GQ (France)

Business Génie ou arnaque ? Le nouveau filon des conférence­s payantes

TED, School of Life… Un nouveau genre de conférence­s, entre présentati­on Powerpoint et réunion new age, se décline tous azimuts. Pour changer le monde, vraiment ? Enquête.

- Par Vincent Cocquebert

C’est un acronyme en forme de prénom qui s’est incrusté dans le cerveau de tous les intellectu­els du monde. Et des autres. TED (pour Technology, Entertainm­ent and Design) désigne des conférence­s tenues sous la forme d’un speech ludique et émotionnel au cours duquel des scientifiq­ues, ingénieurs et autres personnali­tés de renom imaginent le monde de demain. Initiées en 1984 par l’architecte Richard Saul Wurman, elles ont pris une ampleur nouvelle grâce à des invités tels que Jeff Bezos (Amazon), Al Gore ou encore Mark Zuckerberg (Facebook). Au point d’être rachetées en 2002 par l’éditeur anglais Chris Anderson. Ce qui n’était qu’un événement annuel où se réunissaie­nt la crème de la Silicon Valley et quelques privilégié­s est devenu en une dizaine d’années une vraie machine de guerre à idées mondialisé­es. Avec un slogan positivist­e : « La puissance des idées pour changer le monde. » La France y a aussi succombé : si la première Tedxparis n’a rassemblé qu’une soixantain­e de curieux en 2009, cinq ans plus tard, leur communauté recense 60 000 personnes.

Des idées pour le quotidien Ce succès doit beaucoup au format d’interventi­on de dix-huit minutes, proche de l’exercice du stand-up, et à une diffusion gratuite dès 2006 sur les plateforme­s de vidéos en ligne. Aujourd’hui, chacun peut donc réécouter l’hologramme de Bono plaider pour l’afrique ou le gourou des statistiqu­es Hans Rosling démontrer, chiffres à l’appui, le rééquilibr­age des richesses à l’oeuvre dans le monde et plaider pour une gouvernanc­e mondiale en renforçant les pouvoirs de L’ONU. Loin d’être un micro-phénomène, TED est surtout la matrice d’une seconde révolution : la conférence, autrefois refuge d’ennuyeux experts réunis en séminaire dans un auditorium à moitié vide, se démocratis­e à grande vitesse. Parmi les dernières arrivées en France, la School of Life commence, elle aussi, à faire son trou. Fanny Auger, directrice de l’école de la vie (en VF), affiche un sourire radieux face au défilé d’élèves venant de s’inscrire à « Comment trouver le job de ses rêves ? » Depuis le 22 avril, date de son ouverture à Paris en plein coeur du IXE arrondisse­ment, ce#e petite échoppe façon librairie arty où s’affiche sur la façade un volontaris­te « Good ideas for every day life » ne désemplit pas. Chaque soir, hipsters, cadres sup ou bobos assistent à ces conférence­s interactiv­es

de deux heures trente. Ici, les profs, rémunérés 300 € la prestation, ne viennent pas du sérail universita­ire mais ont été recrutés sur casting. Loin des sommités présentes sur la scène des TED, on y trouve des écrivains-dj, des scientifiq­uesdesigne­rs ou des philosophe­s-avocats.

Le Mcdo du savoir Aujourd’hui, c’est Jérôme Frizzera-mogli, ex-chef de projet à la NBA et ancien avocat devenu coach et chargé d’affaires en fusions, acquisitio­ns et levées de fonds, qui a pour mission de reme#re ses élèves sur la voie du succès. « L’interventi­on va se diviser en trois étapes : 1. Où j’en suis ; 2. Où je veux aller ; 3. Par où commencer ? », explique ce conseiller d’orientatio­n d’un soir. Au final, une sorte de réunion Powerpoint nourrie de pensées de philosophe­s (Gide, Bourdieu, Karl Marx), d’expérience­s de psychologi­e sociale et de neurobiolo­gie, le tout nappé de culture pop (du Diable s’habille en Prada à Franz Ka$a). « Moi, ce sont les intitulés comme “Comment être plus créatif ?” et “Comment changer le monde ?” qui m’ont parlé, nous explique Alexandre, 28 ans, diplômé d’une école de commerce. Je suis venu pour rencontrer des gens au profil éclectique qui m’ouvriront à d’autres horizons. » Philippe, 32 ans, boss d’une petite start-up du Net, est venu en éclaireur avant d’envoyer ses équipes. « Ça ressemble à une conférence de développem­ent personnel, mais l’approche culturelle et philosophi­que est plus valorisant­e socialemen­t », admet-il. Lui, comme la trentaine d’autres élèves d’un soir, s’est allégé de 35 €. Un prix comparable à celui demandé par la maison mère de la School of Life située à Londres, dans le quartier branché de Camden. Lancé en 2008 par le philosophe franco-suisse, Alain de Bo#on, cet établissem­ent censé dispenser aux masses « ce que l’on ne nous apprend pas à l’école tout en développan­t leur intelligen­ce émotionnel­le », a pris une nouvelle dimension ces douze derniers mois. Tel un Mcdo des problémati­ques existentie­lles, l’école s’est développée sur le modèle d’une franchise à Amsterdam, Anvers, Belgrade, Istanbul, Melbourne, Paris, Rio, São Paulo et bientôt Perth en Australie. En France, The School of Life appartient à My Li#le Paris, newsle#er touchant plus d’un million de lectrices.

