GQ (France)

L’année noire du « 36 »

L’ex-patron du Quai des orfèvres raconte

- Patricia Touranchea­u Anne Desq

Plainte pour viol, vol de cocaïne, fuites… cinq mois après son limogeage, Bernard Petit, ex-patron de la police judiciaire parisienne, raconte son annus horribilis au mythique numéro du quai des Orfèvres.

Plainte pour viol, vol de cocaïne, fuites… en un an, le service mythique de la police judiciaire a collection­né scandales et dérapages. Bernard Petit, son patron, a joué le rôle de fusible. Cinq mois après son limogeage, ce «grand flic » dévoile pour GQ son journal de bord à la tête de la PJ parisienne. Un récit digne d’une saison d’engrenages.

L’homme qui incarne, malgré lui, l’année maudite du légendaire 36, quai des Orfèvres, siège de la police judiciaire parisienne, affiche cheveux crantés, lunettes cerclées, peau bronzée, chemise bleu électrique sur un jean aussi passeparto­ut que son patronyme: Bernard Petit. Ce « grand poulet », spécialist­e du trafic de drogues, donne rendez-vous à GQ dans son « point de chute », un bar discret du VIIIE arrondisse­ment, bien tenu mais pas clinquant, dont l’enseigne lui rappelle bien des souvenirs : Les Tontons… ou le surnom des « indics » de la police. Nous sommes sur ses terres, à côté du fief de la direction centrale de police judiciaire (DCPJ), rue des Saussaies, et du « 127, SaintHonor­é ». Ici Bernard Petit, alors inspecteur de l’office des stups, devint commissair­e à la répression du banditisme (OCRB) puis numéro 3 de la prestigieu­se maison. Quand il débarque, fin 2013, à la tête du 36, il est précédé par une réputation de « grand profession­nel, honnête, correct ». Un homme de terrain « sans excès de charisme », « réservé » voire « intrigant ». Une image plutôt flatteuse désormais torpillée par deux scandales à l’antigang puis aux stups, ainsi que par une byzantine affaire de « fuites » dans un dossier dont il serait à l’origine. Même l’opération réussie par la BRI à l’hyper Cacher de Vincennes ne l’a pas sauvé. Plus « meurtri » qu’en colère, Bernard Petit nous raconte, en exclusivit­é, les temps forts de sa dégringola­de après seulement quatorze mois de service. Il a évidemment « très mal vécu » sa garde à vue, comme un vulgaire ripou, chez les « boeufs-carottes » (L’IGPN, Inspection générale de la police nationale, la police des polices) : « Ça m’a fendu le coeur. » C’était juste avant sa mise en examen pour « violation du secret de l’instructio­n » et sa suspension manu militari de ses fonctions. À 59 ans, Bernard Petit vient de prendre sa retraite, le 1er juin. Désabusé, il a même « jeté tous (ses) cartons d’archives » comme pour effacer son tiers de siècle d’enquêtes policières.

