David Fincher, le provocateur d’hollywood
Seven, Fight Club, House of Cards… à 52 ans, David Fincher s’impose comme le réalisateur-producteur le plus respecté de sa génération. Génie subversif, il domine le box-office en rebelle ultra-bankable. Alors que sort son nouveau thriller Gone Girl, GQ e
Fight Club, House of Cards, Gone Girl… Le réalisateur le plus respecté de sa génération est un rebelle ultra-bankable. Rencontre exclusive.
Pour rencontrer le réalisateur de Seven (1996), Fight Club (1999) et The Social Network (2010), il faut descendre Hollywood Boulevard et laisser le Walk of Fame derrière soi. Puis la célèbre artère de Los Angeles cesse d’être pavée d’étoiles, et se fait soudain désertique, hantée par les hobos poussant leur caddie aux abords de la freeway. C’est là, « à domicile », dans ses bureaux, que David Fincher nous reçoit pour une projection de 43 minutes d’extraits de son nouveau film, Gone Girl, suivie d’un entretien de 1 h 30. La formule – luxueuse quand on est habitué aux questions-réponses express – est rarissime. Dans le confort tamisé de la salle de projection, le quinqua au bouc de trentenaire a!ardé, tour à tour matois, réfléchi et courtoisement agressif, nous offre une démonstration de promo cool parfaitement maîtrisée, d’où filtre sa passion authentique pour le storytelling. « Quand ils veulent séduire quelqu’un, les gens se plient en quatre pour donner la meilleure image d’eux-mêmes. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que l’autre fait exactement la même chose. » La phrase un brin cryptée semble d’abord qualifier ce flirt étrange entre le « Fincher parfait », sis devant nous, et les journalistes venus l’interviewer. Mais non. Ce que Fincher résume, c’est tout simplement son dixième film, Gone Girl, thriller où la disparition d’une femme prête à devenir l’épouse modèle dévoile le malentendu du couple contemporain. « Les gens s’installent ensemble et après deux-trois ans, l’un des deux en a marre de faire semblant d’être parfait et commence à être lui-même. Le problème, c’est que l’autre n’avait pas signé pour ça. Je trouve ce!e idée drôle, provocante et effrayante. » L’idée est de Gillian Flynn, auteur du best-seller – écoulé à près de six millions d’exemplaires outre-atlantique et traduit ici sous le titre Les Apparences (Sonatine) – dont le film est adapté. Trois ans après le succès de Millénium, le réalisateur s’empare d’un autre roman de grande consommation étonnamment abrasif sur le fond. L’histoire de Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander était pleine de viols et de vengeance, celle d’amy et Nick Dunne, les époux ennemis de Gone Girl, est minée de mensonges et d’humiliations. Typique d’un cinéaste qui a pour habitude de dégoupiller des grenades à l’intérieur du système – on parle d’un garçon qui a réussi à vendre à la Fox un thriller nihiliste, schizo et homo-érotique du nom de Fight Club, appelant à la destruction de la
DAVID FINCHER
EN 5 DATES
1962
Naissance à Denver.
1984
Il se lance dans le vidéo-clip. On lui doit entre autres « Who Is It » de Michael Jackson.
1995
Il réalise Seven, qui
rapporte plus de 320 millions de dollars.
2013
Il développe et coproduit la série
House of Cards avec Kevin Spacey.
2014
Sortie de Gone Girl
le 8 octobre.
« Je ne suis pas un anarchiste, je vis entre les murs du royaume.
