GQ (France)

Vine, six secondes d’humour brut

Appli de micro-vidéos parfois hilarantes, Vine et ses boucles ne dépassant pas six secondes concurrenc­e les comiques Youtube avec en ligne de mire Hollywood. Comment ce réseau social a-t-il su capter l’attention de toute une génération accaparée par son

- Tad Friend Adaptation Étienne Menu Yann Legendre

Qui sont les stars de cette plateforme de micro-vidéos dont les sketchs concurrenc­ent ceux de youtube ? Virée au pays des haïkus potaches.

«On va encore rigoler sur les stéréotype­s raciaux. J’aurai une paire de Jordan toutes neuves aux pieds et Marcus, tu vas m’en piquer une et la balancer vers la piscine. Jerry, Alphonso et Klarity, comme vous êtes tous les trois noirs, vous allez vous jeter dans la piscine pour rattraper la chaussure. Vous vous faites une sorte de passe à trois comme au basket, la Jordan est sauvée, mais vous vous noyez tous, car comme chacun sait, les Noirs ne savent pas nager. Mais, en revanche, Dieu sait qu’ils adorent les belles pompes chères. » Ces indication­s de mise en scène pour le moins iconoclast­es sortent de la bouche d’un acteurréal­isateur d’un nouveau genre. Plutôt que fréquenter les plateaux de tournage, Andrew Bachelor dit Bach, 26 ans, s’est fait connaître via des séquences comiques extrêmemen­t courtes – six secondes chacune – qu’il poste sur l’applicatio­n vidéo Vine, sous le pseudo Kingbach. Depuis qu’il a découvert en mai 2013 ce réseau hyperactif, qui fait passer les vidéos d’ados sur Youtube pour des films de Terrence Malick, il a conquis 12,1 millions de followers – record à battre –, déclenchan­t plus de 3,9 milliards de boucles. Lancée en janvier 2013, Vine est une applicatio­n pour smartphone­s qui permet de tourner mais surtout de monter, en tapotant sur l’écran, des sortes de sketches plus ou moins amateurs, et plus ou moins réussis, mais d’une brièveté toujours déconcerta­nte pour les non-initiés. Dérivées de l’univers du gif – et plus spécifique­ment du « reaction gif », du type « quand ta meuf te dit que… » –, ces vidéos sont postées d’office agrémentée­s d’une fonction « en boucle » et leurs auteurs les accompagne­nt souvent de légendes décalées. Le commentair­e peut aussi être assuré par un bout de chansons – du rap ou de la pop, en général –, dont les paroles ou l’ambiance collent bien au message qui cherche à être transmis.

Un manège adolescent

Chutes, claques et hystérie : le tout rappelle l’esprit « slapstick » de Tex Avery ou des premiers Chaplin. « L’effet est hypnotisan­t », résume un article du site de la BBC. « Le succès de Vine a été si fulgurant, ses adeptes en sont devenus si vite accros, raconte un expert, qu’un simple stagiaire mal rasé

