GQ (France)

LES GOUROUS Y COMBINATOR

Y COMBINATOR

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chez lui. Ça sent la moque e et le bois neufs. Partout, des jeunes s’affairent sur leur Macbook. Voilà bientôt trois mois qu’à « YC », 114 patrons de start-up suivent la session hiver 2015 qui les prépare à devenir les prochaines « billion-dollars companies », à « changer le monde ». Y Combinator est un incubateur (ou accélérate­ur), qui a prospéré dans la Bay Area de San Francisco et se targue d’avoir boosté 842 start-up en dix ans, parmi lesquelles quatre sont valorisées à plusieurs milliards de dollars : Airbnb, la plateforme communauta­ire de location de logements de particulie­rs ; Dropbox, le service de stockage et de partage de fichiers ; Stripe, l’interface de paiement ; et Instacart, le service de livraison de courses alimentair­es basé sur le crowdsourc­ing. En échange de 7 % du capital des sociétés incubées, la compagnie fournit 108 000 €, visibilité, conseils, un carnet d’adresses auprès des meilleurs investisse­urs de la région… Bref, les clés de la réussite. Dans un secteur où la probabilit­é de survie pour une entreprise est de 1 sur 5, elle passerait, grâce à Y Combinator, à 2 sur3. Tenter sa chance à « YC » était d’autant plus tentant pour Bruno Didier qu’il ne s’imaginait aucun avenir en France : « Jusqu’à la French Tech (politique gouverneme­ntale d’accélérati­on de start-up, ndlr), on me demandait de l’argent pour être incubé. » C’est sa rencontre avec Michael Seibel, venu repérer des jeunes pousses dans l’hexagone, qui va « changer [sa] vie ». Le parcours de Seibel est étincelant: il était incubé en 2012 avec une start-up revendue, depuis, pour 55 millions d’euros. L’autre société qu’il a cofondée, Justin.tv, a été acquise par Amazon pour 880 millions d’euros. « J’ai dîné avec lui, il m’a conseillé de postuler, se souvient Bruno Didier. Pour moi, c’était ina eignable. » Et pourtant. Dans moins d’une semaine, il aura fini d’incuber pour a eindre les « Demo Days », épilogue et apogée du programme, au cours desquels les start-up se présentent à quelque 450 investisse­urs. Chacune aura deux minutes et trente secondes pour convaincre. « Soit t’es ridicule, soit t’es handsome », résume le Frenchie. Dans le meilleur des cas, elles lèveront des millions. Alors, la pression monte.

« Les gens méchants échouent » Dans la grande salle de réunion, les jeunes entreprene­urs se succèdent sur une estrade et répètent leur pitch. Face à eux, l’équipe de l’incubateur rebondit: « Tu ne dois pas tout dire, il faut juste leur donner envie de venir te parler », « Ne les laisse pas se demander si ça marche, explique-leur que ça marche ! »... Chaque présentati­on est suivie d’une salve d’applaudiss­ements, car l’esprit de communauté règne et l’ambiance doit rester bienveilla­nte : c’est l’une des signatures de « YC ». Son fondateur, Paul Graham, connu pour avoir créé l’ancêtre de la plateforme de e-commerce Yahoo! Store (ex-viaweb), a même théorisé le principe dans un post de blog très repris : « Les gens méchants échouent. » Jeff Huber, un Américain de 25 ans au sourire bright, y croit : « Y Combinator recherche des gens bien avant tout. » Amputé peu après sa naissance, Jeff explique qu’à cause de son coût prohibitif, il ne peut pas se perme re d’utiliser sa prothèse sous la douche, à la piscine ou à la mer, au risque de l’abîmer. Il a fondé Standard Cyborg, qui conçoit des prothèses de jambe waterproof et low cost grâce à une imprimante 3D. « Créez quelque chose dont les gens ont envie » est l’un des principaux credos de Y Combinator. Sauf qu’on n’a ire pas les investisse­urs avec des bons sentiments. « Il y a 2 millions d’amputés aux États-unis, et 25 millions dans le monde. C’est un marché sans aucun concurrent », promet Jeff. Les ambitions de ses camarades de promo raisonnent de façon similaire : « La prostate, c’est un marché de 40 milliards de dollars dans le monde »; « Le marché des drones croît de 20% par an, et ça pourrait aller plus vite»... Des courbes de croissance exponentie­lles, des promesses de traction et de technologi­es de rupture qui se ressemblen­t à s’y méprendre. La diversité, chez Y Combinator, provient plutôt des concepts. Il y a là le « Uber de la photograph­ie », le « ebay de la génération Snapchat », la valise connectée et intelligen­te, une société qui ambitionne de régler les problèmes de sommeil des nouveau-nés avec un appareil envoyant des vibrations douces, une autre qui veut me re fin au temps perdu pendant les réunions d’entreprise… À croire qu’avec un bon sens de la formule algorithme, tout devient possible. Et rien de tel qu’une anecdote émouvante pour enrober le tout. À l’aube de ses 25 ans, Edwin Broni-mensah ambitionna­it de se forger un corps d’athlète: « J’ai commencé un programme d’entraîneme­nt. Il fallait que je boive 4 litres d’eau par jour, raconte le jeune homme. Je devais sans cesse acheter des bouteilles alors qu’en Angleterre, l’eau du robinet est bonne. Tandis que mon père, au Ghana, n’a pas accès à l’eau potable. C’est ridicule. » Ainsi est né, il y a quatre ans, Givemetap, une start-up commercial­isant une gourde au design chic, sur un double concept original : une partie du prix d’achat est reversée à des projets d’accès à l’eau potable en Afrique, et ses utilisateu­rs peuvent remplir leur gourde

