GQ (France)

TOBIE NATHAN « Les voitures expriment une animalité profonde »

- Par Emmanuel Poncet Illustrati­on Caroline Andrieu

ET SI LES AUTOMOBILE­S ÉTAIENT UNE ESPÈCE ANIMALE MUTANTE… QUELLES CRÉATURES DIABOLIQUE­S OU BIENFAITRI­CES INCARNENT-ELLES ? ÉCRIVAIN PLUS CÉLÈBRE POUR SES TRAVAUX SUR L’ETHNOPSYCH­IATRIE QUE POUR SON GOÛT IMMODÉRÉ DES VOITURES, TOBIE NATHAN NOUS LIVRE ICI UNE VÉRITABLE « AUTO-PSY » D’UN OBJET CULTE. ENTRETIEN.

> ous êtes l’un des rares écrivains et intellectu­els à assumer votre passion pour l’automobile, cet « objet » populaire par excellence. Comment l’expliquez-vous ?

V Parce que je suis un voyou ! Je n’ai ni grandi dans le XVIE arrondisse­ment ni à Saint-germain-des-prés. J’ai vécu à Gennevilli­ers, dans une banlieue populaire. J’en ai gardé des amours de voyous : les motos, les voitures, les armes à feu, ce genre de choses. En même temps, j’ai passé ma petite enfance en Égypte, avant que mes parents n’émigrent en France. À cette époque, j’étais un « gosse de riche », si on peut dire. Un chauffeur m’emmenait au lycée français du Caire. Dès l’âge de 6 ans, je conduisais sur les genoux de mon père une bagnole extraordin­aire, une Ford Mercury 1949. Je me souviens qu’elle avait un énorme V8. > Et votre père vous laissait conduire à l’âge 6 ans ? ! Pas vraiment, bien sûr ! Avec la Mercury, nous prenions la Route du désert, construite peu avant la guerre. Mon père me faisait asseoir sur ses genoux et je tenais le volant. Il était

super-lourd. Nous mettions la journée pour franchir les 220 kilomètres qui séparent Le Caire d’alexandrie. Mon père roulait à des vitesses folles pour l’égypte de l’époque : 100 à l’heure ! Le bruit du V8 de cette fabuleuse voiture, la Mercury, s’est inscrit à jamais dans ma mémoire. Aujourd’hui, je distingue le son d’un V8 de n’importe quel autre moteur.

> Une sorte de paradis perdu de l’enfance ? Attention : je suis un vrai « psy », c’est-àdire qui s’efforce de penser les choses dans leur spécificit­é, pas en lançant des interpréta­tions hâtives. Autrement dit, ce sont les voitures en tant que telles qui m’intéressen­t et non pas le fait qu’elles renvoient à quelque symbole ou je ne sais quel objet « intellectu­el ». Mais il est vrai que comme le son du V8, les volants des Austin-healey 3000 par exemple, avec leurs branches en métal et le rond de klaxon cerclé de chrome, sont restés gravés dans ma mémoire. Cela reste inexplicab­lement associé à un sentiment de bonheur. > Puis, soudain, vous avez émigré de l’égypte à la France, et vous êtes passé de la Mercury 1949 à… la 2CV ! Oui, nous nous sommes retrouvés en France, sans argent, à Gennevilli­ers. Au début, nous n’avions pas de bagnole. Mon père faisait des petits boulots. Puis à un moment, il est devenu représenta­nt en téléviseur­s et il a acheté une Citroën 2CV pour livrer ses postes de télé. Je partais avec lui rien que pour le plaisir d’être dans la voiture. Il m’emmenait au lycée, aussi. Le matin je lui disais : « Je vais chauffer la voiture, donne-moi la clé ! » J’avais 13 ans. Et je partais tourner autour du pâté de maison… sans permis, bien sûr ! Il fallait que je me mette pratiqueme­nt debout pour voir quelque chose ! À l’époque, mon père ne se rendait pas compte à quel point il était interdit de laisser conduire un enfant. Il venait d’un autre monde. En Égypte, de son temps, si vous vous faisiez arrêter parce que vous aviez brûlé un feu rouge, vous discutiez avec le policier, vous lui offriez une bouteille de parfum et tout s’arrangeait !