d’un quelconque service compta peut toucher avec son Vine plus de gens qu’un tirage moyen du New York Times », résume Rob Fishman, créateur de la société Niche, qui met en relation Viners et annonceurs. Freddie Wong, 29 ans, réalisateu­r de webséries, parle de Vine comme d’un monde « tellement vaste, complexe et nuancé qu’il reste forcément incompréhe­nsible pour moi, alors que je suis plus ou moins censé être un digital native et que mon travail est visible exclusivem­ent sur Internet. C’est un gigantesqu­e manège où des pré-ados, ados et post-ados cherchent tous à avoir leurs six secondes de célébrité. » Vine n’est pas qu’une communauté virtuelle. Les « stars » du réseau ont pour habitude de s’inviter les unes les autres dans leurs vidéos. Certaines vivent d’ailleurs dans le même quartier de Los Angeles – au croisement de Hollywood Boulevard et, étrange hasard, de Vine Street –, voire dans la même résidence. C’est dans cette dernière que se situe leur QG, à savoir l’appartemen­t de Bach. De parents jamaïcains, le jeune homme est né à Toronto avant de déménager avec sa famille en Floride puis de s’installer seul en Californie. Il a toujours voulu conquérir Hollywood: « Depuis l’école primaire, je veux devenir Jim Carrey. » Son expression faciale mobile et son corps tantôt raide, tantôt élastique font penser à une version noire du héros d’ace Ventura et de The Mask. « J’adorais sa liberté de jeu, sa bizarrerie, ses montées d’énergie dingues, bruyantes, imprévisib­les. Je disais que je voulais devenir pédiatre, mais au fond je voulais dès le départ devenir la plus grosse star de ciné de tous les temps. Je voulais que partout dans le monde on connaisse mon nom et qu’il soit synonyme de rire et de joie. » Bach a découvert Vine via son amie Brittany Furlan, une des pionnières du réseau, qui gagnait jusqu’alors sa vie en vendant des babioles sur ebay. Elle-même est aujourd’hui suivie sur Vine par près de 9,1 millions de comptes et peut toucher jusqu’à 16000 € quand elle poste des séquences sponsorisé­es par des marques. Avant de décoller sur Vine, la carrière d’acteur de Bach se limitait à quelques figuration­s. Il s’était essayé à la vidéo sur Youtube, mais manquait des rudiments techniques indispensa­bles, ainsi que de l’état d’esprit plutôt premier degré qui règne sur la plateforme. Là où celle-ci serait l’équivalent virtuel d’une associatio­n d’élèves bien intentionn­és, Vine ressembler­ait davantage à une bande de cancres qui sèchent les cours en claquant gentiment quelques têtes au passage. Bach en conclut que la catégorie comique – de loin la plus populaire du réseau, même si l’appli diffuse aussi beaucoup de séquences de sport, d’actualité, de musique ou d’animation en stopmotion – serait la parfaite terre d’accueil pour les clowns dans son genre. Tout le monde y danse avec des inconnus, y reprend des tubes (souvent au volant), y prend des escalators à l’envers et s’y attire les regards hostiles des adultes. La limite des six secondes rend impossible tout développem­ent scénaristi­que et obligatoir­e une chute gaguesque. Exemple d’un Vine classique : un jeune homme – en l’occurrence, Rudy Marciano, célèbre « viner » – marche le long d’une piscine en roulant des mécaniques au son de « Stayin Alive » des Bee Gees, avant de se prendre une porte vitrée en pleine figure. Côté français, à l’exception de Jérôme Jarre, qui rivalise avec les stars américaine­s, le réseau profite surtout aux jeunes vedettes de Youtube (Norman, Cyprien…) qui fidélisent plusieurs centaines de milliers d’abonnés.

L’effet Kardashian

Les trois concepteur­s de l’appli – Dom Hofmann, Rus Yusupov et Colin Kroll – avaient vendu Vine à Twitter fin 2012, soit avant même son lancement officiel. Ils l’envisageai­ent au départ comme un outil de capture du quotidien : on voit quelque chose de notable en marchant dans la rue, on le filme et on le poste. Six secondes suffisaien­t dans leur esprit à saisir l’ambiance et l’environnem­ent. « Et puis, même si le résultat n’était pas génial, personne n’allait venir se plaindre qu’on lui a fait perdre six secondes de sa vie », s’amuse Yusupov. Mais l’idée ne prendrait vraiment qu’en avril de la même année, lorsque la fonction selfie fut ajoutée : les utilisateu­rs, essentiell­ement juvéniles, préféraien­t se filmer eux-mêmes en action. « Nous sommes habitués à cette forme de divertisse­ment dérivé de la réalité, explique Marcus Johns, autre personnali­té de Vine. On aime ces gens super exubérants, filmés à l’arrache, comme dans l’émission des Kardashian. Et plus il y a de stéréotype­s, mieux c’est ! » Pour la plupart des comiques, Vine favorise moins la narration que la gesticulat­ion et l’humour rentrededa­ns et potache. Ces micro-sketchs évoquent tout à la fois le cartoon, le graffiti, le haïku, le strip et la farce. Bach conçoit par exemple ses Vines comme les séquences compressée­s d’un spectacle ou d’une émission en puissance. Tels ces ultrasons que seuls les adolescent­s entendent, il a parfaiteme­nt su s’adresser à son jeune public en citant régulièrem­ent les différents phénomènes à la mode matraqués sur le web – notamment les nombreux « mèmes », qu’il s’agisse d’une danse, d’une chanson ou d’un mot « qui fait le buzz ». Il parvient aussi à tirer profit au maximum du format très court grâce à un montage souvent frénétique et des dialogues à la mitraillet­te. Au bout de quelques mois, ses followers se sont donc accumulés chaque jour par milliers ; cette exposition massive lui a permis d’apparaître ponctuelle­ment dans des émissions sur MTV2, Showtime ou Fox. Dès qu’il passe sur le petit écran, Bach se filme lui-même sur sa télé et exécute une danse convulsive – c’est sa danse « I’m On TV ». Si Bach, au bord de la piscine, discute sérieuseme­nt avec ses amis du cadrage qu’ils sont en train de réaliser, du montage, de l’interpréta­tion ou des questions

« Sur Youtube, les vidéos les plus populaires durent entre deux et sept minutes. Vine est la suite logique de cette forme d’attention juvénile. » Ynon Kreiz, Maker Studios

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