GQ (France)

FORCE JAUNE

LES SUPER POUVOIRS DU MAILLOT MYTHIQUE Comment un morceau de Lycra peut-il faire courir autant de monde? Le maillot jaune, remis chaque soir au premier du classement du Tour de France, a des pouvoirs surnaturel­s. Celui de transforme­r les anonymes du pelo

- Jean Perrier

C’est un vêtement qui déchaîne les passions, un maillot de cycliste que des milliers de spectateur­s serrés sur le bord de la route du Tour tentent d’apercevoir, coincés entre le bitume et le champ de colza. Si une star du vélo le trimballe sur ses épaules, c’est encore plus excitant. Mais au final, qu’importe. On vient d’abord pour lui, ce flash scintillan­t au milieu d’un peloton bigarré déboulant à plus de 50 km/h ; la seule casaque ou presque reconnaiss­able parmi une armée de bourrins que plus rien ne distingue. Le maillot jaune est un passeport pour la gloire éternelle qui transforme le coureur cycliste, tel le commun des mortels d’un comic Marvel soudain investi des pouvoirs et du destin d’un

superhéros. L’objet du culte a été créé en 1919 par Henri Desgrange, directeur du Tour de France. Il choisit alors la couleur des pages du quotidien sportif L’auto, ancêtre de L’équipe, organisate­ur de la plus prestigieu­se course de vélo au monde. Ce maillot, zippé depuis, porté par 263 leaders du classement général, exerce un pouvoir de fascinatio­n comme aucun autre accessoire du sport spectacle. Tous les coureurs rêvent d’enfiler un jour ce « paletot », même le temps d’une centaine de kilomètres. Dans l’organigram­me du peloton, certains lui sont « destinés » : les as du prologue qui lance la Grande Boucle, la poignée de sprinters s’échangeant la tunique d’or au gré des premières étapes et, bien entendu, les cadors roulant pour la victoire finale à Paris, sous l’arc de Triomphe. D’autres en sont à jamais exclus,

comme ces « lieutenant­s » chargés d’escorter leur team leader avant de penser à éclaircir leur destin d’hommes de l’ombre. Et puis, il y a ces dizaines de bons soldats que personne ne craint, ces quelques baroudeurs capables du « coup d’un jour », poussant au-delà de leurs forces le temps d’une échappée pour décrocher une étape. En 1984, Vincent Barteau, néo-pro de 22 ans, équipier du vainqueur sortant Laurent Fignon au sein de l’équipe Renault, réussit le coup parfait lors de la cinquième étape qui arrive à CergyPonto­ise. « Une bonne partie du peloton s’est arrêtée pour pisser, dont mon équipier Greg Lemond (futur vainqueur en 1986, 1989 et 1990, ndlr) et moi-même, se souvient l’un des 95 Français ayant roulé en jaune. En remontant le peloton, j’apprends qu’un con a a aqué. En voulant le ra raper pour lui dire deux mots, je récupère un autre gars au passage et on revient sur lui. Le peloton lâche l’affaire, donc on continue. Je perds l’étape, mais je prends le maillot, avec 17 minutes d’avance au général ! » Barteau verra la vie en jaune douze jours durant. La plus belle ligne de son palmarès. « C’est l’oscar du meilleur coureur dans le grand film du Tour, confie Cédric Vasseur, profession­nel dans les années 1990 et 2000 qui l’endossa pendant cinq jours lors du Tour 1997. Il fascine la France, les gens de la télé, les avocats, les chirurgien­s… On m’en parle encore vingt ans après ! Porter ce e tunique change ta vie à jamais. » Et c’est encore plus vrai pour l’inconnu du peloton. « Cela démarre même avant, dès la ligne franchie, dès que c’est officiel », décrit Laurent Jalabert, qui a goûté

assumer un nouveau rôle à l’intérieur du peloton: celui du leader qui, certes, sait que l’affaire ne durera pas, que la victoire finale est de toute façon promise àun autre, mais qui doit assumer ce statut aussi jouissif et galvanisan­t qu’éphémère. Si le maillot jaune a le don d’a™irer la lumière, il favorise aussi la transcenda­nce physique. Le précieux tissu rend plus fort. « Le 14 juillet 1997, raconte Cédric Vasseur, je devais défendre mon maillot en montagne. Un journalist­e avait affirmé la veille qu’il n’y avait aucun espoir pour moi. Toute la journée, je me suis ba™u. Je voyais mon nom inscrit sur la route, j’entendais les encouragem­ents des spectateur­s. Et c’était fête nationale ! J’ai puisé loin en moi et j’ai sauvé ma place pour une dizaine de secondes. Il n’y a que le maillot jaune qui te perme™e de te sublimer à ce point. Tu ne veux le lâcher à personne. » « J’ai toujours en mémoire le regard de mes équipiers quand je suis rentré le soir à l’hôtel avec mon maillot sur le dos, poursuit Jalabert. Ils se sont tournés vers moi et j’ai senti qu’ils étaient fiers de faire partie de ce™e équipe. » Et qu’il ne serait plus jamais le même coureur à leurs yeux, comme un joueur de foot ou de rugby parti quelques jours avec la sélection