L’affaire de la Canadienne Avril 2014. Après quatre mois à la tête de la PJ, Bernard Petit s’est autorisé à quitter son vaste bureau de directeur du quai des Orfèvres, situé dans un angle du deuxième étage avec vue plongeante sur la Seine, pour une poignée de jours de repos. Quatre mois, déjà, qu’il s’escrime à dépoussiér­er la PJ de Paris, toujours mythique du haut de son siècle d’existence mais où les lourdeurs de fonctionne­ment ont sédimenté. Le patron commence à peine à se relaxer lorsque, ce jeudi 24 avril, son bras droit Jean-jacques Herlem l’appelle en catastroph­e. Il n’est que 9 heures : « Des mecs de la BRI ont fait les cons, il y a une histoire avec une nana. Je t’expliquera­i en détail tout à l’heure. » Fin des vacances. Petit rapplique en urgence au 36 : « Je retrouve sur place Herlem et les deux patrons de l’antigang, Christophe Molmy et Georges Salinas, qui m’expliquent la situation », se souvient Petit, attablé aux Tontons. Le patron de la PJ ne met pas longtemps à comprendre que les faits sont graves. La veille, après une formation commando, une dizaine de flics de l’antigang (la BRI, pour brigade de recherche et d’interventi­on) se sont arsouillés au Galway, un pub irlandais du quai des Grands-augustins devenu le QG du 36. Des policiers ont dragué Emily S., une touriste canadienne en goguette, une blonde en mini-short, bas résille et talons. Scotchs et bières à gogo ont claqué sur le comptoir du Galway. La fille les a branchés sur le métier, s’est épanchée sur son père, soi-disant chef de la police de Toronto, et sur son ex-mari qu’elle présente comme un sniper. Ça tombe bien! Le major Nico R., 45 ans, a lui aussi été tireur de haute précision (THP) à l’antigang. Ils se roulent des pelles au bar, et Nico n’a pas l’exclusivit­é. Les serveuses voient plusieurs policiers embrasser la Canadienne et « lui toucher les fesses ». Une récidivist­e puisque le week-end d’avant, elles l’ont vue à l’oeuvre « avec d’autres hommes ». Emily S., 34 ans, confie à la barmaid qu’un flic lui « a proposé de monter au bureau pour faire du sexe.» Entrée à minuit « joyeuse, pimpante, guillerett­e » selon le flic de service à l’entrée du 36, la jeune femme en ressort à 1 heure du matin « échevelée, dévêtue, pieds nus, sans ses bas », en panique. Elle se plaint au planton d’avoir été violée par quatre policiers dans leurs bureaux. Les suspects descendent à leur tour, téléphonen­t à Nico R., déjà rentré chez lui («Reviens, la fille a pété les plombs ! »), avertissen­t leurs chefs du « problème ». Molmy et Salinas déboulent dans les locaux de la BRI au quatrième étage, « gèlent les lieux », ferment les bureaux désignés par Emily S, puis écoutent la version de leurs gars qui nient avoir abusé de l’invitée. La fille, elle, porte plainte. Pour une serveuse du Galway, venue sur place traduire l’anglais, « la fille est montée dans l’intention de faire l’amour avec l’un de ces policiers », mais n’était certaineme­nt « pas d’accord » pour « une partouze ». En écoutant le récit de Herlem, son n° 2, Bernard Petit est atterré par « ces faits graves, assez stupéfait que des mecs aient pu monter dans les bureaux la nuit avec une fille et la “lutiner” contre son gré ». Furieux, le préfet de police, Bernard Boucault, reproche à Herlem de ne pas avoir « prévenu tout de suite son directeur ». Petit, qui ne comprend pas non plus le retard à l’allumage de son adjoint, voit dans cette « erreur d’appréciati­on » la confirmati­on qu’il faut se séparer de ce bras droit trop blasé s’il veut réussir à «donner

« Des mecs De La BRI ont fait Les Cons, IL y a une histoire avec une nana. Je t’expliquera­i… » fin Des vacances pour BERNARD petit, Le Boss Du 36.

un nouveau souffle » au 36 : « En vieux routier de la PJ, qui a tout vu et tout entendu depuis trente ans, Herlem a cru que ça allait se décanter dans la nuit. Il s’est dit: la fille et les mecs vont dessaouler puis tout va rentrer dans l’ordre. » C’est le feu dans la maison. Bernard Petit essuie les foudres du préfet, qui lui-même encaisse une « soufflante » du ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve. En coulisses à la PJ, les deux jours qui suivent sont « terribles ». Le préfet stigmatise le laisserall­er dans cette unité d’élite, évoque « des bars et des fêtes » au sein de la BRI et entend éjecter Molmy et Salinas, les deux chefs de service qu’il accuse de « ne pas tenir leurs troupes ». Bernard Petit monte au front, « plaide » en leur faveur, circonscri­t le sinistre à des « dérapages individuel­s », écarte tout « laisser-aller institutio­nnel » et « sauve la tête » des deux policiers. À l’issue des gardes à vue, un policier est dédouané, un autre ressort de chez le juge en qualité de « témoin assisté », et deux sont mis en examen pour « viol en réunion par personnes dépositair­es de l’autorité ». Pour Petit, c’est l’heure de passer aux sanctions « parce qu’on ne peut pas boire et faire la java en service, transporte­r une arme et conduire une voiture » : il suspend les trois policiers qui conservent cependant leur salaire. Mais derrière cette inévitable sévérité, le patron de la PJ a « le coeur brisé ». Il connaît assez sa « maison » pour mesurer que Molmy et Salinas ne méritent pas de « s’en prendre plein la gueule », et que toute la BRI trinque à cause du dérapage d’une poignée de flics. Petit mesure aussi la valeur et le courage de ces hommes qui, quelques mois plus tard, prendront part, avec le RAID, à l’assaut de l’hyper Cacher qui mettra fin à la prise d’otages meutrière d’amedy Coulibaly.

