Le smiley est la véritable icône de notre temps. La communication numérique passe désormais par ces émojis plus parlants qu’un long discours. Et vous, parlez-vous pic speech ?
Dans la communication moderne, les mots sont de plus en plus souvent remplacés par des images et autres pictogrammes. Un nouveau langage théorisé sous le nom de « pic speech ». Émergence d’un espéranto 2.0 ou dernier avatar du snobisme ? GQ tente de perce
L’hommage n’est pas passé inaperçu. À l’occasion de la dernière visite officielle du Premier ministre japonais, Shinzo Abe, aux États-unis, fin avril, Barack Obama s’est lancé dans une tirade inattendue : « C’est aujourd’hui l’occasion pour les Américains – et spécialement les jeunes – de dire merci pour toutes ces choses qui viennent du Japon et que nous aimons. Comme le karaté, le karaoké, les mangas, les “animé” et, bien entendu, les émojis ». Il est vrai que l’amérique a toujours su digérer efficacement la culture nipponne, et surtout la mettre à profit. Si le karaté a donné Chuck Norris, les smileys et autres émojis (ou émoticônes en français) ont, quant à eux, été intégrés en version animée au système de communication novateur de l’apple Watch, jusqu’à en constituer un des principaux arguments de vente. Une preuve de l’omniprésence grandissante de ces images iconiques dans nos paysages mentaux. De notre côté de l’atlantique, Julien, 35 ans, chef de projet, s’est mis lui aussi à poster des images à ses collègues pour leur rappeler subtilement les dates de rendu de leurs dossiers. « J’ai commencé en leur envoyant des gifs tirés de films comme Shining ou Les Tontons flingueurs. L’idée était de jouer sur l’humour pour responsabiliser mes collaborateurs sans avoir l’impression de devoir jouer au flic, car les mots ne suffisaient tout simplement plus. » Mais quelle est cette langue étrange qui parle aujourd’hui aux ados comme aux cadres du tertiaire ? Réponse : le pic speech. « C’est un mélange d’images et de texte qui occupe une partie toujours plus importante de nos échanges numériques », explique la chercheuse Thu Trinh-bouvier, responsable des nouveaux médias chez Vivendi et auteure de Parlez-vous Pic Speech ? (éd. Kawa). Gifs, émojis, courts messages vidéo éphémères (Snapchat), photos et boucles d’images (Vine, Instagram), mèmes pimpés
à l’infini (par pitié, arrêtez avec Batman collant une claque à Robin)… Nos élans communicationnels utilisent de plus en plus régulièrement la voie de ces dialogues imagés. L’équipe d’instagram a ainsi noté une baisse régulière de l’argot Internet de type « LOL » dans les légendes de ses photos et une augmentation concomitante des émojis, qui, en France, pimentent désormais 50 % des posts du réseau social. De quoi accréditer encore davantage la thèse de son cofondateur Kevin Systrom : « Nous passons d’un web fondé sur le texte à un autre basé sur l’image. C’est très excitant de participer à ce mouvement », analysait-il début mars dans les colonnes des Échos.
50 nuances d’ironie Loin d’être anecdotique, ce basculement a été théorisé par Danah Boyd et Alice Marwick sous le terme de context collapse. Avec l’avènement de la communication cybernétique, tous les signaux (ton de voix, mimique, gestuelle) qui accompagnaient les informations verbales et permettaient d’en évaluer la signification réelle ont disparu. Décontextualisés, les messages deviennent donc radicalement ambigus. D’où le recours dès 2012 aux émojis, ces pictogrammes stylisés venus du Japon qui permettent de surligner efficacement une intention. Dans le doute face à un message équivoque, cinq smileys souriants devraient vous aider à comprendre qu’il s’agit d’une blague, et non d’un dangereux dérapage verbal. Si elle accompagne le développement d’une certaine forme de politiquement correct, cette signalétique peut parfois se révéler d’une importance capitale. Lors du procès de Ross Ulbricht, alias Dread Pirate Roberts, fondateur présumé du site de vente de drogues en ligne Silk Road, son avocat Joshua L. Dratel exigeait que la cour prenne en considération les émojis blagueurs qui ponctuaient les échanges de son client afin de mieux saisir les nuances de son discours. « Notre rapport à l’image a changé, confirme Thu Trinh-bouvier. Elle a pour rôle d’appuyer la fonction phatique du discours d’ordinaire absente ou troublée lors des échanges digitaux. » En clair, plus que transmettre une information, le pic speech et ses émoticônes colorées ou ses gifs ironiques aurait pour fonction de recréer du lien social au milieu de la froideur des réseaux, en redonnant de l’épaisseur à des messages trop secs. « Le plus étonnant, c’est que ces images deviennent, avec une vitesse de propagation incroyable, des références mondialisées un peu comme les panneaux routiers », ajoute le sociologue suisse de l’image Gianni Haver.
