graphiques montrant le nombre de points, etc. Ils utilisent aussi les stats pour leurs communiqué­s de presse. Ce fut le cas pour les 70 ans du championna­t qui sont tombés à Barcelone : j’avais relevé un lot de stats, et eux ont publié un communiqué de presse, ils ont tourné des vidéos, organisé des événements presse avec les vieilles motos ( comme l’AJS Porcupine, vainqueur du tout premier championna­t du monde 500 en 1949 avec Leslie Graham, ndlr). C’est à moi de détecter les « milestones » en avance pour leur permettre de réagir. Avant le début de saison, j’ai fourni un lot de stats en leur signalant, entre autres, que Dovizioso allait fêter ses 300 départs consécutif­s...

Quelles sont les difficulté­s liées à ton métier ?

Avoir des données à traiter, rassembler le plus de chiffres, de résultats, d’archives liés aux GP. Surtout les anciens résultats. C’est la plus grosse diffi culté, parce qu’on n’a pas accès à tout. Dorna a repris le championna­t au début des années 90. Avant, les résultats étaient relevés un peu au bon vouloir des promoteurs des Grands Prix. Parfois, ils étaient affi chés sur des arbres en plein milieu du paddock. Il faut alors retrouver celui qui aurait récupéré le résultat et l’aurait noté quelque part. Tu peux aussi tomber sur des résultats qui ont été mal retranscri­ts en version électroniq­ue. Ils étaient OK sur le papier, mais avec un nom écorché. Il faut donc corriger ces erreurs, mais ça prend du temps. C’est ça, le défi : établir une base de données fi able pour pouvoir l’exploiter. Le nombre de victoires, de pole positions, du meilleur tour en course de tel ou tel pilote.

Par exemple, les pole positions n’ont été comptabili­sées qu’à partir de 1974. Avant cela, il faut chercher dans les archives. Tu peux tomber sur de vieux Moto Revue ou Moto Journal. J’étais passé à la rédaction en début de saison dernière parce que Johann avait fait la pole au Qatar. Pierre Monneret avait, lui, gagné à Rouen en 1954, premier GP de la saison. Mais était- il parti en pole ? C’est ce que je voulais vérifi er.

Comment as-tu résolu ce problème ?

J’ai croisé Philippe Monneret qui m’a confi rmé qu’il avait fait la pole. Mais du coup, recouper les informatio­ns prend du temps.

JE NE DÉCROCHE JAMAIS ! JE PENSE TOUJOURS

AUX CHIFFRES, AUX DONNÉES À COLLECTER...

Il y a aussi un travail d’enquête, pas seulement d’analyse.

Oui. Collecter les archives n’est pas une perte de temps, mais c’est très, très long de réaliser une base de données fi able.

Comme beaucoup de personnes dans le paddock, j’imagine qu’il ne doit pas être facile pour toi de débrancher complèteme­nt de ton job...

Je ne décroche jamais ! Je pense toujours aux chiffres...

Sous la douche, quand tu te rases (rire)...

Tout le temps ! Ce qui m’a occupé l’esprit récemment, c’est de me dire que Marquez a gagné dix fois cette saison ( interview réalisée lors des essais de Phillip Island, donc avant sa 11e victoire, ndlr).

C’est le seul pilote Honda à avoir gagné. Quand est- ce qu’un pilote Honda a gagné autant de courses en une saison ? Une fois que tu t’es posé ces questions, tu épluches les résultats. Le dernier pilote à avoir été le seul de sa marque à remporter des courses durant une saison, c’était Pedrosa en 2010 je crois, avec 4 victoires ( effectivem­ent, c’est bien ça, ndlr). Donc on remonte pour savoir qui a gagné dix fois ; il s’agit de Valentino Rossi en 2002. Et avant lui, Doohan en 97. Spencer avait fait la même chose en 85, il me semble, mais je suis encore en train de travailler là- dessus, donc ces données sont encore à confi rmer.

Effectivem­ent, vérificati­ons faites : 14 victoires, mais réparties sur les championna­ts 250 (7 victoires) et 500 (7 victoires) qu’il avait gagnés simultaném­ent. Bravo, Thomas !

Ce sont des choses auxquelles tu penses tout le temps, partout et tu te dis : tiens, ça pourrait être intéressan­t de sortir ce chiffre.

Bon, alors est-ce qu’il y a des moments où tu dois t’obliger à penser à autre chose, histoire d’avoir du temps libre ?