gratuiteme­nt dans des cafés partenaire­s (drainant des clients potentiels). L’ancien étudiant en maths de Manchester, passé par HSBC, semble avoir trouvé sa voie. Depuis qu’il s’est installé à San Francisco pour suivre le programme de Y Combinator, il a établi 170 partenaria­ts en trois mois, « alors qu’à Londres, j’avais mis deux ans pour en avoir 20 ».

Deux commerciau­x dans un garage Les « rehearsal days » (jours de répétition) touchent à leur fin mais Corbe• Drummey rentre chez lui avec la ferme intention de continuer à apprendre son texte par coeur. Pour ce rouquin de 24 ans, « “YC” est un sprint »... couru sur une distance de marathon. Avec six collègues, ils ont renoncé à leur vie sociale à Chicago pour partager ici quotidien et chambre à coucher. Deux petites amies ont suivi, qui tuent l’ennui dans les malls voisins. Leur start-up, Popular Pays, parie sur le crowdsourc­ing appliqué à la publicité : « On connecte une marque avec des Instagrame­rs qui proposent des photos pour un certain prix. On fournit à la marque des datas: le coût, la moyenne de likes, le nombre de followers, un échantillo­n de photos… C’est moins cher. » Et redoutable­ment efficace. L’équipe de Popular Pays a signé un contrat avec Mcdonald’s qui souhaitait communique­r sur les clémentine­s dans son légendaire Happy Meal. « Ils voulaient 12 millions de vues », une partie de plaisir pour ces jeunes. Dans les maisonsbur­eaux des autres participan­ts de Y Combinator, les mêmes clichés se répètent. Des ordinateur­s en surchauffe, des développeu­rs rivés sur leur clavier, une piscine boudée au fond du jardin. À San José, c’est une bâtisse de style méditerran­éen à la déco vieillo•e que Bruno Didier et ses trois comparses ont investie ; dans un quartier huppé d’atherton, les Chinois de Raventech planchent sur leur tentative d’humanoïde du quotidien via un programme de traitement automatiqu­e du langage naturel ; à Santa Clara, les Dubaïotes de Gradberry se sont installés sur du mobilier Ikea pour peaufiner leur logiciel de recrutemen­t d’ingénieurs en… logiciels ! À Los Altos, chez Campus Job – un site d’offres de petits boulots et stages pour étudiants –, les murs sont recouverts d’affiches-préceptes : « Bien n’est pas assez », « Pense plus grand », « Arrête de réfléchir, passe à l’action »... Quand on voit les deux commerciau­x s’affairer dans le garage transformé en succursale, on pense à celui qui, quarante plus tôt, lançait Apple dans ce•e même commune. Le futur Steve Jobs se cache peut-être parmi les 114 patrons de l’hiver 2015. C’est le pari que fait Y Combinator. « On perd de l’argent avec la plupart des compagnies, mais une petite fraction fera des millions ou des milliards de dollars », explique Paul Buchheit, l’un des vingt associés de l’incubateur, au look si quelconque qu’on en oublierait son CV extraordin­aire. À 38 ans, il peut se targuer de travailler pour le seul plaisir. Buchheit a été parmi les premiers salariés de Google, a créé Gmail et, quelques années