Les rois du bal Malgré sa longue carrière, Bernard Petit se voit brutalemen­t confronté à certains « comporteme­nts » ancrés dans l’histoire du quai des Orfèvres. Tout flic passé par ces murs a en stock son lot d’histoires borderline. Patrick Riou, l’ex-patron de la PJ de Paris, se souvient « d’inspecteur­s avinés qui ramènent une cochonne au 36 pour une partouze. J’ai connu des beuveries avec des membres du parquet, il y avait même un bureau avec un lit à la crim’. » Quand les flics de la brigade criminelle ou des stups sont à court de « munitions », ils savent qu’ils peuvent s’approvisio­nner à l’antigang où, derrière une porte digne d’un bunker, les flics se lâchent parfois avec « musique, canapés, whisky et champagne ». On les surnomme « les rois du bal ». Aujourd’hui, c’est « Perrier et jus de fruit » à tous les étages. Le moral des troupes est entamé. À deux reprises, Petit « monte » à la BRI pour encourager les gars à rester unis, malgré « ces graves dérapages ». « Vous appartenez à une brigade d’élite et je compte sur vous pour continuer à relever les multiples défis », leur lance-t-il, un brin solennel. Mais peu de temps après, un autre membre de l’antigang se plante en voiture alors qu’il est en service, ivre, son arme à la ceinture. Petit reprend le chemin de la BRI pour y pousser une nouvelle gueulante et renvoie le fautif devant le conseil de discipline. Il n’en démord pas : il doit regonfler la brigade d’interventi­on, persuadé qu’un jour elle sera confrontée à la menace terroriste. L’affaire commence à se tasser. Mais c’est alors au tour de la brigade des stups de partir en vrille. 31 juillet 2014, 10 heures. Bernard Petit reçoit dans son bureau deux représenta­nts d’un syndicat de commissair­es, par ailleurs numéros 1 et 2 de la brigade des stupéfiant­s. L’ordre du jour est administra­tif : les heures sup’ qui ne sont plus payées, les rattrapage­s des dimanches et des permanence­s, etc. Étrangemen­t, les commissair­es arrivent accompagné­s de Jean-Jacques Herlem. Le n° 2 du 36 a le visage fermé. « On n’est pas d’accord sur tout mais faut pas faire une tête pareille ! », tente de plaisanter Petit. « C’est un truc emmerdant », lâche, laconique, son adjoint. Le chef des stups, Thierry Huguet, est plus clair: « On n’est plus

là pour la réunion syndicale. On s’est fait voler 52kg de cocaïne. » Le directeur encaisse le coup : « Avez-vous tout vérifié ? C’est un problème de scellés, d’envoi au labo… ou une mauvaise blague ? » Penaud, Huguet ne lui laisse pas grand espoir : « On a cherché partout. » La veille, avant d’achever son stage aux stups, un lieutenant a voulu jeter un coup d’oeil à la montagne de pains de coke entassés, après une belle « affaire » réussie, dans la salle des scellés. Mais quand le gradé ouvre la porte blindée de la chambre forte, tout a disparu ! Alertée, la hiérarchie a examiné les registres de scellés, les armoires fortes des chefs de groupes et plusieurs bureaux d’officiers. Voilà ce qu’exposent au « patron » Herlem et les deux commissair­es. « Bon, fini de discuter, ordonne Bernard Petit, allez fouiller tous les services, les bureaux contingent­s, les cartons qui traînent. Je vous laisse deux heures, après si vous n’avez rien trouvé j’avise le procureur. » Le stock de came reste invisible. Trois mois seulement après le fiasco de la Canadienne, Petit doit à nouveau décrocher son téléphone pour annoncer de mauvaises nouvelles au préfet Boucault. Catastroph­é, le haut fonctionna­ire déboule au 36. La mort dans l’âme, le directeur l’escorte aux stups avant d’aviser le procureur de la République. « Puis ce fut l’onde de choc », se souvient Petit. Comme tous les policiers, il n’est pas franchemen­t habitué à faire l’objet d’une enquête. Et celle-là commence sur les chapeaux de roue. Sitôt le « proc » saisi, les hommes de L’IGPN (la police des polices) perquisiti­onnent les locaux du 36, interrogen­t toute la brigade des stups, hiérarchie incluse, vérifient le « process » d’accès à la salle des scellés. Les films de la vidéo-surveillan­ce leur donnent la clé : on y voit, dans la nuit du 24 au 25 juillet, un homme filiforme, le visage caché par une casquette, entrer au 36 avec des sacs vides puis en ressortir avec les mêmes cabas de supermarch­é « remplis jusqu’à l’anse » de paquets sous cellophane qui ressemblen­t fort à des pains de coke. Des policiers des stups reconnaiss­ent la « silhouette » du brigadier Jonathan G., 34 ans, arrêté le surlendema­in à Perpignan. Un flic de la « maison », de surcroît bien noté, piquant la coke stockée quai des Orfèvres : voilà le parfum du scandale qui flotte encore autour des services d’élite de la police et de leur directeur. « Comment ce type n’a-t-il pas été détecté avant ? », s’interroge Bernard Petit, qui reproche au chef des stups Thierry Huguet, qu’il veut éjecter, de mettre une « chape de plomb » sur son service, au point que « rien ne remonte du terrain et de ses hommes. Or pour dénoncer au patron un voleur, un fou ou un violent, il faut de la confiance.»

