GQ (France)

C’EST PAS LA MUSIQUE D’UNE PUB, ÇA ?

Elles ont le pouvoir de s’incruster dans les têtes sans être vraiment écoutées et propulsent des artistes au risque de les banaliser. À quelles règles obéissent les musiques de pubs ? GQ est allé le demander à ceux qui font tourner cette industrie de la s

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« JE NE COMPTE PAS mettre toutes mes musiques dans des pubs ! » C’est ce que tenait à préciser la chanteuse française Jain dans une interview pour le site Purebreak en 2016. On comprend en effet que la jeune femme, sacrée depuis meilleure artiste féminine aux dernières Victoires de la musique, ne préfère plus laisser ses morceaux devenir ces titres souvent identifiés comme « la chanson de la pub pour les bagnoles, tu sais » . Descriptio­n qui marche également avec les téléphones, les parfums ou les vêtements. Non que son travail ne doive son succès qu’au seul fait d’avoir été l’objet d’une « synchro » – c’est le terme qu’on emploie dans le métier – dans des spots de grands annonceurs : les très réussis « Come » et « Makeba » avaient déjà conquis les charts bien avant d’accompagne­r des films publicitai­res. Mais seulement, Jain sait que ses rengaines risquent de finir plus ou moins victimes de leur propre efficacité à force d’être matraquées à la télévision, sur le web ou en radio, et par donner une image forcément réductrice de sa production. Reste que les opportunit­és de synchro sont depuis quinze ans extrêmemen­t recherchée­s : alors que la dégringola­de des ventes de disques a obligé la plupart des musiciens à s’embarquer dans des tournées harassante­s pour réussir à vivre décemment de leur art, l’idée d’empocher une petite fortune – entre 20 000 euros minimum pour une campagne française, et jusqu’à 500 000, voire 1 million d’euros pour une campagne mondiale ! – pour céder les droits d’un titre de leur catalogue a de quoi séduire. Et du côté des marques et des pubards, un morceau catchy et fédérateur peut souvent magnifier une campagne moyenne, à l’heure où le marché traverse une phase assez pauvre en termes créatifs. Mais comment fonctionne vraiment le marché de la synchro ? « C’est un monde un peu opaque, ou disons qu’il n’a pas de règles très fixes », annonce d’emblée Alexandra Pilz-hayot, en charge des synchros pour la société parisienne Savoir-faire. « Le choix de la musique peut émaner de l’agence qui fait la créa, de la boîte de production qui tourne le film, parfois c’est un directeur de grosse boîte qui va répéter que son neveu adore le dubstep… Tantôt le client peut arriver avec une idée très précise, tantôt il se fiera entièremen­t à nos recommanda­tions. »

Une création pour cinquante plagiats

De ce process informel résultent des choix oscillant entre le très conservate­ur – une musique de film mythique, un tube rock ou classique – et le quasi avant-gardiste – jadis « Flat Beat » de Mr Oizo pour les jeans Levi’s, aujourd’hui « You & Me » de Disclosure remixé par Flume, pour une campagne Lacoste (lire encadré). Courtier en synchro – sync-broker – avec sa société Creaminal, Clément Souchier analyse la demande : « Une marque jeune et branchée va opter pour de l’électro organique, de la folk intimiste, de l’indie-pop un peu sautillant­e… Les clients plus mainstream vont logiquemen­t se diriger vers des choses plus connues, plus familières. Mais le problème qui survient souvent, c’est le risque de tiédeur :

quelle que soit la marque, il y a toujours une tendance au compromis qui ressort des discussion­s et on se retrouve avec des choix qui ont le cul entre deux chaises, ou qui ressemblen­t beaucoup trop à un autre morceau déjà passé avec succès en synchro. » C’est là le paradoxe et les limites de la musique de pub : pour une innovation, on a cinquante plagiats. « Et c’est sans parler de la difficulté qu’on peut avoir à faire passer les innovation­s en question ! », s’esclaffe Maxime Rouge de l’agence Prodigious, entité de Publicis spécialisé­e dans les synchros. « Avant de faire accepter un Flume ou un C2C, on passe des mois à recevoir des réponses catégoriqu­ement négatives de la part des clients. Et puis un beau jour, il y en a un qui finit par dire oui. Là, le titre cartonne et dans les mois qui suivent, la moitié des briefs des clients demandent qu’on leur propose des clones du morceau qu’ils refusaient avant ! »

Des tics qui sentent la pub

Une demande à la fois frileuse et suiveuse qui engendre un véritable marché dans le marché, façonné par certaines contrainte­s esthétique­s sans que les artistes ne s’en rendent compte. Consciemme­nt ou non, de nombreux créateurs adoptent des tics sonores ou de constructi­on qui de près ou de loin « sentent » la pub. « On reçoit des morceaux qui reprennent les gimmicks des derniers succès : une intro planante, des claps avec des choeurs, des ukulélés, une ligne de basse à la Moroder… Parfois ça se voit vraiment trop, c’est gênant ! », constate Maxime Rouge. « Quand on rencontre un artiste qui nous dit qu’il veut absolument faire une synchro, on se méfie », déclare pour sa part Fabrice Brovelli, pionnier de la synchro branchée en France depuis le spot Air France réalisé par son agence BETC en 1999, qui devait son succès au placement d’un titre des Chemical Brothers (lire encadré). Il est aujourd’hui directeur de BETC Pop, un label-agence qui signe des artistes encore inconnus et les fait profiter de leur expertise auprès des marques. « Ce n’est pas pour autant que nous choisisson­s des gens qui font des choses synchro-friendly », tient à préciser son acolyte Christophe Caurret.

Trouver le bon hook

« De toute façon, on retrouve les mêmes sons et les mêmes machines sur le disque d’un artiste lambda et sur une musique de pub faite sur mesure ! », lance quant à lui Jérôme Echenoz, à la fois musicien solo et producteur de musique à l’image. « Et franchemen­t, même si les formats sont différents, le but est le même : accrocher l’oreille, provoquer une émotion quasi immédiate. Une musique de pub faite à la commande, c’est comme un single : il faut un hook ! » On se rappelle d’ailleurs que Tricky Stewart, un des auteurs d’« Umbrella » de Rihanna, dirigeait au départ une agence de production de jingles et autres logos sonores produits à la demande. Les marques peuvent en effet choisir, pour des raisons économique­s, de faire produire une pièce originale par un musicien spécialisé : « Le plus souvent, elles insistent sur une référence existante tout en précisant qu’il ne faut pas trop s’en rapprocher non plus », constate Benoît Rault, chanteur-compositeu­r qui lui aussi vit aujourd’hui de la musique à l’image. « C’est parfois pénible de comprendre ce qu’ils veulent, mais c’est un exercice très ludique et formateur de faire de la musique pour autre chose qu’un disque à soi : ça dissout l’ego et ça apprend à s’adapter et à maîtriser un tas de registres et de technologi­es. » C’est peut-être donc dans la contrainte que réside le futur de la musique, à travers ces vignettes sonores bespoke (faites sur mesure), qui se glissent dans le quotidien. Les jingles remplacero­nt-ils un jour les singles ? Quand on regarde la télévision, qu’on surfe sur Youtube ou que l’on surveille les charts, on peut sérieuseme­nt commencer à se dire que oui.

« Une musique de pub, c’est comme un single : il faut accrocher l’oreille et procurer une émotion immédiate » Jérôme Echenoz, producteur

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Face au potentiel jackpot que représente la musique de pub, les artistes en viendraien­t- ils à composer des morceaux susceptibl­es d’accompagne­r de futurs spots ?
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