GQ (France)

Social Network, par Vincent Glad Et si le web perdait la mémoire

En numérisant nos souvenirs, nous nous les rendons accessible­s partout ou presque. Mais pour combien de temps ? Plongeon dans cette mémoire digitale dont on ignore la date de péremption. Illustrati­on : Superbirds

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J’avais passé des heures à tout bien organiser. Voyage par voyage, un joli dossier avec mes photos de vacances. Un petit mausolée personnel à portée de main, sur mon smartphone, pour ne jamais rien oublier. C’était une semaine avant qu’on ne me vole mon portable. Évidemment, je n’avais aucune sauvegarde ailleurs. Bon, ce n’est pas si grave, ce n’est que la cinquième ou sixième fois que je repars à zéro dans mes souvenirs numériques, suite à un changement d’ordi, une disparitio­n de smartphone ou un crash de disque dur. Certes, il me reste quelques photos sur Facebook, Twi!er ou Instagram, mais tout est éparpillé, presque perdu, comme des albums jetés dans un grenier. Et puis qu’en sera-t-il dans dix ou vingt ans ? Ces réseaux sociaux seront-ils encore en ligne, auront-ils gardé toutes mes photos, aurai-je encore les mots de passe pour les consulter ? En passant au numérique, nos souvenirs se sont démultipli­és, mais sont encore plus fragiles qu’auparavant. Toute photo, toute discussion, même la plus informelle, reste en ligne pour des années et des années. Sur le web, rien ne se perd. Avant que tout disparaiss­e. Passé un point mal défini, le web rouille, laissant la mauvaise herbe pousser sur nos souvenirs. Myspace, premier grand réseau social, est aujourd’hui laissé à l’abandon comme une friche industriel­le. Nos photos sont encore là, mais personne ne sait plus où les trouver, comme recouverte­s par la peinture des 3 ou 4 nouvelles versions qui ont accompagné le déclin du réseau. Je ne peux que saluer ce droit à l’oubli qui a rayé de la carte les photos de vomi de mes soirées adolescent­es. Mais je réclame aussi un droit à la mémoire.

C’est un sujet tabou chez les géants de la high-tech : nos souvenirs ont une obsolescen­ce programmée. Rien ne garantit leur persistanc­e et personne ne semble s’en soucier. Google, Facebook ou Instagram ne sont pas des organismes publics comme la BNF, qui a pour mission de tout archiver pour préserver notre patrimoine culturel. Ce sont des entreprise­s privées, pour lesquelles stocker toutes ces données est un énorme investisse­ment. Si Facebook ferme ou réoriente son activité, personne ne pourra réclamer ses photos au guichet. Signe le plus tangible de l’éphémère numérique, les grands studios de cinéma sont revenus du tout-digital. Les tirages numériques comprome!ent la conservati­on : les erreurs humaines sont fréquentes et les formats changent sans cesse, ne garantissa­nt pas de pouvoir encore lire la bande dans cinquante ans. Les maisons de production commencent ainsi à réaliser des copies 35 mm (environ 30 000 €) de leurs films pourtant tournés en numérique. Faudra-t-il un jour imprimer l’internet ? Ou devra-t-on s’adresser à des entreprise­s de gardiennag­e de nos souvenirs, capables de nous restituer cinquante ans après nos données virtuelles ? Quel meilleur cadeau pour nos 80 ans qu’une impression de notre fil Instagram 2014 ?

Si Facebook ferme, personne ne pourra réclamer ses photos.

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