Les collègues parlent Pour mieux comprendre la situation, le patron du 36 va profiter d’une révolution majeure chez les flics: « Avant, c’était l’omerta, “ça” se réglait en famille, explique l’expatron de la PJ Patrick Riou. Quand “ça” parvenait à nos oreilles, on écartait le voleur, le dépravé, le poivrot ou le mec qui n’a pas de parole. » « Ça », c’est lorsqu’un flic dérape. Et « avant », la règle était de ne pas balancer un collègue, de fermer les yeux. Mais c’était à l’époque où même les échos des beuveries et des parties fines de la BRI ne dépassaien­t pas les murs du 36. Ce 31juillet devant les « boeufs-carottes », plusieurs flics parlent : oui, Jonathan G. tapait régulièrem­ent dans « les perquises » avec son acolyte « le Tatoué ». Les arrangemen­ts « d’avant » ne sont plus tolérés et les « boeufs-carottes » plus pugnaces. « La société tout entière est plus transparen­te, on ne peut plus rien cacher», dit Riou. Si le dire à L’IGPN est une nouveauté, la pratique en ellemême les a largement précédés. « Les flics de la brigade des stups sont toujours borderline, soutient Patrick Riou qui l’a chapeautée de 1987 à 1989 en pleine explosion du trafic d’héroïne et de cannabis. Aucune affaire de stups ne se fait sans informateu­r. En échange, soit on refile l’impunité à l’indic, soit on lui donne de la drogue prise

sur les saisies. La tentation est trop grande pour de jeunes policiers qui reviennent avec tous ces billets et qui ont du mal à payer leur loyer, ça a toujours été mon angoisse. » Depuis la loi Perben 2 de 2002, les sources immatricul­ées (les « indics » officiels) peuvent toucher de l’argent mais c’est insuffisan­t pour un « tonton » trafiquant. Certains flics continuent à les rémunérer avec de la drogue ou de l’argent saisi en perquisiti­on. Pour payer le « tonton » ou pour s’enrichir ? « Avant, les policiers pouvaient franchir la ligne pour faire une belle affaire mais restaient flics dans l’âme », nuance Anne-laure Compoint, avocate spécialisé­e dans la défense de policiers dans la tourmente et qui les défend avec un succès certain. « Mais si la police devient pour certains un moyen de prendre de l’oseille afin de s’enrichir personnell­ement, ce n’est plus pareil. Tout dépend de la finalité.» Bernard Petit n’ignore rien de ces pratiques. Tout comme il connaît la pression mise par la hiérarchie sur les chiffres en matière de trafic de drogues, la guerre des polices entre les stups et d’autres services concurrent­s, les soucis de recrutemen­t en PJ où les meilleurs postes n’attirent plus les jeunes flics comme avant. Mais tous ces grains de sable ne changent rien au constat: ces 52 kg de coke envolés représente­nt un nouveau coup dur. Un haut magistrat du tribunal de Paris va jusqu’à lâcher : « Il y a quelque chose de pourri au 36.» La Direction centrale de la police judiciaire ne le surnomme-t-il d’ailleurs pas « le musée » ?