Mais j’aime être dérangé par un film. »
société de consommation. « Je ne suis pas un anarchiste, tient à préciser l’intéressé. Je vis entre les murs du royaume. Je suis même un membre de la cour. Et je me sens chanceux d’être là. Mais ce qu’il y a, c’est que j’aime être dérangé par un film. J’aime les films qui vous me!ent au défi. »
D’alien ³ à Seven en passant par les Gipsy Kings Percuté par le cinéma à la fin des années 1960, quand il voit Butch Cassidy et le Kid, l’enfant Fincher grandit devant Chinatown (1974) et Les Hommes du Président (1976), et croise le chemin de George Lucas, son voisin dans la banlieue de San Francisco. C’est d’ailleurs chez Industrial Light & Magic, la société d’effets spéciaux du papa de Star Wars, qu’il décrochera son premier job. Enfant du Nouvel Hollywood et de l’invention du blockbuster, Fincher, trente ans plus tard, ne sépare toujours pas le contenu et la fabrication, la subversion et l’entertainment. « J’aime l’idée de faire de gros films populaires, mais je n’aime pas les histoires écrites en noir et blanc. » Pour lui, pas de frontière claire entre commerce et provoc. « Quelle contradiction ? Pour vendre, il faut être provocateur, non ? » C’est en tout cas la religion qu’il affiche dès ses débuts dans la pub, au milieu des années 1980. Un de ses premiers spots ? Celui de la ligue américaine contre le cancer, qui met en scène un foetus se grillant une cigare!e in utero. Shocking. Pendant plus de dix ans, le futur cinéaste tourne des clips rentre-dedans, de « Vogue » de Madonna à « Freedom » de George Michael, pour ne citer que les plus glorieux (on lui doit aussi la vidéo de « Bamboleo » des Gipsy Kings). Le tout via sa boîte de production Propaganda Films (vous voyez l’ironie ?), cofondée en 1987 avec d’autres producteurs et réalisateurs pour se donner les moyens qu’on lui refuse ailleurs. Ce!e volonté précoce de garder le contrôle va se prendre Alien³ en pleine figure. Nous sommes en 1992, Fincher n’a pas 30 ans, c’est son premier film. Fan de la saga, il a une idée très précise de ce qu’il veut en faire et cherche à l’imposer à la Fox, qui finit par le priver de director’s cut. « Beaucoup de gens ont détesté Alien³ , mais personne ne l’a détesté autant que moi », commente-t-il. Vingt ans plus tard, Fincher a lavé son honneur en imposant sa vision au coeur du système. Comment ? « En étant combatif. » Sur Seven, trois ans après Alien³ , il parvient à imposer la fin tragique prévue par le scénario original. Grâce à ce doigt d’honneur au happy end, le film devient culte. Encore aujourd’hui, quand on informe l’employé des douanes de l’objet de notre visite aux États-unis, ses yeux roulent :
« David Fincher ? La tête dans la boîte ? Un classique ! » Mais Seven ne met pas encore le réalisateur à l’abri des déconvenues. Alors que Fight Club, en 1999, est bien à l’arrivée le brûlot sarcastique, ramenard et mal élevé dont il rêvait au départ, le plan marketing lui échappe. « Vous tombez sur des gens qui pensent qu’il faut me!re des affiches à la Fédération nationale de lu!e pour que le public aille voir Fight Club, se souvient-il avec un rictus de mépris. Raisonner comme ça, c’est passer à côté de toutes les raisons pour lesquelles le film a été fait. Et c’est une tragédie, car Fight Club n’a pas rapporté d’argent. » Échaudé, Fincher consolide un rapport avec les décideurs qui oscille entre bras de fer et négociations à l’amiable. Combatif, mais pas naïf. « Je fais des produits pour des multinationales. Je ne suis pas un réalisateur indépendant. On parle de dizaines de millions de dollars. » Impossible d’ignorer la volonté du payeur. D’autant plus que tous ses films – et ses séries (après House of Cards, qu’il a produit, il prépare un remake de la british Utopia avec le même Gillian Flynn) – sont des commandes passées par les studios, qui lui font confiance pour les transformer en or. « Je m’assois avec les gens qui vont sortir de l’argent et je leur explique ce qui est fondamental pour moi, puis ce que je suis prêt à sacrifier. » Première étape incompressible : me!re à plat les enjeux narratifs. Car
« Beaucoup de gens ont détesté Alien³ , mais personne ne l’a détesté autant que moi. »
si Fincher n’écrit pas ses films, il collabore étroitement avec leurs scénaristes, d’andrew Kevin Walker, l’auteur de Seven, à Aaron Sorkin, la plume oscarisée de The Social Network. Pour Gone Girl, dont le script a été confié à Gillian Flynn, le défi consistait à traduire en termes visuels un récit à deux points de vue, dont l’un est énoncé par le biais d’un journal intime. Et à faire tenir en deux heures 450 pages de twists, que les fans du livre refusent de voir trahis, en particulier la fin, d’une noirceur totale. Questionné sur les allusions de Gillian Flynn, laissant craindre des changements drastiques, Fincher brouille les pistes. « Le livre a cinq actes et quatre fins différentes. On a dû réduire à trois actes et une fin, et en ce qui concerne le troisième acte, il n’y a quasiment pas de scènes du livre dans le film. » Traduction : la même fin sans doute, mais pas la même dernière ligne droite.
