À LA CONQUÊTE DE L’OUEST
Vendre une française à un Américain ? Un casse-tête pour les départements marketing malgré la possibilité de s’essayer aux pubs comparatives. Avec une bonne dose de mauvaise foi, l’insipide R18 était assimilée en 1983 à une oeuvre d’art (1). La version « wagon » était, à l’inverse intégrée, dans une iconographie américaine (2). Les années 1960 et 1970 voient les françaises attaquer agressivement le marché, tel le lion sillonnant les rues de Manhattan ou Citroën investissant une concession à New York (3, 4 et 5). Insuffisant. Malgré quelques campagnes réussies (6), Peugeot et Renault quittent le pays au tournant des années 1990.
d’origine danoise qui conduit des Peugeot aux États-unis depuis qu’il y a émigré en 1967. Sa 604 turbo diesel, opulente limousine à angle droit, affiche 330 000 miles (528 000 km !) au compteur. De quoi illustrer l’argument de vente de Peugeot à l’époque aux États-unis : « la Mercedes française ».
LES ROBINSON DE LA PIÈCE DÉTACHÉE
« Si on en prend soin, elles durent pour toujours », promet-il, avant d’ajouter en riant : « Je serai sans doute enterré dedans ! » Lui aussi contaminé à vie par le virus du lion, Jack Mindy en est à sa sixième 405 en vingt-cinq ans. Il a un faible pour la version sportive Mi16. « La tenue de route est extraordinaire, et c’est une voiture très amusante », témoigne cet animateur radio de 71 ans, qui s’est offert encore récemment un road trip sur la Route 66 en 405. Il ne craint pas la panne, dit-il, car « j’ai suffisamment de pièces dans mon garage pour en construire une nouvelle ». Les propriétaires de françaises aux États-unis font face à un vrai casse-tête : tels des Robinson sur une île déserte, ils doivent composer avec les moyens du bord pour maintenir en état de marche leurs voitures orphelines, puisque les dernières concessions Peugeot ou Renault ont fermé leurs portes depuis vingt ans. La plupart des garagistes de quartier refusent net de mettre les mains dans l’exotique cambouis français. Alors, on s’échange de bonnes adresses par Internet : un garagiste du fin fond du Vermont, au nord-est du pays, est réputé pour son stock de pièces Peugeot, les aficionados de Renault se fédèrent dans un club très dynamique, tandis que les citroënistes américains peuvent compter sur une poignée de spécialistes des mécanismes délicats des DS et surtout des SM. Ces coupés grand tourisme, qui incarnent l’époque la plus audacieuse de la marque, sont sortis juste avant le choc pétrolier de 1973 qui fut fatal au modèle et fit avorter les ambitions de la firme de Javel aux États-unis. Depuis, cette voiture à l’allure de vaisseau spatial a pris sa revanche. L’animateur de télévision Jay Leno, réputé pour sa collection automobile, est un inconditionnel et s’en est offert une. « Les autos françaises ont tendance à être intellectuelles et architecturales. Elles sont conçues de façon intelligente, ont une apparence impeccable », s’enthousiasmait-il récemment. Autre célébrité dans le monde des amateurs de belles machines, Alex Roy, 42 ans, détenteur du record du trajet New YorkLos Angeles à 150 km/h de moyenne en BMW M5, a lui aussi craqué pour la SM, dont la cote est en forte hausse outre-atlantique, entre 10 000 et 18 000 €. « J’aime leur excentricité, leur conception. Les ingénieurs Citroën n’avaient pas peur d’adopter des solutions différentes », explique Dale Martin, rencontré en Pennsylvanie à 300 km de New York où, un week-end par an, les amateurs de voitures françaises se retrouvent au festival « Import Show » de Carlisle, grand rendez-vous des collectionneurs de véhicules importés. Il y est venu d’une traite depuis le Michigan, à 1 000 km de là, en SM. Comme beaucoup de citroënistes américains, Dale s’affiche en esthète et connaisseur plutôt fortuné, avouant posséder quasiment toute la gamme de « chevronnées »: deux Traction Avant, trois DS, deux SM, une GS, une 2CV et une CX GTI turbo, tandis que sa femme circule tous les jours en Peugeot 505 exactement comme dans l’hexagone.
FOLIE SIXTIES
Toutefois, à y regarder de près, la silhouette des françaises vendues neuves aux ÉtatsUnis diffère nettement dans leurs détails des modèles européens. Car les autorités de Washington ont imposé des équipements spéciaux à partir de la fin des années 1960, officiellement pour des questions de sécurité, officieusement pour protéger General Motors, Ford et Chrysler de la concurrence, puisque ces modifications gonflaient le prix des voitures étrangères. Gros pare-chocs disgracieux, phares doubles, feux de signalisation supplémentaires sur les côtés sont les signes les plus évidents. Pour lutter avec la production de Détroit, les françaises recevaient aussi des équipements pléthoriques : climatisation, chromes supplémentaires, vitres électriques, intérieurs chatoyants… Mais les Américains ont aussi exigé que les françaises roulent au sans-plomb vingt ans avant l’arrivée de telles normes sur le Vieux Continent, contraignant les constructeurs à ajouter de véritables petites usines à dépollution autour de leurs moteurs. Malgré ces obstacles, les Peugeot et Renault – auxquelles s’ajoutent les 7 500 Citroën vendues dans les années 1960-1970, l’aventure
« LES FRANÇAISES ONT TENDANCE À ÊTRE INTELLECTUELLES, ET ARCHITECTURALES. »
L’animateur télé Jay Leno
des chevrons outre-atlantique est anecdotique – ont connu leurs heures de gloire chez les Yankees. En 1959, la Dauphine disputait à la Coccinelle le titre de voiture importée la plus vendue aux États-unis. L’alliance, brave Renault 9 adaptée au goût américain, assemblée dans le Wisconsin et vendue pour une bouchée de pain, avait été élue « voiture de l’année », dans la foulée d’un succès éphémère de la Renault 5, rebaptisée Le Car. Et des centaines de Peugeot 504 et 505 ont fait le taxi à New York à la charnière des années 1970 et 1980. À l’époque, la presse spécialisée ne tarissait pas d’éloges : « Les Peugeot sont parmi les voitures les mieux suspendues que nous ayons jamais testées. Les sièges étaient tellement confortables que c’en était presque un péché », remarquait ainsi le magazine de référence Consumer Reports en 1981.