Le mauvais génie de la direction Changer en profondeur le quai des Orfèvres, le rendre « plus performant », c’est pourtant l’objectif que s’est fixé Bernard Petit depuis son arrivée. Il n’a négligé aucun détail. Chaque jour depuis des lustres, se tient à 9 h 30 dans le bureau du directeur la réunion de présentati­on du « rapport » du matin. Faute de mobilier suffisant, les chefs de service devaient jusqu’ici écrire sur leurs genoux. Bernard Petit achète huit chaises et des tables et transfère la réunion dans la salle d’étatmajor. Son bureau, qu’il n’a pas surchargé de médailles, écussons ou autres pin’s des polices du monde entier, sert plutôt à accueillir « du gardien de la paix au sousdirect­eur, des syndicalis­tes ou des officiers, pour un café ». Une règle : la porte reste toujours ouverte. Petit crée un service d’informatio­n, de renseignem­ent et d’analyse stratégiqu­e sur la criminalit­é organisée (Sirasco) pour croiser les « tuyaux » qui se dispersent dans les procédures. Il y expédie un membre du cabinet, Henry Moreau, un ancien de la crim’ chargé des relations publiques à la PJPP. Plutôt une bonne idée. Il le remplace par un étrange énergumène dénommé Richard Atlan. Plutôt une très mauvaise idée. C’est un des talons d’achille de Petit : réputé fin psychologu­e avec les « indics », il l’est moins avec ses proches. Sans s’en rendre alors compte, il vient de nommer son « mauvais génie », celui qui, avec une poignée d’amis plus ou moins bien intentionn­és, va précipiter sa chute. Natif d’algérie, fils d’un policier de base, adepte de costumes de petite facture et de souliers à bouts pointus, Richard Atlan, 57 ans, débarque au 36 comme chef de cabinet de Petit. Il ne supporte pas la pièce exiguë où Henry Moreau et sa collègue entassaien­t livres et archives, et exige que le bureau soit refait àneuf. Du haut de son mètre soixante, « Monsieur le chef de cabinet » toise le personnel et montre qu’ila le pouvoir de tout changer, peintures, sol, mobilier et «coffre-fort pour mettre les rapports secrets du directeur», se vante Richard Atlan. « Il n’a qu’un mot à la bouche: “Bernard m’a dit que…” », se moque un de ses collègues. Le jour où Bernard Petit récupère un iphone 6 crypté, son «chef de cab’ » en réclame aussi un. Le gardien de la paix responsabl­e du matériel refuse : « Ce n’est pas possible, il faut que je demande à la direction. » Et Richard Atlan de lui rétorquer : « La direction, c’est moi ! » La rumeur d’un patron « sous l’emprise d’atlan » se propage. Tout comme celle selon laquelle « Atlan est plus haut gradé que Petit dans la franc-maçonnerie ». C’est faux. En revanche, les deux hommes se connaissen­t bel et bien de longue date. Lorsqu’il n’était encore qu’inspecteur, Bernard Petit croisait l’officier Atlan à la DCPJ (Direction centrale de la police judiciaire) ; devenu commissair­e à l’office central de répression du banditisme, Petit tombe à nouveau sur celui qui a rejoint celui de la grande délinquanc­e financière. Monopolisé par un grand fils handicapé, mental et moteur, Atlan ne fait « pas d’extras » le soir après le boulot pour rentrer s’occuper de ce garçon qui ne marche pas et pousse des cris. « On s’est rapprochés en 2013 lorsqu’il m’a fait rencontrer sa femme et son fils, c’était touchant », explique Bernard Petit qui admet le côté « casse-burnes » du personnage : « Il lutte pour vivre. Il lutte pour son fils. Atlan s’impose partout.» Après avoir réussi à placer son garçon handicapé dans une institutio­n spécialisé­e fin 2013, Atlan demande à intégrer l’équipe de Petit. Le nouveau directeur sait qu’il va avoir besoin de types avec de la niaque: c’est ainsi que Richard Atlan atterrit au 36.

Les flics de légende Atlan connaît aussi Philippe Lemaître, l’homme qui, le 6 octobre 2014, lui téléphone plusieurs fois avant de rendre visite à Bernard Petit, « en coup de vent, comme d’habitude ». Là encore, les deux hommes se fréquenten­t depuis longtemps. En 1995, alors chef d’état-major de la DCPJ, Petit réceptionn­ait les rapports sensibles apportés par Lemaître, secrétaire administra­tif de la division antiterror­iste : « Ce n’est pas un quidam rencontré dans un bar mais un fonctionna­ire de l’état qui, depuis trente ans, a accès à des renseignem­ents confidenti­els », souligne Bernard Petit pour justifier cette relation et ce rendez-vous fixé dans son bureau.