> Si l’on entre un peu dans l’analyse, que signifie selon vous l’automobile « en tant que telle » comme vous dites ? À mon sens, les voitures sont comme des espèces animales que nous ferions évoluer, muter, selon notre volonté. Comme si l’automobile, en tant que système, était une victoire de l’intelligen­ce sur la biologie. Ces espèces ont pour nom Mercury, 2CV, Mini, etc., et elles évoluent. La DS Citroën, par exemple, présentée en 1955, peut être considérée comme une mutation de l’espèce ! Dans son livre, Mythologie­s, Roland Barthes l’a comparée à une « cathédrale gothique » – c’est qu’il ne connaissai­t rien à l’automobile. C’est l’apparition de la Traction, en 1934, qui fut le véritable événement cosmique ! Bien sûr, elle a ensuite évolué techniquem­ent, mais la forme est restée identique pendant vingt ans. En 1954, les ingénieurs ont voulu un coup d’éclat, une métamorpho­se. C’est cela qu’il fallait regarder, la mutation de « l’espèce Traction », pas seulement la DS ! De plus, Roland Barthes regardait plutôt les gens qui regardaien­t la DS, ébahis. Au fond, il faut se représente­r la voiture comme un animal vertébré, avec quatre pattes (quatre roues, donc) – pas cinq, pas trois –, puis une structure intérieure en métal et une structure extérieure beaucoup plus molle. C’est donc bien un vertébré. L’auto est constituée d’un squelette rigide, le châssis, et d’une enveloppe plus fragile, « une chair », la carrosseri­e ; des yeux, aussi, les phares et une bouche, la calandre… C’est fou d’ailleurs ces histoires de calandre : une voiture, il faut lui faire faire un sourire, une grimace ou une gueule méchante. Si vous faites disparaîtr­e les calandres, les gens n’achètent plus votre bagnole ! C’est pour cela que certains prototypes essaient de retrouver cette animalité profonde qui caractéris­e les autos. Regardez par exemple le prototype Peugeot Exalt, présenté au Salon. Vous avez toute une partie avant en métal nu, et la partie arrière conçue comme une sorte de textile en plastique imitant la peau de requin. Autrefois, vous aviez d’ailleurs des voitures qui se référaient explicitem­ent à l’animal : la Chevrolet Corvette

> La Citroën DS avait une forme un peu batracienn­e, puis la Coccinelle aussi… Bref, on pourrait presque dresser un véritable tableau darwinien des espèces de l’histoire automobile ! Bien sûr ! La référence animale est l’une des multiples façons d’appréhende­r l’automobile. Mais il y en a d’autres ! Je me souviens quand j’étais gamin, le journal Spirou avait inventé un monde où les voitures évoluaient sur coussins d’air. On pourrait faire circuler tous les véhicules sur coussins d’air ; c’est techniquem­ent possible : les Hovercraft ou les trains japonais Shinkansen ne fonctionne­ntils pas déjà selon ce principe ? Mais nous perdrions alors la logique des « quatre pattes » de l’animalauto­mobile, qui me paraît irréductib­le. Nous ne sommes pas sortis de cette matrice. Le char romain, par exemple, avec le conducteur complèteme­nt à l’arrière, sur les roues, et la puissance de la voiture – c’est-à-dire les chevaux – à l’extrême avant. Des voitures extraordin­aires sont conçues à partir de cette matrice, comme les mythiques Mercedes 300 SL, Ferrari GTO ou Jaguar E, ou la plus belle de toutes, selon moi, la Bucciali. Il n’en reste qu’un seul exemplaire. Son inventeur était un pilote d’avion qui, au retour de la guerre de 1914, s’est mis à l’automobile comme beaucoup d’autres. La Bucciali, comment la caractéris­er ? Une beauté excessive en tout, avec un capot immense, comme dans les dessins animés de Tex Avery…

> Pour un psy, vous ne faites aucune analogie phallique avec l’automobile ? Non, je n’y crois pas du tout. Ceux qui voient le levier de vitesse comme une extension phallique ne sont pas de vrais amateurs de voitures. Je ne crois pas non plus aux symboles. Je pense que les gens perçoivent l’objet pour ce qu’il est. C’est l’objet lui-même qui vous contraint à une pensée ! Les voitures sont des objets actifs et ce qu’elles nous contraigne­nt à penser échappe à notre contrôle.

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La Chevrolet Corvette Mako Shark et son design « requin » acéré.
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