Kunimitsu Takahashi
En remportant le GP 250 d’Allemagne de l’Ouest 1961 sur le circuit de la Solitude, Kunimitsu Takahashi est devenu le premier citoyen japonais à s’imposer en GP. 58 ans plus tard, nous l’avons rencontré à Assen.
Portrait du premier Japonais vainqueur d’un GP.
"À MON RETOUR AU JAPON, SOICHIRO HONDA EST VENU M’ACCUEILLIR À L’AÉROPORT"
Grand Prix d’Assen 2019.
Pour fêter les 60 ans de son engagement en GP, Honda a invité Freddie Spencer, Mick Doohan et Marc Marquez, ainsi qu’un pilote plus âgé et moins connu : Kunimitsu Takahashi, 79 ans, tout premier pilote japonais à s’être imposé en GP. Après une conférence de presse publique, un petit groupe de journalistes est convié à une seconde conférence privée dans l’un des semi- remorques du HRC.
Comme pour l’entretien du technicien italien Carlo Mureli ( cf. GP Racing n° 29), tous les reporters « historiques » du
MotoGP, qui ont chacun entre 30 et 40 ans d’expérience, sont là. À savoir l’Anglais
Mat Oxley ( 33 saisons de GP), l’Italien Paolo Scalera ( 44 ans de Continental Circus !), l’Australien Colin Young et l’Espagnol Manuel Pecino ( les petits jeunes, à peine 30 ans de GP), ainsi que le photographe néerlandais Henk Keulemans ( 50 ans de photo sur les GP). C’est autour de cette sympathique assemblée druidique que s’exprime notre presque octogénaire, secondé par son interprète, Yamada san.
Mat : À ton époque, la plupart des courses avaient lieu sur des routes en terre au Japon. Comme la course de côte du mont Asama. Quand tu es venu pour la première fois en Europe en 1960, était-ce la première fois que tu courais sur bitume ?
Effectivement. Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon a tout perdu. On est reparti de rien. Mais l’esprit insuffl é par Soichiro Honda selon lequel « nous faisons les meilleurs produits du monde » n’a cessé de prendre de l’importance. Ce fut la clé de voûte de notre développement. Malgré cet enthousiasme, notre première visite en Europe fut un choc total. Parce que tout était différent. Non seulement les routes étaient bitumées, mais des circuits revêtus de bitume existaient eux aussi ! Par conséquent, le niveau de la course en Europe n’avait rien à voir.
Manuel : Que s’est-il passé après ce premier choc quand tu es retourné au Japon ? Combien de temps s’est-il écoulé avant que tu te dises : OK, ce coup-ci, on est prêt à revenir se battre en Europe ?
Quand nous sommes arrivées en Europe, le choc que j’ai éprouvé était partagé par toute la délégation japonaise. Y compris par Soichiro Honda. C’est pour ça que nous avons tout fait pour nous surpasser quand nous sommes rentrés au Japon. Malgré tout, c’est assez diffi cile de dire aujourd’hui à quelle époque nous avons senti que nous avions atteint le niveau des Européens. Cela dit, lorsque j’ai remporté mon premier GP en 1961, en Allemagne, beaucoup de gens m’avaient dit que les pilotes japonais ne seraient jamais capables de s’imposer. Pas dans un futur proche en tout cas. Mais entre le moment où j’ai attaqué les GP et cette première victoire, il ne s’est écoulé que deux ans. Juste avant ma première victoire, Tom Phillis a gagné en 125 ( coéquipier australien sur Honda, ndlr).
Mon sentiment, ainsi que celui du team, était
« QUAND JE SUIS ARRIVÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS EN EUROPE, LE CHOC FUT TOTAL »
que nous étions devenus compétitifs face aux meilleurs du monde à partir de ce moment- là.
Paolo : Que s’est-il s’est passé quand, après avoir remporté cette première victoire, tu es rentré au Japon ?
Pour moi, c’était l’accomplissement d’un rêve. Mais en même temps, je me voyais toujours comme quelqu’un d’ordinaire. Lorsque je suis rentré au Japon, tout le monde m’a acclamé, mon nom était dans les journaux en tant que tout premier vainqueur japonais en championnat du monde moto de vitesse. C’était un moment totalement magique.
Manuel : De quelle manière as-tu célébré ta victoire le soir même en Allemagne ?
( il rit) On a fait la fête avec le team, mais je ne bois pas. De plus, gagner ou perdre n’était pas le principal objectif. Ce qui m’importait, c’était la manière dont j’avais piloté ce jour- là. Est- ce que j’ai fait un bon tour ou pas ? C’est aussi pour ça qu’on n’a pas fait une fête de tous les diables.
Paolo : Après ta carrière de pilote moto, tu es passé à l’auto, non ?
