Médias NRJ12, les coulisses de la « télé cagole »
Spécialiste du recyclage des grands brûlés de la téléréalité, découvreuse de Nabilla… NRJ12 a marqué la TNT du sceau du trash. Une stratégie qu’elle tente de faire oublier. L’année de la maturité ? Non, mais allô quoi !
« C’est la gifle qui fait déborder le vase ! » Face à plus d’un million de téléspectateurs, Aurélie vient de rompre avec Samir. Amélie, elle, n’est pas contente : « C’est pas à moi d’être désolée, c’est Marie qu’a fait les conséquences ! » Thomas, lui, sait se montrer patient : « Chaque chose en son temps, la roue, elle n’est pas carrée, tu sais bien. » On pourrait continuer longtemps comme ça, tant « Les Anges de la téléréalité », ce show diffusé sur NRJ12, raffole de ces mini-drames où la créativité sémantique le dispute à l’audace vestimentaire. Il s’en noue à chaque épisode. Le concept : suivre des jeunes femmes aux courbes synthétiques et des garçons aux abdominaux saillants régler leurs comptes, se rouler des pelles ou acheter des cornichons. En six saisons, ce"e émission peuplée de néovede"es, déjà passées par « Secret Story » ou « Qui veut épouser mon fils ? », a surtout vu naître Nabilla à qui l’on doit le « Non, mais allô quoi » devenu tragiquement culte en mars 2013. Ça, c’est donc « Les Anges ». Sinon dans l’après-midi, on peut zapper sur « Hollywood Girls » et ses anciennes gloires de la téléréalité (encore) qui tentent de percer outre-atlantique. Après, il y a « Crimes » de et avec Jean-marc Morandini, sorte de « Faites entrer l’accusé » à l’éditing ravageur (« Mort pour 450 € »), avec moult reconstitutions où, pour signifier la
Amélie, « Les Anges 6 »
vengeance, on filme un rapace en plein vol. On peut aussi s’effondrer devant « Tellement vrai », le mag du jeudi soir, copie cheap de « Confessions intimes » (TF1) avec des protagonistes empêtrés dans de singulières problématiques existentielles : « Ma transpiration est mon pire ennemi » ; « À 21 ans, je vis comme Elvis »… Ce mélange des genres d’un goût très relatif constitue un bon aperçu de la rece"e NRJ12. « C’est presque une télé d’auteur, décrypte sans ironie Bertrand Villegas, cofondateur de The Wit, site de veille télévisuelle mondiale. C’est fait de programmes clinquants et fun, empreints d’aucune culpabilité. Selon moi, c’est même la création la plus intéressante de la TNT. » Jusqu’à présent, la stratégie de ce"e chaîne, créée en 2005 par Jean-paul Baudecroux au lancement de la TNT, semblait se résumer dans son slogan d’origine : « La télé de papa, laisse-la à tes ancêtres ». Un concept si simple que les observateurs n’ont pas pris au sérieux ce croisement improbable de M6 (pour les clips) et de TMC (pour les séries multi-rediffusées), jusqu’à ce que les mesures d’audience prouvent qu’elle est la première chaîne des 15-24 ans (Médiamétrie). « NRJ12 a fait jusqu’à présent le choix d’une tranche d’âge. Elle ne prétend pas capter les 7 à 77 ans, analyse François Jost, sociologue des médias. Pour les jeunes, c’est juste un défouloir comme un autre. À une autre époque, on avait les émissions de Guy Lux. » En quelques
« C’est pas à moi d’être désolée, c’est Marie qu’a fait les conséquences ! »
années, elle est même devenue la 4e chaîne de la TNT, la 1re indépendante et la 10e chaîne la plus regardée en France (Médiamétrie). En mars, elle était aussi classée en tête sur Twi!er en termes d’interactions sociales avec 456 000 tweets générés en une semaine grâce à la sixième saison des « Anges de la téléréalité ». « Ces contenus ne sont pas nouveaux mais, contrairement aux autres, la chaîne parvient à créer une unité de ton sur toute sa programmation », insiste François Jost.