Philippe, élève de la School of life

Chaque franchise se doit de respecter la charte esthétique du lieu et la matrice des cours élaborés par les pontes d’outreManch­e. Avec en parallèle, la traduction et la publicatio­n de guides pratiques labellisés (en France aux Éditions Pocket). « La mondialisa­tion est parfaiteme­nt opérante avec les sneakers, les pizzas ou les parfums, se réjouit Alain de Bo#on. Il n’y a pas de raison qu’elle ne fonctionne pas avec les connaissan­ces. J’ai foi en l’idée que la School va devenir, dans de plus en plus de pays, une marque de confiance ayant vocation à relier les individus entre eux. » Depuis dix ans, ce capitalism­e cognitif ne cesse de se développer. Explosion du nombre de conférence­s (+ 56 % de taux de croissance annuel mondial) et profession­nalisation croissante du métier de conférenci­er : tout se passe comme si nous glissions peu à peu de la société de consommati­on à la société de conversati­on. Alors que des plateforme­s américaine­s telles que Coursera effectuent des levées de fonds de plus de 50 millions d’euros pour industrial­iser ses cours universita­ires en ligne, le marché des conférence­s ne cesse de s’enrichir. Qu’ils soient à destinatio­n des managers (USI), des designers (les Pechakucha Night), des créatifs (99u), des entreprene­urs numériques (Leweb), et même des wannabes qui ont pour le moment tout raté (le Failcon). « Ce#e tendance découle de la baisse de crédibilit­é des institutio­ns classiques comme l’école, l’état et l’église, soit les grandes perdantes de notre ère postmodern­e, analyse le sociologue Stéphane Hugon. De nouveaux espaces de création de sens vont se développer car ils embrassent un mouvement de rupture avec 2 500 ans de transmissi­on verticale des connaissan­ces. Lequel devient, de fait, un nouveau business. »

Mécènes intéressés « Plus on est connecté, plus on a besoin de rencontrer des gens », analyse l’entreprene­ur Loïc Le Meur qui, avec sa conférence annuelle Leweb, lancée en 2003, fait figure de pionnier du genre. « Sauf que s’asseoir à la droite d’eric Schmidt (EX-PDG de Google) ou d’un investisse­ur qui va peut-être vous faire un chèque de 35 millions d’euros, ça a un prix », poursuit celui qui, dans une logique de croissance assumée, vient de vendre sa société au mastodonte de l’événementi­el, Reed Exposition­s. C’est ainsi à l’occasion de la session 2013 que la société israélienn­e Waze, créatrice d’une applicatio­n GPS, a pu se faire racheter près de 900 millions d’euros par Google. S’offrir la possibilit­é de vivre de telles idylles paraprofes­sionnelles a un coût : 2 300 € pour Leweb, une somme bien plus raisonnabl­e que pour TED où des sponsors, tels qu’american Express, Google, Shell, Audi ou même Walt Disney, pourvoyeur­s de près de la moitié des 45,1 millions de dollars générés en 2012, peuvent lâcher chacun jusqu’à 93 000 € le ticket d’entrée. Cet ingénieux modèle de développem­ent ne craint pas les contradict­ions. Intégrées à la fondation philanthro­pe de Chris Anderson, les conférence­s jouent la carte de l’élitisme et de la démocratis­ation comme celle du local et du global. Présente dans

« Ça ressemble à une conférence de développem­ent

personnel, mais l’approche culturelle

et philosophi­que est plus valorisant­e. »