800 000 KM SANS UNE PANNE
Mais alors que les grandes berlines de Sochaux sont synonymes de solidité à toute épreuve en Afrique, et que les Renault 5 ou 9 n’ont pas forcément laissé de mauvais souvenirs en France, les Américains leur ont vite taillé une réputation déplorable. Pour ses joints de culasse faiblards, la Le Car a été surnommée « Le Crap » ( La crotte) ! L’alliance quant à elle, s’est vue affubler d’un peu flatteur sobriquet : « Appliance », c’est-à-dire machine électroménagère… John Mcdermott, un garagiste installé à Annapolis, près de Washington, et spécialiste Peugeot, a sa théorie sur la question. « Les gens disent que ce sont les pires voitures qu’ils aient possédées. Mais j’ai vu des 505 avec 800 000 km qui ne sont jamais tombées en panne. Le problème était de trouver des mécaniciens qui savaient travailler sur ces voitures », plus complexes que les américaines de la même époque, de conception rustique voire frustre. Les comptes dans le rouge, Renault et Peugeot ont quitté les ÉtatsUnis, vingt-cinq ans après Citroën, à la charnière des années 1980 et 1990, et n’y sont pour l’instant pas revenus. « Il faut des investissements énormes pour entrer sur le marché américain », relève Arthur Jones, ancien président de la société d’histoire automobile du pays. Pour lui, les Français n’ont jamais eu la puissance de feu nécessaire pour être compétitifs, et devraient tout recommencer à zéro car, pour le grand public, leurs noms sont aujourd’hui tombés dans l’oubli. « Beaucoup d’américains ne savent pas que Renault fabrique toujours des voitures », confirme Clayton Hoover, sans doute l’un des collectionneurs les plus acharnés aux États-unis. Ce quadragénaire basé en Pennsylvanie conduit une superbe Le Car.
Toit ouvrant en toile, climatisation, pare-chocs en plastique brillant, on la croirait tout juste sortie d’usine, malgré ses 31 ans. Trois autres R5 américaines dorment dans son garage… et une vingtaine d’autres, dans un champ, lui servent de réserve de pièces.
LA FILIÈRE 2CV
Alors que, dopée par les jeux vidéo comme Gran Turismo, la cote des japonaises des années 1970 et 1980 monte en flèche, celle des françaises reste désespérément atone, hormis celle des Citroën les plus reconnaissables : comme il est légal d’importer sans modification des voitures de plus de 25 ans chez Barack Obama, il existe une juteuse filière d’acheminement de 2CV et de fourgons HY, en particulier via un garage de la région de New York. Mais de là à espérer voir les hipsters américains s’en emparer pour en faire des véhicules à la mode, il y a encore un monde. « J’aimerais bien que les jeunes s’y intéressent plus, mais les gens ont peur à cause de la rareté des pièces », remarque John Mcdermott, pour qui acquérir une Peugeot nécessite de savoir où l’on met les pieds. « Ce n’est pas
« LES SIÈGES DES PEUGEOT ÉTAIENT SI CONFORTABLES QUE C’EN ÉTAIT PRESQUE
UN PÉCHÉ. » Consumer Reports (1981)
une Nissan, c’est une voiture qui se mérite », prévient le garagiste. Pour les Américains habiles de leurs mains qui n’auraient pas peur d’être immobilisés pendant des semaines en cas de panne grave, les opportunités de rouler français et différent ne manquent pas, comme peut en témoigner Frank Montano, solide paysagiste de 32 ans qui n’a conduit que des Alliance depuis son adolescence, sur les traces de son père. Moquette et sièges cuir cramoisis, vitres électriques, direction assistée, jantes alliage, climatisation : son modèle décapotable GTA de 1987 représente le pinacle de l’offre Renault chez les Yankees. « Je l’ai achetée l’année dernière pour 3 000 dollars. À mon avis, c’était l’affaire du siècle », racontet-il. Entre les jeunes cherchant la voiture de leur père et les moins jeunes qui sont restés fidèles aux chevrons, au losange ou au lion, y a-t-il un profil type du propriétaire de voitures françaises aux États-unis ? John Mcdermott s’esclaffe. « J’ai des clients de 19 à 90 ans, des femmes, d’anciens militaires… Il n’y a pas de point commun entre eux, sauf qu’ils sont tous timbrés ! »