En 1961, j’ai gagné le GP d’Allemagne. En 62, celui d’Espagne et celui de France à Clermont- Ferrand. Après ça, j’ai eu un gros crash sur l’Île de Man, et j’ai passé 10 jours dans le coma à l’hôpital. Mais je ne fais pas de réelle séparation entre la moto et la voiture. Ça reste des sports mécaniques, et ces deux activités sont diffi ciles. Je respecte énormément les ingénieurs qui ont créé et assemblé les machines avec lesquelles j’ai couru, que ce soit des autos ou des motos. J’étais attiré par les sports mécaniques, point.
Colin : Toujours à propos de cette première victoire en GP : as-tu reçu un cadeau particulier de monsieur Honda, en tant que premier vainqueur japonais ?
Pas de cadeau, mais lorsque j’ai gagné, j’ai reçu un appel téléphonique de
Soichiro Honda me demandant de rentrer au Japon le plus vite possible ; il voulait organiser une conférence de presse en mon honneur. Lorsque je suis arrivé à l’aéroport de Tokyo Haneda, Soichiro Honda et Takeo Fujisawa ( président et vice- président de Honda Motor Co, ndlr) étaient là pour me saluer. 58 ans après, ça reste un souvenir vivace, et l’instant le plus mémorable de ma carrière.
Henk : À cette époque, est-ce que tu travaillais aussi sur tes machines en tant que mécanicien. Et combien d’autres mécanos étaient là pour t’assister ?
L’atelier du HRC en Europe était basé à Rotterdam. Et des tests étaient organisés sur le circuit de Zandvoort. Le team comportait 8 à 10 membres. Personne n’était affecté à un poste en particulier. Tout le monde faisait tout ! ( il rit) Je perçais des trous quand il fallait en percer, je lavais le matériel comme les autres, je démontais et remontais les moteurs. À l’époque, c’était normal. Je suis nostalgique de ces momentslà. Et j’adorais travailler sur les motos.
Mat : Avais-tu un job chez Honda avant de commencer la course ? Si oui, quel était-il ?
J’étais employé chez Honda à partir de 1959. Et j’ai été embauché comme pilote de course d’entrée de jeu. À cette période, les pilotes professionnels tels que nous les connaissons aujourd’hui n’existaient pas. Tous les membres de notre team étaient considérés comme des employés Honda, sans distinction. Et c’était la même chose chez les constructeurs automobiles japonais, comme Toyota ou Nissan.
Mat : Je voulais évoquer les cadences de développement : premier GP pour Honda en 1959, et résultats assez bons (les 5 pilotes à l’arrivée en 125 sur l’Île de Man et le meilleur
pilote termine 6e,ndlr). 1960 : 2e année et résultats moyens. Troisième année en 1961 : Honda rafle les 5 premières places au TT en 125 comme en 250. Qu’est-ce qui s’est passé à l’hiver 60/61 ? Est-ce l’ingénieur Soichiro Irimajiri qui a transfiguré les motos ?
L’interprète rit : Kunimitsu San pense qu’il n’y a pas d’explication particulière à cela. C’est son opinion, que je ne partage pas forcément ! L’adversaire n° 1 à l’époque était MV Agusta. Kunimitsu San pense que c’est juste MV qui levé le pied dans le développement des petites et moyennes cylindrées de GP. En même temps, c’est peut- être vrai, dans la mesure où les affaires de MV ont commencé à péricliter à ce moment- là. Ils ont alors dû faire des choix.
Kunimitsu prend la parole en anglais :
Honda a progressé. Mais simultanément,
MV a régressé. Puis à nouveau en japonais,
où il est plus à l’aise : Même si on les a battus, je conserve tout mon respect pour les pilotes et ingénieurs italiens. En particulier Tarquinio Provini, auquel j’ai demandé plusieurs fois conseil afi n de piloter plus vite. Il m’a dit quelque chose de bref, mais qui m’a vraiment marqué à l’époque : « Regarde devant. »
Et à chaque fois que je pilotais à moto ou en auto, je me souvenais de cette devise.
Manuel : Regarde devant ? Je ne comprends pas.
« Guarda davanti » , traduit Paolo en italien.
Kunimitsu reprend en anglais : Oui, à l’époque, face à Mike Hailwood et Jim Redman qui prenaient les grandes courbes à fond à Monza sur leur 250, on regardait un peu nos pieds. Parce qu’on avait peur. Il poursuit en japonais : En fait, à Monza, je pensais être à fond, mais Hailwood & Co m’ont tous passé. Tous ! Sur ce circuit ultra- rapide, j’avais vraiment du mal à être au niveau. Et c’est là que j’ai compris ce que voulait dire Provini. Bien sûr que tous les pilotes regardent devant eux quand ils conduisent. Mais ils ne le faisaient pas avec suffi samment de conviction, ni d’attention au comportement de leurs adversaires.