145 pays grâce à un système de licences locales gratuites baptisées TEDX, l’organisati­on tire la majorité de ses revenus de son événement annuel. À l’arrivée, le prix des 1 200 billets d’entrée se négocie aux États-unis entre 5 500 € et 11 000 € l’unité. « En France, 90 % du budget est assuré par les mécènes comme BNP, Bouygues ou Canal + et simplement 10 % provient de la vente des places », explique Michel Levy-provencal, créateur du Tedxparis. S’ils ne peuvent me"re de véto quant au choix des invités ou des thèmes abordés, on les tient au courant de la programmat­ion et on organise des dîners avec eux et les intervenan­ts. » Une manière d’imaginer un futur – forcément meilleur – main dans la main avec les marques, qui, de plus en plus, se retrouvent au centre des critiques. Dernière en date : celle du philosophe Benjamin Bra"on qui, en plein TEDX en décembre 2013, a critiqué l’idéologie techno-messianiqu­e colportée par ses hôtes. « La polémique n’est pas la bienvenue parce qu’on est dans le créneau de l’émotion et de l’optimisme. Même dans un talk sur les hackers, l’angle sera : pourquoi faut-il les embaucher ? », résume une ex de Tedxparis.

Les VIP de la conférence La School of Life travaille sur des ateliers, des applicatio­ns téléphoniq­ues ou des « mini-bars pour l’esprit » en collaborat­ion avec des entreprise­s comme Nokia ou Procter & Gamble. Pour justifier ses activités, elle peut s’appuyer sur une étude Havas Media Survey selon laquelle les marques ont un rôle à jouer pour améliorer la qualité de vie, d’après 70 % des Anglais. « TED dispose d’une armée de commerciau­x faisant de la prospectiv­e chez des grands annonceurs tels que Walmart ou Coca Cola afin de leur proposer des interventi­ons avec tout un choix de profession­nels aux profils divers sélectionn­és sur catalogue », explique un observateu­r de ce nouveau marché. Bien sûr, tout le monde ne peut figurer dans ce trombinosc­ope VIP et fort de ses talents de conférenci­er, être rémunéré par une marque entre 20 000 et 40 000 € le speech. « Généraleme­nt, un intervenan­t doit d’abord passer par TED ou par chez

Une ex de Tedxparis

nous gratuiteme­nt avant d’être repéré par les grandes boîtes », explique Loïc Le Meur. D’autres, déjà célèbres, en ont fait une voie de reconversi­on rentable. À l’image de l’ex-responsabl­e marketing d’apple, Guy Kawasaki, ou de l’ancien responsabl­e marketing de Yahoo, Seth Godin. Si le métier de conférenci­er n’a pas a"eint ici le niveau de développem­ent américain où un simple déjeuner avec des marques peut être rémunéré plusieurs milliers d’euros, le marché commence à se structurer. On dénombre déjà une dizaine d’agences proposant ce type de services à destinatio­n des entreprise­s ou des institutio­ns. « En France, hormis une interventi­on de Nicolas Sarkozy qui peut être facturée jusqu’à 100 000 €, le prix des conférence­s évolue entre 3 000 et 15 000 €, explique Bruno Faure du cabinet Paroles d’experts. Ceux que les dirigeants d’entreprise­s veulent, ce sont les dix meilleurs vendeurs de livres : Raphaël Enthoven, André ComteSponv­ille, Daniel Cohen, Erik Orsenna… Même si finalement, ils ne viennent que répéter ce qu’ils disent déjà partout. »

Payée 1 000 € la journée Déjà de nouveaux profils émergent. Sandra Reinflet, écrivaine/chanteuse, est l’une des rares en France à être à la fois prof à la School of Life, conférenci­ère pour TEDX et intervenan­te pour l’agence Culture et Sens au sein d’entreprise­s comme EDF ou Axa, rémunérée 1 000 € la journée pour faire renouer les cols blancs au bout du rouleau avec leur créativité perdue : « Je me suis fait repérer avec mon livre Je t’aime maintenant dans lequel j’interrogea­is la notion d’amour à l’heure de la modernité. Je continue de faire des conférence­s en dehors des entreprise­s mais ça me pose problème quand on refuse de rémunérer les conférenci­ers “par usage” alors que le billet d’entrée est de 100 €. On se demande bien où va l’argent. » Une zone de flou qui ne devrait pas durer très longtemps si l’on en croit Bruno Duvillier, le boss de l’agence Plateforme (3,5 millions d’euros de CA annuel). « Ce métier ne va faire que se développer, explique-t-il. De plus de plus de conférenci­ers s’offrent des diplômes aux États-unis. Certains y suivent des formations afin d’améliorer leur prestation et de faire la différence avec la concurrenc­e. » Faire payer des conférenci­ers pour assister à une conférence sur l’art de faire une conférence, ce métier est plein d’avenir…

« La polémique n’est pas la bienvenue. On est dans le créneau

de l’émotion et de l’optimisme. »

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