Bruno Didier, retenu par Y Combinator patrons de start-up ont été sélectionn­és pour participer au stage hiver 2015 de Y Combinator, parmi

5 500 candidats.

plus tard, revendu à Facebook pour 45 millions d’euros une de ses sociétés. Pour illustrer l’impact de « YC », il recourt à l’exemple de Magic : c’est l’histoire, brève, de cinq entreprene­urs arrivés à l’incubateur avec un projet d’applicatio­n mesurant la pression sanguine, et repartis avec un concept de majordome virtuel qui, via SMS, permet de réserver un billet d’avion, se faire livrer une pizza ou du papier toile†e. Un carton. Mais pour convaincre de la magie de Y Combinator, l’exemple d’airbnb reste le plus bluffant : « Quand on les a rencontrés, ils étaient sur le point d’abandonner, se souvient Buchheit à propos de la société aujourd’hui valorisée à 12 milliards d’euros. Un des cofondateu­rs avait même accepté un boulot à Boston. Ils n’avaient plus d’argent. Paul Graham leur a demandé où ils avaient du succès. C’était à New York. Il leur a dit : “Allez à New York, allez voir vos clients, demandez leur ce qu’ils aiment”. On leur a permis de rester en vie, de mieux connaître leurs utilisateu­rs, on a changé leur nom et on leur a présenté Sequoia Capital (l’un des fonds d’investisse­ment les plus importants de la Silicon Valley, ndlr), qui a investi la veille des Demo Days. » Aujourd’hui, Airbnb revendique 25 millions de voyageurs dans 34 000 villes et 190 pays. J-2 : c’est l’heure de la répétition générale devant les anciens élèves de Y Combinator. Mathilde Collin et Daniel Yanisse ont fait le déplacemen­t. Ces deux Français de 25 et 26 ans ont été incubés il y a unan et seraient prêts à signer de nouveau sans hésiter. « Même en échange de 10 % du capital », jure Mathilde, qui a fondé Frontapp, un logiciel de gestion collaborat­ive des boîtes mail partagées. Daniel a le sentiment d’avoir trouvé « des mentors à vie ». À la tête de Checkr, une start-up de vérificati­on de données pour les recruteurs (casier judiciaire, numéro de sécurité sociale, infraction­s au code de la route…), il s’avoue « impression­né par le potentiel et la maturité » des sociétés qu’il a découverte­s dans la nouvelle promo. Certaines ont déjà suivi des programmes chez d’autres incubateur­s comme celui de Microsoª ou du MIT. « “YC” a mis la barre plus haut. » C’est en effet la feuille de route laissée par Paul Graham début 2014 à son successeur. Malgré un contact peu loquace qui lui donne l’aspect d’un nerd mal léché, Sam Altman force l’admiration de son entourage. Gabarit frêle, imperturba­blement vêtu d’un short à larges poches et de tennis, le nouveau président de « YC » a à peine 29 ans mais un appétit de croissance insatiable. Jamais autant de boîtes n’avaient été incubées en une session. « On se sent comme une start-up,

Un investisse­ur

s’enthousias­me la directrice financière, la Britanniqu­e Kirsty Nathoo. On a ce e mentalité d’aller vite. » Pour élargir son aire d’influence, Y Combinator a décidé de communique­r plus directemen­t auprès des femmes ainsi que des communauté­s noires et hispanique­s. Et le nombre d’associés a augmenté. L’un d’entre eux s’apprête justement à donner une conférence sur l’entreprene­uriat à l’insead (Institut européen d’administra­tion des affaires), la meilleure école de commerce française.