J’ai appliqué la maxime de Provini San, et à partir de ce moment- là, j’ai progressé. Et c’était aussi vrai pour la vie en général. Aujourd’hui encore, à 79 ans, je me demande : « Est- ce que je regarde devant comme il faut ? » ( rires) Ce conseil peut comporter de nombreuses signifi cations en fonction du type de personne que tu es, et des circonstances dans lesquelles tu te trouves.
Paolo : Peux-tu nous montrer la bonne position sur la moto, pour que je prenne une photo ? (rires)
Kunimitsu s’exécute, sous les commentaires approbateurs et enthousiastes des journalistes, tous motards et anciens pilotes pour certains ( Mat notamment).
Manuel : Entre la course auto et moto, quelle discipline était la plus excitante pour toi ?
J’ai commencé comme pilote moto, discipline très excitante et amusante.
Mais au départ, le fossé technologique entre le Japon et l’Europe était profond. Pour cette raison, je n’ai jamais pensé devenir un pilote auto à l’époque. Puis le circuit de Suzuka a été conçu ( en 1962, ndlr), à la demande de Soichiro Honda. Circuit sur lequel on pouvait courir, en auto comme à moto. Le but de Honda San était d’avoir un vrai circuit afi n d’améliorer la qualité des véhicules. Puis le tracé du mont Fuji est né, et d’un coup, plusieurs marques automobiles sont venues à la compétition. Mais son essor est venu bien après celui des courses de moto. Une fois que Honda a conquis les Grands Prix moto, l’intérêt du public s’est transféré à la course auto. À l’époque, il n’y avait aucun spécialiste de la course auto, mais quantité de pilotes moto. Nombreux sont ceux qui ont changé de discipline. Honda n’avait pas alors d’auto compétitive, c’est pourquoi je suis allé chez Nissan.
Colin : Quand tu vois Marc Marquez aujourd’hui toujours à la limite, tombant souvent, avec son style spectaculaire, qu’est-ce que ça t’inspire ?
Je peux juste décrire cela comme merveilleux. Absolument merveilleux. Et ce que je ressens, c’est que Marc aime vraiment le pilotage et la course. C’est ce que j’apprécie à son propos.
Henk : Qu’avez-vous fait après votre carrière de pilote moto puis auto ?
L’interprète explique : Il a été pilote auto jusqu’à l’âge de 58 ans. Interjection de
surprise de Henk : Puis il est devenu patron d’écurie, le team Kunimitsu, avec lequel il poursuit la compétition encore aujourd’hui ! Ce week- end, son team, équipé de NSX SuperGT, dispute une épreuve en Thaïlande. Ses pilotes sont Jenson Button et Naoki Yamamoto.
Henk : Mais vous n’êtes jamais retourné chez Honda en tant qu’employé.
Non.
GP Racing : Comment êtes-vous devenu pilote au départ ? Car dans le Japon de l’après-guerre, ça ne devait pas être simple...
L’interprète s’exclame : C’est très intéressant, car c’est quelque chose que personnellement, j’ignorais ! ( rires) Quand Honda a décidé de participer au Tourist Trophy de l’Île de Man ( qui faisait alors partie du championnat
du monde des GP, ndlr), ils n’avaient aucun pilote de vitesse sous la main. Honda était une entreprise toute jeune. Ce qui fait qu’aucun pilote européen ou américain ne voulait rouler pour eux. Du coup, Honda s’est mis à chercher des pilotes potentiels parmi les jeunes Japonais. Kunimitsu participait aux courses locales de dirt- track, et il était assez rapide. Honda lui a donc proposé de s’enrôler, et il a accepté.
Kunimitsu ajoute : Je me disais que vu que je suis courageux et que j’ai l’esprit d’un Kamikaze, je peux gagner facilement. Mais quand je suis arrivé pour disputer mon tout premier GP en Allemagne, trois pilotes m’ont passé d’un coup dès la première séance d’essai. J’étais sous le choc. ( rires)
Carlo Fiorani (l’homme qui a managé Valentino Rossi chez Honda) : J’ai une question. En tant qu’employé Honda, tu n’avais vraiment aucun privilège à l’époque ?
( les journalistes se marrent) Non, aucun. Manuel Pecino s’exclame : Donc Carlo, pas la peine de devenir pilote !
Tout le monde rigole. Kunimitsu reprend la pose du pilote de vitesse pour Paolo Scalera.
« À 79 ANS, TAKAHASHI EST ENCORE PATRON D’ÉCURIE EN COURSE AUTO »