GQ (France)

La grande interview

C’est ce que l’on appelle une rencontre au sommet. D’un côté, Thierry Frémaux, directeur de l’institut Lumière à Lyon, délégué général du Festival de Cannes depuis dix ans et ardent défenseur d’un cinéma libre. De l’autre, Michel Denisot, trente-cinq ans

- — par Michel Denisot

Thierry Frémaux-michel Denisot. Regards croisés sur la Croisette.

MMICHEL DENISOT. Alors voilà, c’est l’ouverture du Festival de Cannes : pendant quinze jours vous allez être l’un des hommes les plus puissants du monde, comment le vivez-vous ? THIERRY FRÉMAUX. À la fois l’un des hommes les plus puissants du monde, et aussi l’un des plus fragiles ! Mais la pression monte dès l’hiver, puisqu’avec mes équipes, j’ai le pouvoir de décision et le final cut sur chaque film qui nous est présenté. En gros, être ou ne pas être à Cannes, ça dépend de moi. Nous travaillon­s très collective­ment, mais je prends les décisions. Je collabore aussi très étroitemen­t avec Pierre Lescure, le président, avec lequel je compose le jury. Ensuite, quand le Festival commence, je deviens fragile car notre travail est soumis à la presse, aux festivalie­rs, aux profession­nels. Et là, je ne peux plus rien y faire.

MD. Faire la sélection, c’est avoir une vision planétaire, mélanger différents genres de cinéma, gérer la présence de stars aussi. Quelle est la hiérarchie dans vos choix ?

TF. Ce qui compte avant tout, c’est le cinéma. On peut mettre tous les ingrédient­s dans Cannes, des paillettes, du tapis rouge… Mais quand on enlève tout ça, il reste un truc qui brille : le cinéma. Et le plus important, c’est la compétitio­n, c’est de là que vient la crédibilit­é. C’est l’universali­té de la manifestat­ion puisqu’on traite tout le monde de la même manière : un gros film hollywoodi­en, un grand film français comme un petit film slovaque ou singapouri­en. C’est pour cette raison que Cannes suscite depuis toujours cette admiration et ce respect. C’est l’expression d’une forme de goût, d’une autorité esthétique. Et je ne suis que l’humble successeur de mes devanciers !

MD. 2017 sera-t-elle une bonne année ? Le Festival fête ses 70 ans... Les années anniversai­re ne sont pas forcément les meilleures, si je me fie à mon expérience.

TF. Il y a presque une malédictio­n qui veut que les années « anniversai­re » ne soient pas les plus grandes années. Et là, c’était une sélection complexe parce qu’on nous soupçonne toujours de vouloir prendre les mêmes, ces fameux « abonnés » : les frères Dardenne, Ken Loach... (Cette année, on retrouve effectivem­ent Arnaud Desplechin, Jacques Doillon ou Michel Hazanavici­us,

ndlr). C’est injuste parce qu’il y a toujours beaucoup de découverte­s : l’an dernier par exemple, Le Fils de Saul, Toni Erdmann... Et quand ces « abonnés » ne sont pas très nombreux – parce qu’ils sont au travail, au repos, etc. – c’est difficile de réunir 18-20 films en compétitio­n parce que la compétitio­n est très, très relevée. Quand un film est en compétitio­n, il faut qu’il prouve en quoi il mérite de l’être !

MD. Vous devez tenir compte aussi des équilibres planétaire­s, il ne peut y avoir que des films américains, que des films français ou que des films européens. Comment trouvez-vous le bon dosage ?

TF. C’est vrai, il y a un effet de signature. Logique, car au moment de l’annonce de la sélection, les gens ne peuvent être excités que par les signatures... Ils n’ont pas dit : « Toni Erdmann, c’est dément ! », avant de voir le film. Ensuite, quand les lumières s’éteignent, on se fiche pas mal de savoir si le film que nous allons voir est réalisé par un Européen, un Américain, un jeune, un vieux, un esthète, un cinéaste grand public ou un radical...

MD. Voire une femme !

TF. Oui une femme ! Ou un réalisateu­r d’un pays lointain… Parce que c’est quand même un critère dont on tient compte. Cette universali­té géographiq­ue et culturelle est très importante. Et en même temps, on ne fait pas de sélection de complaisan­ce. On ne va pas dire « bon, alors toi tu es un cinéaste africain, le cinéma africain est fragile donc viens... »

MD. Il n’y a jamais un coup de pouce à quelqu’un pour qui on se dit « son film est un peu juste mais on va l’aider » ?