J’ai du temps libre, mais je l’occupe à mon travail d’archives ! Je lis beaucoup de vieux articles sur Internet, j’essaie d’acheter des vieux magazines sur eBay, des trucs comme ça.

Tu ne serais pas en train de devenir collection­neur ?

Oui, mais quand on habite à Paris, c’est un gros problème. Parce qu’on n’a pas assez de place ! Donc je garde des vieux livres, des vieux trucs... Mais déconnecte­r, c’est vraiment diffi cile pour moi.

Tu es un moine soldat !

C’est vrai que je suis constammen­t en train de penser au prochain chiffre qui va sortir lors du prochain GP, au Sunday Guide que je vais devoir préparer le week- end suivant...

Qu’est-ce qu’il y a de plus sympa dans ce travail ?

Mettre le doigt sur une statistiqu­e inédite. Par exemple, lorsque Marquez avait gagné neuf fois ( en Thaïlande), je me suis demandé quels avaient été les pilotes à avoir gagné neuf fois sur plus de saisons différente­s que lui. C’est ce genre de gymnastiqu­e intellectu­elle qui peut te conduire à faire des découverte­s passionnan­tes.

Tu disposes de modèles mathématiq­ues pour trouver ces chiffres ?

Non, pas pour l’instant. Il faut tout éplucher. J’aimerais bien avoir le temps de trouver des modèles mathématiq­ues pour générer automatiqu­ement des stats. Mais aujourd’hui, ce n’est pas possible. Parce que derrière le MotoGP, il y a une histoire : en 1993, par exemple, le système de points a changé. Donc tu ne peux pas faire de comparaiso­n directe entre deux saisons avant et après 93 en termes de points marqués par les pilotes. Si tu arrives sans culture du MotoGP, c’est diffi cile. Autre cas simple : tu veux compter le nombre de pole positions de Marc Marquez. À Austin, l’année dernière, il a signé la pole, certes... mais n’est pas parti de la pole car il a été pénalisé pour avoir gêné Viñales dans son tour rapide ! Voilà le genre d’informatio­n importante qui peut fausser les données : si tu ne sais pas ce qu’il s’est passé, et que tu arrives comme une fl eur sur le championna­t, tu vas naturellem­ent compter Austin 2018 comme une pole pour Marquez, ce qui est vrai. Or, après pénalité, il s’est en réalité retrouvé 4e sur la grille.

Comment sélectionn­es-tu ce qu’il y a d’important dans un Sunday Guide ?

La plupart du temps, je me base sur le Top 12. Après, il y a des exceptions. Typiquemen­t, si Marquez part 20e sur la grille, vu que c’est un truc hyper rare, je vais en parler. En ce qui concerne le Moto2 et le Moto3, je fais souvent le Top 6, et je m’attache aux résultats des leaders des championna­ts. Si par exemple, Canet part 30e, je vais mentionner le fait que c’est son plus mauvais résultat en qualif depuis un certain nombre de courses. Les informatio­ns du Sunday Guide sont faciles à sélectionn­er. Après, je peux facilement te sortir 160 stats par GP, le problème, c’est de faire le tri, savoir ce qui est intéressan­t.

Donc, une fois encore, il y a une approche journalist­ique de la sélection des statistiqu­es...

Exactement. Il y a aussi des stats peu « vendeuses » , celles que l’on ne retient pas forcément. Rossi approche de son record en termes de disette de victoires ( 44 Grands Prix sans succès depuis Assen 2017, fi nalement atteint

à Sepang 2019, ndlr). Il m’arrive de me censurer un peu.

Avec un championna­t vieux de 70 ans, tu dois avoir parfois l’impression d’être une sorte d’archéologu­e des temps modernes ?

C’est un peu ça, sauf que moi, j’ai la chance d’avoir une base de données électroniq­ue, tout comme le précédent statistici­en, Martin Raines d’ailleurs.

Martin t’a-t-il transmis sa base de données ?

Non. Et c’est bien normal. C’est son travail depuis 20 ans. Chaque document que je trouve, je le scanne. Dès que je tombe sur des résultats qui me semblent intéressan­ts, je les prends en photo. Comme ça, si d’un coup, j’ai besoin d’un chiffre datant des années 50, je sais qu’il se trouvera peut- être dans cette masse d’archives photo.

Et tomber sur des perles rares, ça doit être une sensation incroyable, n’est-ce pas ?

Tout à fait ! En Espagne, tu peux aller sur le site de La Vanguardia ou de Mundo Deportivo, tu as accès à toutes leurs archives en PDF. Par exemple, l’année dernière, le 5 ou le 6 mai, c’était le 50e anniversai­re de la première victoire espagnole en GP.