Une communication iconique Possédant un indéniable côté fun, ces pictogrammes stylisés ont rapidement conquis l’ensemble de la société. Miley Cyrus ou encore le rappeur Drake s’en sont fait tatouer (l’une un chat qui rigole, l’autre deux mains jointes façon signe de prière). Et, comme on a pu le constater sur des pots de poulet frit KFC, le footballeur Paul Pogba a, quant à lui, intégré un smiley à sa signature. « En renvoyant à des stéréotypes, ces images créent un effet de connivence instantané », décrypte Amanda Brennan, chargée de contenu pour Tumblr. À ce propos, le site de rencontres match.com révélait, début février, après une enquête sur 5 600 clients américains, que 54 % des utilisateurs d’émojis avaient eu des relations sexuelles en 2014. Les non-utilisateurs, eux, plafonnaient à 31 %. Manifestement consciente des vertus fédératrices des pictogrammes, la firme Ikea lançait au même moment Ikeaemoticon, une application destinée à « aider les couples à mieux communiquer » lors de leur immersion hebdomadaire
En France, 50 % des photos postées sur le réseau social Instagram sont désormais agrémentées d’émojis dans les légendes.
dans les magasins du géant suédois grâce à une galerie de petits dessins figurant les objets et services emblématiques de la marque. Le pic speech réactiverait-il l’utopie d’un langage global caressée à la fin du XIXE siècle par l’espéranto ? Au vu des indices qui se multiplient, on n’est pas loin de le penser. Le 16 février dernier, le site Buzzfeed réalisait une interview de Julie Bishop, la ministre des Affaires étrangères australienne, dont les réponses étaient uniquement composées d’émojis. Un mois plus tôt, le Guardian reproduisait le discours annuel de Barack Obama sur l’état de l’union de la même manière, depuis le compte twitter @emojibama. Même la très sérieuse Agence France Presse (AFP) tweete sous forme de gifs animés un chaton en pleine sieste pour signifier le calme plat au niveau de l’actu. « Ce passage d’une communication verbale et linguistique à une communication iconique révèle en creux le fait que nous vivons de plus en plus dans une société du design, du beau et du visuel », analyse la sémiologue Mariette Darrigrand.
Des Français très coeur Comme tout langage, celui-ci comporte de nombreuses nuances locales. On ne parle pas tout à fait le même pic speech dans l’altiplano bolivien et sur les hautsplateaux auvergnats. C’est ce que révèle la première grande étude statistique réalisée sur le sujet par Swiftkey, un créateur d’applications de claviers. Grands romantiques, les Français envoient en moyenne « quatre fois plus
d’émojis coeur » que les autres peuplades. Contredisant l’idée que notre pays traverse une interminable dépression, le smiley à visage triste n’est utilisé chez nous que dans 5 % des cas (contre 20 % chez nos voisins espagnols qui dépriment devant leur paella). Alors que les Américains envoient énormément de pizzas schématisées et d’aubergines symbolisant le sexe, les Canadiens sont de leur côté de véritables adeptes du symbole « tas de caca », qui a eu beaucoup de mal à s’imposer dans la version internationale de Gmail. Surfant sur ce fantasme d’une communion picturale à la fois mondiale et stylisée, se lançait en 2010 The Noun Project, une banque de symboles collectés auprès de graphistes de différents pays. « Les symboles ont le pouvoir de transcender les barrières de langues et de cultures pour délivrer une information concise, facilement et instantanément », s’enthousiasme sa créatrice Megan Mitchell. Pourtant, tout donne l’impression que dans ce monde de représentations digitales se rejouent les mêmes logiques identitaires que dans la réalité physique. Chargée de créer les pictogrammes d’apple, l’organisation à but non lucratif Consortium Unicode a fait face à plusieurs frondes. Après avoir enfin enrichi son offre d’émojis ethniques, des internautes roux se sont récemment déclarés contrariés de ne pas être représentés. Et, le 11 mars, c’est le réseau Facebook qui retirait sa nouvelle émoticône « Je me sens gros », à la suite d’une pétition signée par 16 000 internautes sur le site Change.org. « Le pic speech reste trop tribalisé pour avoir une portée universelle, nuance le psy Yann Le Roux. Cette iconophilie reste avant tout une subculture de groupes, car si on ne parle qu’en images sur des forums comme 4chan, l’effet ne va pas être le même si vous répondez par gifs dans un mail groupé où figure votre patron. »
Emoji Dick De fait, derrière l’utopie universaliste du pic speech se dessine une forme de néo-snobisme. « C’est devenu un réflexe pour communiquer de manière distanciée tout en se réfugiant derrière une référence culturelle, explique Juliette, 27 ans, conceptrice-rédactrice. Je recherche mes images dans les séries ou les shows
« Les symboles ont le pouvoir de transcender les barrières de langues et de cultures pour délivrer une information. » Megan Mitchell