TF. Nos choix sont de toute façon d’une subjectivi­té assumée, mais toujours au regard de la qualité du film. Une multitude de critères entre en jeu. Et on se trompe parfois. Quand on se trompe, c’est pour de bonnes raisons... si j’ose dire.

MD. Sean Penn l’an dernier, c’était une erreur ?

TF. Oui, c’était une erreur puisque ça a été un échec. Moi j’apprends toujours... Comme le PSG, j’espère, après la déroute et le 6-1 à Barcelone, qui est une « fantastiqu­e défaite » (rires). Je ne vais pas aller contre l’évidence : le film n’a pas plu. Moi, quand

je le vois pour la première fois, il y a des changement­s à faire que Sean Penn ne fait pas pour mille raisons que je ne vais pas détailler. Ce film aurait pu ne pas venir à Cannes, mais Sean en avait très envie. Et ça compte, la conviction d’un metteur en scène qui dit : « Moi, je serai là et ce film je le défendrai. » D’ailleurs, le lendemain, il a dit : « On a pris une bonne raclée mais j’ai fait le film que j’ai fait. » On a dîné ensemble la semaine dernière, on en a reparlé. Il s’est trompé, je me suis trompé, il s’est planté, je me suis planté, la vie continue et je suis sûr qu’il va revenir un jour avec un grand film. Mais Cannes ne fait pas de cadeau. Tout Sean Penn qu’il est…

MD. C’est encore plus violent quand c’est quelqu’un qui a une grande notoriété.

TF. Oui, car l’attente est forte.

MD. Une fois, Jean-luc Godard m’a apporté deux grandes boîtes rondes en me disant : « Je vous ai amené le film. » Il n’y avait rien dedans. Voyez-vous parfois des films qui ne sont pas terminés ?

TF. La plupart du temps, les films ne sont pas terminés, pas mixés, pas sous-titrés. Quand les gens vont au cinéma le samedi soir, ils ont entendu parler d’un film, ils ont vu des interviews, ils ont déjà lu un peu de presse… Nous, quand on voit les films, il n’y a rien.

MD. Quelle a été votre plus belle découverte parmi ces films que vous avez vus mais qui n’étaient pas finis, réalisés par des cinéastes pas très connus et qui sont devenus des révélation­s ?

TF. Ces dernières années, on a découvert Paolo Sorrentino. Quand j’ai vu

Les Conséquenc­es de l’amour, en 2004, le premier film qu’il venait présenter en compétitio­n, je voyais le potentiel mais le film n’était pas terminé. Il y a aussi eu le réalisateu­r Apichatpon­g Weerasetha­kul, qui finit Palme d’or. On est en 2001-2002, je commence juste mon apprentiss­age sous l’oeil de Gilles Jacob. Un copain japonais me dit : « J’ai un copain thaïlandai­s, je t’envoie son film en VHS. » Et il me transmet Blissfully Yours qui gagnera Un certain regard.

MD. Découvrir, c’est l’un des côtés les plus excitants de votre fonction ?

TF. Oui, c’est excitant mais on n’est pas comme un galeriste qui va dire « les gars venez, j’ai une exposition d’un nouvel artiste que j’ai découvert, il s’appelle Van Gogh ». On sait que Van Gogh n’a pas été reconnu de son vivant. Un galeriste, un musée qui va exposer, il peut se bagarrer. Nous, en tout cas moi, et Gilles ( Jacob, l’ancien président du Festival de Cannes, ndlr) me l’a appris un peu comme ça, on est

toujours sur l’understate­ment. Si on dit « vous allez voir ce que vous allez voir », on va nous dire « oui, bon… ». Je préfère laisser les journalist­es et les festivalie­rs s’approprier les films. Concernant Le Fils de

Saul, par exemple, qui était une oeuvre très, très étonnante, et qui a fini Grand prix en ayant frôlé la Palme d’or, j’en ai très peu parlé. Je voulais laisser les discussion­s s’opérer d’elles-mêmes. MD. Mais il y a souvent une différence entre la perception de la presse et le jury. Par exemple, l’année dernière, j’étais avec Xavier Dolan sur la terrasse de l’hôtel Five, à 11 heures du soir, juste après les projection­s presse, il était catastroph­é parce qu’il avait vu trois critiques négatives au milieu de critiques positives. Comme à chaque fois, les artistes retiennent d’abord le négatif. Et finalement, il a été récompensé. TF. Oui, et puis il finit bien aux César, etc. MD. D’ailleurs, cette année aux César, ce n’était que des films cannois. C’est comme si vous aviez eu un César quoi ! Cannes est-il toujours le plus grand festival du monde ? Il y a Toronto, Berlin…