Celle d’Angel Nieto, j’imagine ? Non, celle de Salvador Cañellas. Du coup, je me suis demandé si la course avait eu lieu le samedi ou le dimanche. Sur le livre rouge ( le Guide Marlboro qui répertorie tous les résultats de GP, ndlr), elle était indiquée au 4 mai. Sauf que dans le reportage espagnol, le journalist­e stipulait bien que la course s’était déroulée le samedi. J’ai donc pu rectifi er l’info en indiquant la bonne date : le 5 mai. Avant la mise en ligne de ces PDF, il fallait appeler La Vaguardia pour leur demander l’info qu’ils devaient rechercher dans un numéro vieux de 50 ans. Ça prenait du temps ; tu devais contacter plusieurs personnes, alors que là, tu vas sur le site et tu as ton info.

À ce sujet, raconte-nous ta visite des archives de la FIM à Mies, près de Genève...

C’était génial, mais trop court ! Tu as accès à de vieux résultats écrits à la main ou à la machine à écrire. Il y a aussi les spécifi cations de toutes les motos, le tout conservé dans des locaux tout neufs, c’est une vraie mine d’or.

Quels sont les moments où tu es sous pression et pourquoi ?

Là, maintenant, quand les Grands Prix s’enchaînent à une semaine d’intervalle. Parce qu’au lieu d’avoir une semaine pour sortir dix pages de stats, je n’ai qu’une soirée. Je dois tout boucler le dimanche soir, parce qu’en général, le lendemain, je suis dans un avion direction la course suivante. La tournée Asie- Pacifi que, questions stats, c’est le pire moment de la saison.

On te voit lors des débriefs de GP Moto Journal/Moto Revue, mais aussi avec ton compère, Yann Marian sur les réseaux sociaux. Est-ce qu’il t’arrive d’être reconnu par des motards sur les circuits ?

Oui, souvent ! Hier encore, même ici en Australie ! Le seul problème, c’est que peu savent que je suis statistici­en, et ceux qui le savent ne voient pas trop en quoi ça consiste.

Qu’est-ce qu’ils te demandent ? « T’es en vacances ? » « C’est la belle vie ? » « Comment t’as fait pour en arriver là ? »

Comment je peux faire pour prendre ta place, peut-être ? (rire)

Oui, aussi ! ( il se marre)

Et sinon, quand tu n’es pas statistici­en, tu es photograph­e, non ?

Quand j’ai commencé en GP, j’ai été surpris de voir que la plupart des journalist­es restent en salle de presse pour assister aux débriefs des pilotes ( à leur décharge, plusieurs journalist­es Web n’ont pas d’accréditat­ion leur permettant d’aller dans

la voie des stands, ndlr). Ils ne voient pas une moto du week- end. J’ai trouvé ça dommage, en plus, j’aime bien la photo. Je me suis acheté un boîtier, j’ai loué des objectifs. Je me suis amusé à prendre quelques photos, et là où je me suis vraiment éclaté, c’est dans les gros plans techniques. Et puis comme je suis un Geek, j’ai ciblé les capteurs, l’électroniq­ue... Je me suis spécialisé là- dedans. Je ne prétends pas être photograph­e profession­nel, mais aujourd’hui, je vends aussi quelques photos.

Ce que vous faites avec Peter Bom et David Emmett, c’est super intéressan­t, parce que derrière, tu as un technicien qui est capable d’expliquer ce que l’on voit, et un journalist­e qui diffuse l’ensemble.

C’est le principe. Ce sont des motos à un million d’euros, et personne ne les détaille. Au lieu de ça, on prend en photo le dernier casque de Rossi. C’est du gâchis !

Qu’est ce qui pourrait te faciliter ta vie de statistici­en ?

D’avoir terminé ma base de données. Si j’avais ça, je pourrais souffl er. Mais je pense que ça ne s’arrêtera jamais !

Quel est le pilote pour lequel tu as le plus d’admiration et pourquoi ?

Au niveau pilotage, je dirais Marquez aujourd’hui, et au niveau statistiqu­e, eh bien... Marquez également. Sur chaque pré- GP, j’arrive à sortir une stat sur lui. Parce qu’il n’arrête pas. 90 pole, c’est juste incroyable, une pole sur deux en MotoGP, c’est dingue. Rossi a fait mieux, certes ! Mais peutêtre pas aussi vite...

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