Chercher une aiguille dans une botte de foin Le lendemain, les Demo Days démarrent : dans une salle du Computer History Museum de Mountain View, musée dédié à la révolution informatiq­ue, des investisse­urs triés sur le volet ont été réunis. On distingue dans la foule l’acteur américain Ashton Kutcher, adepte des entreprise­s tech qui a incarné Steve Jobs au cinéma en 2013, ou encore l’ancien quarterbac­k de légende des 49ers, Joe Montana, initié aux plaisirs des investisse­ments à risque par le milliardai­re Ron Conway. Grâce à une applicatio­n mise en place par « YC », ils pourront liker en temps réel depuis leurs table es les start-up qu’ils souhaitent rencontrer à l’issue des présentati­ons. La première fournée d’entreprene­urs est lancée. L’assemblée est hilare devant les blagues du patron de Cleanly, qui propose un service de ramassage de linge à domicile, ou du PDG de Meadow, qui pitche un service de livraison de marijuana en jurant que « la drogue, c’est un super business » ; elle prend un air curieux devant le Colombien de Themidgame qui veut révolution­ner l’industrie de la pub – « les Youtubeurs mis au service des marques ont seize fois plus d’influence que les annonceurs classiques » – ; et un air concerné lorsqu’un ancien prisonnier devenu entreprene­ur dessine les contours d’un marché de 5,4 milliards d’euros grâce à un service à bas coût de téléphonie, d’impression et d’envoi de photos entre les détenus et leurs proches. À la pause, le bal des séductions démarre. Bruno Didier ne présente Trackin que le lendemain, mais il approche déjà le chaland : « Il ne faut laisser passer aucune opportunit­é ! » lance-t-il, tout excité. Les cartes de visite s’échangent. « C’est comme du speed-dating, tente Mike Maples Jr, patron du fonds Floodgate, invité aux Demo Days depuis 2007. Sur 100 start-up, j’en rencontrer­ai dix et j’investirai dans deux. » Il estime que des « 30 000 entreprise­s fondées chaque année, 10 % créent 97 % de la valeur ». Autant chercher une aiguille dans une bo e de foin et, à ce jeu-là, « “YC” commence à montrer qu’ils ont du potentiel ». Grâce à l’incubateur, Mike et son associée Ann Miura-ko ont mis des billes dans Twitch, incubé en 2007. Forts du succès de ce service de streaming et de VOD de jeux vidéo, ils ont « multiplié par 84 » leur mise de départ. Miser sur le bon cheval, c’est aussi le défi des start-up: lever 50 000 € auprès d’un cadre de Facebook ou d’un ancien ingénieur de Google n’a pas les mêmes retombées que signer pour cinq ou dix fois ce e somme auprès d’un fonds. De même, explique en off un participan­t, « il faut préférer de l’argent avec une valeur ajoutée, qui vient avec des conseils, de l’aide pour recruter des cadres, trouver des clients, des associés… » Quand on croise le directeur d’exploitati­on d’atomwise, on sent que la pêche a été bonne. Sa boîte développe des remèdes à l’aide de l’intelligen­ce artificiel­le, en utilisant des algorithme­s pour tester des molécules : « Hier soir, on mangeait tranquille­ment des sushis quand on a reçu un appel, tient à nous raconter Alexander Levy, encore euphorique. C’était la secrétaire d’un milliardai­re qui possède l’un des plus gros fonds de capital-risque. Elle voulait qu’on se rende à son bureau dans la demi-heure. Un de leurs managers était venu au siège de “YC” et nous avait repérés. » Les biotechnol­ogies ont plus que jamais le vent en poupe : « Il y a eu autant d’investisse­ment dans la Bay Area l’an dernier que dans toute l’europe », jure Alexander Levy. Son PDG, Abraham Heifets, vient d’annoncer sur l’estrade qu’il a obtenu des résultats très prome eurs dans la recherche d’un traitement pour le virus Ebola, en deux semaines et pour moins de 890 €, quand l’industrie médicale met en moyenne plus d’une décennie et des milliards à me re sur pied un médicament. La promesse de vies sauvées ? Et d’une sacrée fortune...

Le pourcentag­e du capital que prend Y Combinator dans toutes les sociétés qu’il incube, en échange de 108 000 € d’aide.

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