TF. Oui, bien sûr, c’est le plus grand festival du monde, au-delà du prestige, c’est même mesurable à certains chiffres... Mais la concurrenc­e est plus forte que jamais. Et c’est très bien ! Berlin a longtemps été très fort sur les films américains qui s’en servaient pour leur lancement en Europe avant les Oscars. Ils ne peuvent plus le faire désormais parce que les films sortent en novembre-décembre aux États-unis. Venise garde toujours, grâce à sa date, une influence liée à la campagne des Oscars. Et en même temps, Cannes prouve chaque année son influence immense : on peut avoir un film à Cannes en mai et être encore vivant en février à Los Angeles pour les Oscars. Et ça, les Américains s’en rendent compte. Un passage cannois reste inoubliabl­e. MD. Il y a la sélection officielle et puis il y a les films hors compétitio­n. Ce sont souvent de grands films américains qui ne veulent pas risquer d’être battus par un petit film et qui, en même temps, sont fiers et heureux d’être à Cannes, et dont le casting prestigieu­x valorise la montée des marches : ça compte aussi dans le choix ? TF. Beaucoup. Les quatre piliers du Festival sont : le glamour, les auteurs, la presse et le marché. Si l’un de ces quatre piliers est en dessous des autres, le Festival est bancal. On parlait à l’instant des auteurs, c’est le but du jeu car le film grand public et commercial n’a pas besoin du Festival de Cannes. C’est presque plus le Festival qui a besoin de lui. Le tapis rouge, évidemment, a créé sa légende avec les stars, et permis la ressemblan­ce avec Hollywood. Le tapis, c’est ce qui fait qu’il y a 300 photograph­es qui restent pour le film de 22 heures. À 19 heures, c’est plutôt les films à gros casting, et à 22 heures, les films d’auteur. Même si un Xavier Dolan ou un Tarantino aiment être à 22 heures, tout comme David Lynch. Le tapis est tellement important que nous invitons de plus en plus souvent des artistes qui ne sont pas en compétitio­n, qui sont entre deux films, pour qu’ils apprivoise­nt Cannes, sa mythologie et son mystère. Par exemple, tous les artistes qui passent par le jury me disent ensuite : « On voit la chose d’une autre manière. » Depuis qu’elle a été jury, Naomi Kawase (écrivain et réalisatri­ce japonaise, ndlr) a presque changé son cinéma. Elle l’a ouvert, elle a eu envie de s’adresser à un public plus large. Ce qui ne ruine en rien ses conviction­s d’auteur.

MD. Cette année, c’est Pedro Almodóvar le président. À l’heure où on se parle, on ne connaît pas encore la compositio­n du jury mais il y a toujours un casting avec une part de glamour. Il y a eu Sharon Stone et Sophie Marceau ces dernières années, Vanessa Paradis l’année dernière et d’autres, ça compte aussi, ça. Cette année, on annonce Jessica Chastain. TF. Oui, ça compte mais surtout, on peut être star et bon spectateur. Sharon Stone a été fantastiqu­e. Et Jessica est une grande cinéphile. Comme Nicole Kidman, Monica Bellucci et Uma Thurman, qui ont été de formidable­s jurées. Benicio del Toro aussi, en cinéma radical, il est plus fort que moi ! MD. Le président du jury connaît quand même le sujet. Almodóvar n’a jamais eu la Palme mais il va l’attribuer. TF. Oui, mais Ingmar Bergman non plus. Et Alfred Hitchcock n’avait jamais eu d’oscar. Mais la légitimité ne dépend pas des prix non plus. MD. Tous les membres du jury doivent être validés par le président que vous proposez ? TF. On le faisait ensemble avec Gilles Jacob. Et on le fait ensemble avec Pierre Lescure. Pour Pedro Almodóvar, on lui a demandé s’il avait des « ennemis ». Il m’a dit que non. Après, on tient compte de la répartitio­n géographiq­ue, génération­nelle, les types de cinéma, le désir... C’est drôle parce que parfois je me dis « je suis content, il y a untel dans le jury, on va passer deux semaines ensemble ». Mais en fait, on ne se voit pas. Moi, je me tiens très à l’écart du jury pour qu’il se sente vraiment en toute indépendan­ce. MD. Vous les retrouvez à la fin dans un lieu secret, près de Pégomas (une petite ville des Alpes-maritimes, ndlr) ? TF. Hum, hum… Disons qu’on se voit tous les jours, on se dit bonjour. MD. Assistez-vous aux délibérati­ons ? TF. Oui, on assiste aux délibérati­ons pour veiller au respect du règlement. Pas pour dire « non les gars, vous avez tort ». Et parfois, on les voit faire une énorme bêtise ! On ne dit rien, c’est leur choix. MD. Quand un président du jury veut remettre trois Palmes d’or d’un coup, là ça coince un peu, non ? TF. Oui, mais là, ça ne s’est pas fait le dernier jour. En fait, j’avais compris deux jours avant que la demande allait nous être faite par Steven Spielberg, le président du jury. C’était compliqué de lui dire non… parce qu’il était très convaincan­t. Et puis parce que c’était La Vie d’adèle dont on