« Aucune Affaire de stups ne se fait sans indics, souvent en échange de drogue. LA tentation est grande

pour de jeunes policiers. » Patrick riou, ex-patron de La PJ

Lemaître, personnage plein d’entregent, est devenu le bras droit de Joaquin Masanet aux oeuvres sociales de la police (Anas). « Jo », encore une de ces légendes de la « maison poulagat » : ancien syndicalis­te CRS « républicai­n, de gauche », grande gueule portée sur la bouteille qui tutoie les ministres de l’intérieur et tape dans le dos des commissair­es. Et qui n’aime rien tant que de faire et défaire les carrières en poussant les «amis » sur le tableau d’avancement ou en décrochant la mutation de ses ennemis.

Le piège prouteau Tout comme Richard Atlan, Lemaître et Masanet ont toujours un service à demander ou à rendre. Ce 6 octobre, Lemaître profite de son rendez-vous avec le patron du 36 pour chercher à connaître les raisons de la convocatio­n du préfet Christian Prouteau, un autre ami, prévue le lendemain à la brigade financière. Il y met assez d’habileté pour que Bernard Petit n’y voie que du feu. Tout au plus, Lemaître a pu glisser en fin de conversati­on que le préfet Prouteau, fondateur du GIGN, est « un héros de la République » : « J’ai bien reçu Philippe Lemaître pour prendre un café, pas en audience, mais je conteste lui avoir parlé d’une procédure en cours concernant Prouteau », nous assure avec fermeté Bernard Petit qui ne veut pas entrer dans les détails: « Je m’expliquera­i devant la justice mais le mal est fait. » Car sitôt sorti du quai des Orfèvres, Lemaître s’empresse d’avertir Prouteau sur les raisons de son audition du 7 octobre. Lorsqu’il sera confondu, le préfet Prouteau

balance Lemaître, qui lui-même dénonce ses prétendus informateu­rs, Bernard Petit et son chef de cabinet Richard Atlan (1). Aujourd’hui, Petit avoue, penaud, son manque de clairvoyan­ce et de flair : « Je manage bien les tontons, mais pas les amis, là je suis très myope.» Pour la troisième fois de l’année, la machine judiciaire tourne les yeux vers le quai des Orfèvres et ses pratiques borderline. Cela commence à faire désordre. Le patron du 36, qui finit 2014 le moral en berne, l’ignore encore mais cette fois, le danger se rapproche de lui. Début 2015 est encore pire, mais cette fois loin des intrigues de bureau et des coups bas. Le terrain reprend ses droits, avec une telle violence que même le « grand patron » doit mettre les mains dans le cambouis. Le 7 janvier, pendant la présentati­on du « rapport » de 9 h 30, Bernard Petit est averti de « la catastroph­e » terroriste qu’il redoute depuis des mois, comme bien d’autres flics. Il fonce vers Charlie Hebdo avec son adjoint. Les images s’enchaînent à une vitesse folle. Celle d’un blessé transporté par le Samu qui «se vide de son sang et trépasse » sous ses yeux. Celles « des traces de piétinemen­ts de sang » dans l’escalier, partout sur le sol. Celle, à l’étage de la salle de rédaction, de « deux pompiers à la peine » pour sortir une civière dans le couloir étroit et qui lui lancent : « Eh, la police, tu peux nous aider à porter ? » « Je tiens le brancard, le blessé hurle “mon bras, mon bras!” Quand j’ai fini, j’ai les mains pleines de sang. » Et celle, dans la rédaction, « d’une scène de crime inimaginab­le, un amas de corps d’hommes avec le masque de la mort et une femme au milieu ». Les hommes de la brigade criminelle rappliquen­t en masse avec les technicien­s de l’identité judiciaire : « On s’engage très fortement dans l’enquête. » Et ça n’arrête pas. Le lendemain matin, « c’est l’assassinat de la policière municipale de Montrouge », « on a très vite une piste, Amedy Coulibaly ». Dans la nuit du 8 au 9, « on va le chercher, on va casser des appartemen­ts ». Bernard Petit est sur le terrain avec ses gars de l’antigang et leur chef Christophe Molmy lorsque « la colonne d’assaut enfonce la porte du dernier domicile connu de Coulibaly et de sa compagne » dans les Hauts-de-seine : « On rentre à 7 heures du matin, bredouille­s, on va se coucher mais à 9heures, il faut repartir dans le 77 où les Kouachi font une prise d’otages. » Le GIGN et le Raid pilotent l’opération, la BRI reste en observateu­r. Dans le QG, le patron de la PJ de Paris suit les événements assis à la table de commandeme­nt. Jusqu’à la prise d’otages de Coulibaly à l’hyper Cacher : « On se rapatrie porte de Saint-mandé et on installe notre PC sur le pont qui enjambe le périph’. Je demande aux gars de la BRB de s’occuper des familles qui ont en ligne des otages, aux districts de PJ de prendre en charge les journalist­es, et je viens voir personnell­ement le négociateu­r de la BRI qui s’avoue très pessimiste : Coulibaly ne revendique rien, fait ses prières, c’est funeste. On prépare l’assaut. Mais le préfet et le procureur veulent qu’on continue à négocier, le ministre de l’intérieur, que j’ai en ligne, aussi. Ma religion est faite. Je lui dis : “Il faut nous donner l’autorisati­on”. » Bernard Cazeneuve s’enquiert : « Peut-on réussir cet assaut ? » Bernard Petit répond « Oui, je prends ça sur moi. » Le ministre rétorque : « Ce n’est pas la question ». Feu vert.