Unique au monde Allumer sa télé et tomber sur NRJ12, c’est plonger dans une réalité si excessive qu’on se demande si elle existe. À tel point qu’au fil des années, la chaîne est devenue une cible de choix pour les commentateurs médias. Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, chroniqueurs de Libération, en tête. Dans un billet sur « Giuseppe Ristorante », un programme dans lequel on suit « le connard baltringue branque bizarre cryptique » de « Qui veut épouser mon fils ? », ils rebaptisent la chaîne « NRJ Touze », « NRJ Bouse » ou « NRJ Blues ». En mai 2013, en plein festival de Cannes, « Le Petit Journal » s’offre une parodie des « Anges » : « Les Débiles à Cannes ». « C’est un peu comme avoir sa marionne!e aux Guignols. C’est une consécration », sourit aujourd’hui Michael Vey, directeur adjoint flux et divertissement, pas mécontent de ce buzz. Et si la plupart des programmes se prêtent à la caricature, les méthodes de la chaîne font aussi des envieux. « La télévision étant de plus en plus fabriquée par des pontes du marketing, tout le monde envie leur influence sur les jeunes », confirme un salarié d’une autre chaîne. D’ailleurs, selon Bertrand Villegas, il n’existe « aucun modèle de chaîne dans le monde comparable à NRJ12 ». Laurent Fonnet, directeur délégué Pole TV NRJ Group, va même plus loin : « Nous sommes les seuls à ne pas être affiliés à un grand groupe de télévision… » En d’autres termes, impossible de bénéficier des achats d’une maison-mère comme le fait W9 avec M6 ni de rediffuser leurs coproductions. « Pour nous, tout coûte plus cher, déplore Michael Vey. On a même dû renoncer à “The Voice”, on ne pouvait pas s’aligner. » Alors pour innover, NRJ12 s’est inspirée des méthodes d’e Entertainement (E !), la chaîne américaine qui a lancé la famille Kardashian. Le summum de ce qu’on appelle la scripted reality : l’invention de programmes me!ant en scène des inconnus transformés en stars. « Mais contrairement à E !, au lieu de lancer des gens inconnus, NRJ12 prend des anciens de la téléréalité ayant déjà leur petite notoriété », décrypte un observateur du monde des médias. Et fait ainsi tourner la roue de ce petit monde qui vit sur lui-même, et recycle à l’infini ses starle!es. Il y a notamment Amélie, qui avant « Les Anges », saison 1, 2, 4 et 5, a débuté dans « Secret Story 4 ». Ou Ayem, vue auprès de Ma!hieu Delormeau à la présentation du « Mag », et qui après avoir entamé sa carrière dans « Secret Story », a enchaîné avec « Hollywood Girls ». « Pour eux, seules les audiences comptent et tant pis s’ils fla!ent les bas instincts des téléspectateurs », regre!e cet observateur. Laurent Fonnet, le directeur délégué, parle en effet beaucoup du « public » : « La télé doit suivre ses goûts. Si le public est content, je suis content… » Et d’ajouter très sérieusement : « Il n’y a rien de dégradant. Si on véhiculait vraiment des mauvaises valeurs, ça ne marcherait pas. » Il est vrai que le CSA n’est intervenu qu’à deux reprises en 2013. Une fois, lors d’une interview de l’acteur Vin Diesel, faussement présentée comme une exclusivité, et une autre, lors d’un numéro de « Crimes » où il était trop aisé d’identifier les proches de la victime. Mais rien, lorsqu’en juin, Julien, un participant des « Anges », posait son sexe sur la joue d’une de ses consoeurs. « Évidemment, on se serait bien passé de l’épisode de la “bifle” (pour les non intitiés, contraction de bite et de gifle, ndlr). Mais après tout, cela ne nous regarde pas. Tout s’est déroulé hors antenne et s’est retrouvé sur un blog », se défend Laurent Fonnet.