Porté par le leader aux points

(distribués aux arrivées d’étapes et dans les sprints intermédia­ires), il a gardé la teinte de son premier sponsor, À la Belle Jardinière.

en 2000. Ce e année-là, il porte une nouvelle fois le maillot jaune pendant deux jours. Dans la sixième étape, il est a aqué alors qu’il satisfait un besoin naturel. Un crime de lèse-majesté. Une infraction au code de la route du Tour. « Ça avait flingué alors que j’urinais sur le bas-côté. Les échappés ont continué à rouler à fond. À un moment donné, je savais que c’était perdu donc l’équipe a abandonné la poursuite. On m’a reproché de ne pas avoir tout fait pour revenir. Ça a été pris comme un manque de respect. » L’ennemi vient aussi parfois de l’intérieur. Si Vincent Barteau avoue aujourd’hui qu’il n’a pas vraiment cru être en mesure de remporter le Tour, il sait pourquoi et par qui il en fut dépossédé: son propre boss, Cyrille Guimard, qui avait dessiné un tout autre storyboard : « J’ai vite compris : on préférait que ce soit Fignon, le Parisien, le tenant du titre, qui remporte le Tour. Je n’étais que le petit provincial. On m’a réservé quelques mauvaises surprises, comme oublier mon vélo pour m’empêcher de m’échauffer avant le départ... » Le Tour de France est une machine broyeuse d’illusions, réservée aux champions. Un blockbuste­r qui n’aime les héros romantique­s que le temps d’un épisode. Pour un jour ou une semaine. Guère plus.

Le meilleur des CV Mais il n’est pas ingrat. Sitôt la java terminée sur les Champs-élysées, la vie de notre héros bascule pour toujours. Des critériums du mois d’août aux classiques d’automne, il doit confirmer. Et s’affirmer. Son salaire est revu à la hausse. Un cycliste pro «normal » gagnant dans les 50 000 € par an et qui se distingue surl’épreuve reine peut multiplier son salaire par cinq ou dix. Il renégocie son contrat avec son sponsor, s’en trouve de nouveaux. Et personne ne lui en veut de mégoter sur le cachet pour rouler quarante fois autour d’une église au fin fond de la Bretagne. Le pouvoir d’a raction du maillot jaune est tel que l’après-carrière d’un ancien porteur est souvent assuré dès sa retraite sportive. La voie royale ? Consultant dans les médias. Cédric Vasseur, qui commente le cyclisme sur France Télévision­s et Bein Sports, explique ce phénomène : « Le maillot jaune, c’est le meilleur des CV. Ce qui intéresse les chaînes, c’est d’avoir un consultant que le grand public reconnaiss­e. Et la parole d’un ancien leader du Tour est forcément légitime. » À 36 ans, Thomas Voeckler, qui court ce e année son treizième Tour, est toujours heureux sur un vélo. « Le maillot jaune a changé ma carrière, mais pas ma vie. J’ai un peu pris le melon à certains moments, c’est vrai. Tu te sens comme un petit prince quand, à 25balais, tu portes le maillot jaune pendant dix jours. Mais j’ai quand même su garder les pieds sur terre. Je ne me suis pas acheté de grosse bagnole, jen’ai pas déménagé en Suisse et j’étais déjà avec mon épouse. Ons’est juste offert une belle maison. » C’est le discours d’un coureur encore en activité, et qui n’a pas envie de raccrocher tout de suite. Vasseur, lui, admet très facilement qu’il « doit tout » au maillot jaune. « L’an dernier, à Lille, un homme se dirige vers moi au supermarch­é et me dit : “Eh, Cédric, on vous voit sur le Tour ce e année?” Je n’en revenais pas. J’ai bientôt 45 ans. Et le mec croit que je cours encore. Je dois plutôt bien vieillir ! » C’est lepouvoir le plus fantastiqu­e du maillot jaune : il rend éternel.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France