LE BUREAU DES LÉGENDES David Abiker
Travailler en entreprise, c’est mentir un peu. Et ces petits mensonges ont une fonction précise. Bien décidé à vous dire la vérité, notre chroniqueur vous explique laquelle. Longtemps DRH, David Abiker est aujourd’hui journaliste à Europe 1 où il anime «
Ce matin, j’ai conclu un mail par « À très vite ». En vérité, je ne suis pas pressé de recontacter mon interlocuteur, je mens. Pourquoi ? « Parce que le manque de temps et les moyens de communication modernes incitent à réduire la vérité à sa plus simple expression, voire à mentir », explique Luc Loquen, auteur du Mensonge dans l’entreprise (Privat), pour qui ces nouveaux outils de communication, rapides et expéditifs, perme ent de s’affranchir de la vérité. « Ainsi, la formule “Fais-moi un mail” est une autre façon de dire qu’on n’a pas le temps de se pencher sur le sujet et que, d’ailleurs, on ne se penchera jamais dessus », poursuit ce consultant en management. Ces expressions perme ent de reme re à après-demain ce qui aurait pu ne pas se décider tout de suite. « On en reparle » sert à fermer la porte à une idée, sans pour autant la refuser d’entrée. L’assistante qui vous répond : « On revient vers vous très vite » après l’envoi d’un CV a des chances de ne jamais vous rappeler, et vous le concevez parfaitement. Vous êtes un salarié civilisé qui vit quotidiennement avec le mensonge. De là à appliquer à l’entreprise la maxime de Napoléon sur l’histoire : « Une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord »… Jean Pralong, psychologue et prof de gestion des ressources humaines à Neoma Business School, confirme : « L’entreprise, c’est le royaume de l’ambiguïté. Tout peut arriver mais rien n’est sûr. Regardez un business plan. Il n’y a rien de plus faux, mais tout le monde fait semblant d’y croire ! » Ce e ambiguïté caractérise ces situations où l’on sait que chacun ment mais où personne ne souhaite sortir de la zone grise du demi-mensonge.
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Hier, à 11 heures, par exemple, je reçois ce SMS : « Toujours OK pour le déj ? » Voilà qui ressemble à la possibilité d’une annulation. Comme je n’ai pas envie de traverser Paris ce jour-là, je textote en retour: « J’ai un empêchement. » Ce à quoi, mon correspondant, probablement soulagé, m’envoie : « Pas de problème, une autre fois. » Inutile de vous dire que la prochaine fois que nous nous reverrons, il me dira avec la rage du converti : « Il faut absolument (pas) qu’on déjeune », et je lui répondrai « Je t’appelle », ce que je ne ferai pas. Dans le même genre, voici trois mensonges communément admis : « Je suis là dans dix minutes » (= j’ai une demi-heure de retard); « Je me gare » (= je cherche une place); « Ma réunion vient de se terminer » (= commande, j’arrive pour le café). Dans l’entreprise on négocie un salaire, un avantage alors pourquoi ne pas négocier avec la vérité? « La vie des affaires se conjugue au conditionnel, autrement dit ce qui était vrai hier ne le sera plus demain », souligne Jean Pralong. Et de citer l’américain Karl E. Weick, pape de la théorie des organisations, qui adore l’exemple du bataillon autrichien. Égaré dans les Alpes pendant la Seconde Guerre mondiale, il parvint à retrouver son chemin grâce à une carte… des Pyrénées ! Même fausse, elle les avait incités à bouger. C’est un peu la fonction du mensonge dans l’entreprise : il permet de sortir de l’impasse.
« Je suis là dans dix minutes » signifie « j’ai une demi-heure de retard. »