Les recettes américaines La dynamique virale des réseaux sociaux bat son plein justement. Un point crucial de la stratégie de développement de la chaîne : « C’est comme ça que les gens consomment la télévision aujourd’hui. Et au-delà de ça, les commentaires nous apprennent toujours quelque chose sur nos programmes », précise Michael Vey. Après quelque tumulte à la tête de la chaîne – trois départs en à peine quelques mois –, le nom du nouveau directeur des programmes restait par ailleurs encore, à l’heure où nous écrivons ces lignes, un secret bien gardé. En a!endant, pour concocter sa grille, NRJ12 travaille, outre les projets en interne, avec une cinquantaine de producteurs, dont Cauet, Morandini et surtout Jérémy Michalak, à la tête de la « Grosse Équipe » (qu’il codirige depuis 2006 avec Zuméo, ex du « Morning Live », et Thibaut Vales). Chroniqueur, acolyte de Ruquier, Michalak est aussi devenu ce producteur qui a conceptualisé les programmes les plus emblématiques (« Les Anges », « Hollywood Girls »). « Pendant des années, Jérémy Michalak (qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview) a voulu me!re une barrière entre son image de chroniqueur rigolo à “C à vous” et ses activités de producteur pour NRJ12 », raconte un observateur. Mais depuis le succès de Nabilla (dont il déposait la marque à L’INPI le 11 mars 2013, quatre jours après la séquence du « Allô »), il assume : « Il est fasciné par la télé américaine, au point de s’être rapproché des boss de E !, poursuit le même observateur. Il en fait des copies low-cost. » En étudiant la famille Kardashian, il a appris à décortiquer les programmes, à créer des moments de suspense, et à transformer n’importe quelle avarie du quotidien en événement crucial (un problème de notice de four, par exemple). Et pour baisser les coûts, il fait lui-même
« C’est la création la plus intéressante de la TNT, presque une télé d’auteur. »
les voix de ses programmes. Quant aux deux premières saisons de « Hollywood Girls », seuls les extérieurs ont été filmés en Californie et… tout le reste à Malakoff en banlieue parisienne. La troisième, en revanche, a été enregistrée aux États-unis.
Un talk-show ludique La résonance médiatique ne semble plus suffire à la petite chaîne, composée d’une cinquantaine de salariés. Elle s’agace même d’être réduite aux histoires de Nabilla et Thomas. « Il y a un décalage entre notre image et la réalité, soutient Laurent Fonnet. Au départ, la téléréalité était un choix économique. » Le trash a donc ses limites. Malgré des audiences qui n’ont rien de honteux, le chiffre d’affaires dégringole. Ces dernières années, NRJ12 flirtait avec l’équilibre financier. Mais les pertes s’aggravent. De 84 millions d’euros en 2012, le chiffre d’affaires a chuté à 63 millions d’euros en 2013. Des difficultés dont la chaîne, dans un communiqué interne, fait porter la responsabilité à « un marché publicitaire difficile ». Selon François Jost, « le risque pour NRJ12 est de tomber dans le piège du recyclage de vede#es de la téléréalité, qui ne peut être qu’éphémère. On a l’impression de toujours voir la même chose, d’où la nécessité d’évoluer. » Ce que reconnaît volontiers le patron, Laurent Fonnet : « Aujourd’hui, on nous demande de l’innovation. » D’où la création de programmes censés symboliser ce virage éditorial. Objectif : viser la fameuse ménagère de moins de 50 ans, coeur de cible du marché publicitaire. Moins de téléréalité donc (Nabilla devrait arrêter son show), mais du divertissement. Au menu : « Woof », un concours de talent de chiens, « Piège de star », sorte de caméra cachée présentée par Manu Levy, « Chéri, t’es le meilleur », adaptation par Cauet de « My man can », un show allemand… Et « Unique au monde », le nouveau talk-show diffusé tous les soirs en prime time. Décrit par la chaîne comme un « divertissement ludique », sans bimbo sur le plateau. C’est Erika Moulet, l’ancienne journaliste de LCI et son équipe de chroniqueurs – la comédienne Delphine Chanéac, le spécialiste du numérique Lâm Hua et l’ex de BFM TV Audrey Tinthouin - qui sont chargés d’incarner ce#e nouvelle ère éditoriale. Entre deux reportages légers (« Brooklyn, la ville la plus cool du monde », « Les expatriés de Doha »), on vous promet des choses censées être… exceptionnelles : la voiture de Retour vers le Futur en vrai ; un homme qui calcule plus vite qu’un algorithme ; des robots qui jouent au foot. On repense alors, un brin nostalgique, aux grandes heures de « Coucou, c’est nous », ou aux expériences hasardeuses de Jérôme Bonaldi à « Nulle Part Ailleurs ». Lesquelles se finissaient drôlement mal.
« Si on véhiculait
vraiment des mauvaises valeurs, ça ne marcherait pas. »