LA TROISIÈME MI TEMPS LA DINGUE
Le 22 juin 1995, à Pretoria, la France bat l’angleterre en petite finale de la Coupe du monde, après une série de huit défaites contre le XV de la Rose. Tard dans la nuit, les deux équipes ennemies se retrouvent dans le même bar. S’ensuit une soirée démen
COUPE DU MONDE 1995
ce moment de la soirée, Brian Moore a le regard noir. Seul dans un coin du Ed’s Diner, vaste bar sportif de deux étages proche du Loftus Versfeld Stadium de Pretoria, en Afrique du Sud, le talonneur du XV d’angleterre écluse des bières. Il tente, le nez dans la mousse, d’oublier cette « petite finale » de Coupe du monde perdue quelques heures plus tôt face à la France (9-19). Disputé entre demi-finalistes vaincus, ce match pour la troisième place n’a que peu d’intérêt sauf s’il oppose, comme ce 22 juin 1995, les deux meilleurs ennemis du rugby. « Nous étions là pour noyer notre chagrin, se souvient Moore. Et qui voit-on entrer dans le bar ? Les Français ! J’ai eu un sacré choc. » Les Froggies sont chauds, d’autant qu’ils viennent de mettre fin à une série de huit défaites consécutives face au XV de la Rose. « On était capables de battre les meilleures équipes du monde, mais contre les Anglais, il n’y avait rien à faire, ça ne passait pas », se rappelle le trois-quarts centre Philippe Sella. Et, à chaque défaite, ils ont eu droit à l’agaçant et humiliant « Sorry, good game » (« Bien joué, désolé ») du capitaine britannique Will Carling. « C’est le mec que je haïssais le plus au monde », sourit Philippe Saint-andré, capitaine des Bleus, qui ne se prive pas, cet aprèsmidi-là, sur la pelouse du Loftus Versfeld Stadium, d’un « Sorry, good game » en serrant la main de son homologue, espièglerie reprise par tous les joueurs français derrière lui. Dès le retour au vestiaire, après les premières bières ouvertes, certains Français ont fait un passage éclair chez les adversaires. « On était allés dans les vestiaires anglais échanger nos maillots, raconte Olivier Roumat. Il y avait un silence de mort. Je revois la tête de Carling, complètement abattu. Pour nous, c’était la jubilation. Ça prouvait bien que ce n’était pas un match pour du beurre. » Après l’arrivée sous une haie d’honneur des Français au Ed’s Diner, cette troisième mi-temps promet d’être tendue et électrique. Elle sera la plus improbable de toute l’histoire du rugby, écrite d’après un scénario insensé : Français et Anglais vont pour la première (et dernière) fois faire la bringue ensemble. Les Bleus prennent vite possession des lieux, qu’ils connaissent bien. Pendant toute la compétition, leur camp de base se trouvait loin de tout, à une quarantaine de kilomètres de Pretoria. Les sorties ont été rares. Mais durant la phase de poule, ils ont tout de même eu l’occasion de faire une première virée au Ed’s Diner, guidés par les « coiffeurs » du groupe (les remplaçants). « Notre rôle était de repérer les bons endroits, relate Arnaud Costes, alors benjamin du XV de France avec deux sélections. C’était la mission que nous avait confiée le capitaine Philippe Saint-andré. »
Jets de ketchup et de… pâte à pancake Les Français s’installent près de la porte d’entrée sur une grande table en U. « Il y avait de grands pots en plastique de ketchup avec un embout permettant de le projeter, explique Laurent Bénézech. Et, en appuyant bien fort, ça peut aller loin... Je vise Roumat et je le touche… » Le pilier vient de s’attaquer à l’un des plus grands gabarits du XV de France. « Pour moi, c’était insupportable, poursuit Olivier Roumat. Je n’aimais pas beaucoup les jets de bouffe ou les taches. Du coup, il y a eu quelques petites ruades de ma part.» Le deuxième ligne trouve à son tour des pots de
remis de son choc initial pour se jeter dans cette mêlée très arrosée. À l’évocation de cette soirée, le patron du bar, Vasili Lazaridis, dit ressentir « encore des frissons », revoyant les membres des deux équipes, la cravate autour de la tête, torse nu sous leur blazer, une caisse de bières à la main. « Ce qui était vraiment étonnant, c’était de les voir trinquer et s’amuser ensemble ! » Bras dessus, bras dessous. « C’était symbolique : cette Coupe du monde 1995 marquait la fin de l’ère de l’amateurisme et on a fait une soirée comme des universitaires », analyse Fabien Galthié. « On aurait dit le BDE de Pretoria, renchérit Laurent Cabannes. On avait vécu un peu enfermés pendant cette Coupe du monde, loin du centre-ville. On avait besoin de sortir, de boire un coup, d’échanger. Et je crois que si on n’avait pas rencontré les joueurs anglais ce soir-là, on y serait arrivé quand même. Mais ils étaient là et ça tombait bien », ajoute l’ancien troisième ligne des Bleus. Mais cet armistice est-il vraiment le simple fruit du hasard et d’une rencontre fortuite ? C’est moins sûr.
« Sorry, good game » En 1995, année charnière marquant le début du professionnalisme, le Tournoi et la toute jeune Coupe du monde (c’est la troisième édition) constituent les rares occasions pour les joueurs anglais et français de se côtoyer. Les Coupes d’europe n’existent pas et les joueurs ne traversent pas encore le Channel pour signer des contrats plus rémunérateurs que chez eux. Seuls quelques spécimens anglais ont débarqué dans le championnat français, comme le deuxième ligne Maurice Colclough à Angoulême, Andy Ripley à Paris ou Rob Andrew à Toulouse. Ce dernier, ouvreur de l’angleterre le 22 juin 1995, fraternise avec quelques Français sitôt la fin du match sifflée. Dans le vestiaire français, il retrouve Albert Cigagna, qui vient de disputer sa première sélection chez les Bleus. « J’étais très copain avec Rob Andrew. C’est moi qui l’avais accueilli au Stade toulousain car j’étais alors capitaine », admet Cigagna. Pendant la réception officielle qui suit, les rapprochements se poursuivent. Le demi de mêlée anglais Dewi Morris offre à Fabien Galthié une petite grenouille destinée à son épouse. Les joueurs des deux équipes bravent l’obstacle linguistique comme ils peuvent, échangent quelques mots. « Étonnamment, Will Carling nous demande où on compte aller faire la fête », précise Philippe Saint-andré, se souvenant avoir alors évoqué le Ed’s Diner. Ceci expliquerait donc cela? Mystère. Toujours est-il que quelques heures plus tard, les voilà entourés de leurs ouailles au grand complet dans le bar, où les deux hommes poursuivent la discussion. « Après une dizaine de bières, je lui parle de ce truc du “good game” qui m’énervait tant. Et là, Carling me dit : “Ce n’est pas de l’arrogance ! Chez nous, c’est par politesse.” On pensait depuis des années qu’il se foutait de notre gueule alors qu’en fait, il était fair-play! » lâche SaintAndré. Will Carling a encore du mal à comprendre comment il a pu tant blesser les Français. « Je ne savais vraiment pas que cette expression était devenue tellement importante pour les joueurs français. Dans