L’art du scénario Pourquoi n’écrit-il pas lui-même ? « C’est trop solitaire. Et puis avec tout le respect que je dois à Shakespeare, je ne pense pas que les mots soient aussi forts que les images. » Celles du cinéma de Fincher s’incrustent dans le cerveau par leur violence (ou plutôt le souvenir de violence qu’elles nous laissent), leurs artifices assumés (filtres, flashs, etc.), leur caractère manipulateur (les plans subliminaux de Fight Club) ou leur insolence (la caméra passant à travers l’anse d’une cafetière dans Panic Room). Cet oeil tout-puissant, formé à l’école Kubrick et décuplé par les potentialités de la caméra numérique, adoptée par Fincher depuis Zodiac en 2007, se double d’un souci de véracité. Pour Gone Girl, le réalisateur voulait capter l’ambiance d’un bled peuplé d’américains moyens et d’ex-bobos new-yorkais. D’où sa seconde exigence : tourner dans le Missouri, sur le lieu de l’action. Avec l’aide de Jeff Cronenweth, son chef op’ a"itré, il met la pédale douce sur les effets, sans perdre la finition métallique qui crée sa signature. « On a essayé de faire simple, banal, pour ne pas interférer avec l’histoire. » Pour ce qu’on en a vu, le résultat, limpide plus que banal, bercé par les compos atmosphériques de Trent Reznor (Nine Inch Nails), est ce que Fincher a fait de plus caressant. La modestie de la mise en scène a permis de faire des économies. « Normalement, un film avec un acteur célèbre coûte un million de dollars par jour. Moi, j’ai tourné cent jours pour 50 millions en évitant hélicoptères et plans aériens. » En contrepartie, le réalisateur a pu réunir la distribution de son choix. Ben Affleck, dont l’adéquation avec le personnage de Nick tombe sous le sens. « Ben est l’un des acteurs les plus intelligents que j’ai rencontrés. Mais il a aussi une politesse qui, connectée à son charme naturel, fait qu’il est prêt à sacrifier sa droiture intellectuelle pour être aimé. C’est exactement ce que Nick devait être. » Dans la peau d’amy, la fille idéale vrillée de l’intérieur, Fincher a insisté pour recruter la discrète Anglaise Rosamund Pike ( Orgueil et Préjugés), au lieu des a"endues Natalie Portman ou Charlize Theron. Et en petit chimiste du casting (il a révélé Brad Pi", qu’on prenait jusqu’à Seven pour un simple cover boy), le réalisateur a eu la présence d’esprit de confier le rôle de la maîtresse à Emily Ratajkowski, la bombe du clip de Robin Thicke (voir le GQ de septembre). « C’est amusant, lorsqu’elle apparaît, les hommes sont aimantés vers l’écran et les femmes se recroquevillent dans leur siège », ricane-t-il. Avant de bo"er en touche : « Mais si je l’ai castée, c’est parce qu’elle est géniale ! » On ne saura pas comment les acteurs de Gone Girl ont vécu la tendance de Fincher à multiplier les répétitions et le nombre de prises, diversement appréciée par leurs prédécesseurs (« Je pense être la personne idéale pour travailler avec lui, parce que je comprends la notion de goulag », avait déclaré Robert Downey Jr. à l’époque de Zodiac). Ce style à la fois autoritaire et collaboratif, David Fincher le justifie. « Pour que les acteurs respectent votre autorité, il faut être brutalement
« L’écriture, c’est trop solitaire. Avec tout le respect que je dois à Shakespeare, je ne pense pas que les mots soient aussi forts que les images. »
honnête : tu es capable de mieux faire et je vais a!endre que ça arrive. On est en train de fabriquer 1,6 seconde sur un Blu-ray, et après notre mort, les gens se diront toujours que ces deux idées s’articulent à merveille ! »
La méthode Fincher S’il est fidèle à sa réputation de perfectionniste, c’est qu’il se considère seul garant de la cohérence de ses films. « Le réalisateur a trois boulots. Se me!re à la place du public et décider du meilleur endroit d’où regarder. Driver les acteurs pour que leur comportement s’adapte au déroulement de la prise. Enfin associer ce!e bribe de comportement avec d’autres plans, en veillant à ce que l’ensemble forme un monde entier qui donne l’illusion de ne pas s’arrêter aux limites du cadre. » Si les extraits ne nous ont pas trompés, le monde de Gone Girl devrait être hautement fincherien, clos, traversé d’ombres et d’ironie féroce. Propre à diviser plutôt qu’à rassurer. « Pour avoir le consensus il faut être dans l’affirmation et je n’en serai jamais capable. J’aime trop la zone grise. » L’heure a tourné. L’assistante passe une tête : « Brad est arrivé. » Brad Pi!, que l’on croisera dans le hall en sortant. L’ultime trouvaille de Fincher pour nous en me!re plein la vue ?