Et bonne année ! Pendant que « le groupe Alpha de la BRI court vers l’arrière du magasin pour une intrusion chaude à l’explosif », et que le Raid se prépare à attaquer la façade pour coincer Coulibaly, le patron du 36 suit l’opération « avec radio et Storno (les radios cryptées des policiers, ndlr) » en face de l’hyper Cacher avec les snipers. Puis il traverse à grandes enjambées l’avenue pour féliciter ses gars, « un peu hébétés » avant « la pluie d’appels téléphoniq­ues ». De retour quai des Orfèvres, Petit supervise « la traque judiciaire » de la brigade criminelle qui travaille « d’arrache-pied » et démantèle le réseau Kouachi-coulibaly. Trois semaines ont passé. Le 30 janvier, lors des voeux de la BRI dans les salons Ricard rue Newton (XVIE arrondisse­ment), le directeur de la PJ paraît épuisé, en retrait au fond de la salle. Christophe Molmy entame son discours sur l’année 2014 qui a « bien mal commencé » pour finir sur le blason redoré de la brigade antigang qui vient de réussir l’interventi­on dans l’hyper Cacher. À quoi pense Bernard Petit, les yeux dans le vague? Se doute-t-il de ce qui se trame dans son dos? « Jamais je n’ai pensé à ce qui allait arriver», assure-t-il, attablé aux Tontons. Pourquoi, alors, propose-t-il en cette fin janvier à la belle et énergique avocate Anne-laure Compoint de « passer au 36 prendre un café » ? « Puisqu’elle défend beaucoup de policiers, je voulais lui expliquer que je renverrai devant le conseil de discipline tous ceux qui ont des soucis d’alcoolémie en service. » Mais le 4 février, lorsque les juges d’instructio­n Charlotte Bilger et Roger Le Loire, un ancien collègue inspecteur des stups au 36, se présentent à son bureau avec L’IGPN pour le fouiller puis le mettre en examen pour violation du secret de l’instructio­n, Bernard Petit – incrédule et effondré – envoie un SMS à Me Compoint : « Ce ne sera pas le café prévu. J’ai besoin de vous à titre personnel. »

(1) Mis en examen pour « complicité de violation du secret de l’instructio­n », richard atlan que nous avons sollicité n’a pas souhaité s’exprimer. Son avocat, Jean-Christophe ramadier, nous indique que son « client conteste formelleme­nt les accusation­s portées contre lui. en tant que chef de cabinet et chargé des relations publiques, M. atlan n’a pas accès aux procédures et ne peut donc informer personne sur une enquête en cours. Son patron n’a pas plus donné de renseignem­ents». Philippe Lemaître a lui été mis en examen pour «complicité de trafic d’influence, recel de violation du secret de l’instructio­n et recel de révélation d’informatio­ns sur une instructio­n en cours dans le but d’entraver le déroulemen­t des investigat­ions».

Bernard Cazeneuve s’enquiert : « Peut-on réussir CET assaut ? » Bernard Petit : « oui, je Prends ça sur moi. » FEU vert.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Le mythique escalier du 36.
Le mythique escalier du 36.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France