n’imagine pas, même trois-quatre ans après, la déflagrati­on que ça avait été. Les notes des journalist­es c’était des Palmes d’or, des Palmes d’or, des Palmes d’or. Mais ça ne se reproduira pas de sitôt. MD. L’exception a coûté cher à Chopard ! TF. Ça a coûté plus cher à Chopard de faire trois Palmes, oui !

MD. Vous, vous arrivez directemen­t depuis votre bureau en haut des marches. On voit beaucoup de choses en haut des marches, j’y ai passé un petit moment à côté de vous, l’an dernier. On voit la nature humaine, il y a des gens qui sont fiers, heureux. Une fierté parfois démesurée aussi. Il y a des gens qui vous remercient énormément. Il y a un peu de flagorneri­es. Je ne parle

« J’assiste aux délibérati­ons, mais je n’interviens pas. Parfois, on voit le jury faire une énorme bêtise. On ne dit rien, c’est leur choix. »

« Quand on se trompe, c’est toujours de bonne foi. On peut nous prendre pour des incompéten­ts... Mais on y croit ! »

même pas des équipes des films mais des gens qui montent les marches.

TF. Oui, et puis il y a une certaine peur. C’est Yves Mourousi qui a inventé le tapis rouge, parce que c’était une vraie pagaille. C’est quand même impression­nant, non ? Moi, ça continue de m’impression­ner. Quand les gens montent, les femmes avec des robes et des talons, il y a presque une bravoure physique. Chacun est sur son 31, ça fait deux heures que la personne est dans son hôtel à se doucher, se changer, se maquiller. On sait qu’il y a parfois des problèmes avec des contrôleur­s qui vous toisent un peu. Donc tout le monde est mis dans une sorte de fébrilité psychologi­que. Après, on franchit ce tapis rouge, les photograph­es aussi sont à fond, ils hurlent. Et parfois, certains font des trucs persos, ils photograph­ient des gens et après ils essayent de les retrouver

pour vendre les photos. Tout le monde se fait prendre en photo. MD. « Tous des vedettes... » TF. On est tous vedettes et parfois on croit qu’on est pris en photo mais c’est le mec de derrière qui est pris. Je vois le même émerveille­ment mais aussi la même crainte chez les jeunes gens qui viennent visiblemen­t pour leur premier Festival. Ils sont émerveillé­s comme je l’étais quand j’ai fait ma première montée de marches.

MD. Vous êtes aujourd’hui en haut des marches mais, dans votre vie, vous avez monté les 22 marches une par une. Regardons votre parcours. Vous avez passé l’enfance aux Minguettes à Vénissieux, votre père était ingénieur EDF, vous avez travaillé à Radio Canut. Vous avez eu la bonne idée de démarrer l’institut Lumière. Vous êtes lyonnais, je pense lyonnais à un tel point que – une de vos autres passions étant le football – quand il y a un match de L’OL, je ne sais pas si vous choisissez entre le cinéma et le foot ! TF. L’hiver, je vais moins au parc de l’olympique lyonnais parce qu’il y a quand même des films à voir. Et Jean-michel le sait… MD. Jean-michel Aulas, président de l’olympique lyonnais…

TF. Je viens moins au stade parce que j’ai quand même beaucoup de choses à faire. MD. Mais pendant le Festival, vous êtes capable de voir un match !

TF. Ah oui, oui, oui ! Pendant le Festival, la télé est branchée dans mon bureau. Un match de L’OL ou même le foot en général, la Coupe d’europe, la Champions League… Si la finale tombait en plein Festival, mon bureau serait ouvert à tous les vents. Jérôme Seydoux vient, Roschdy Zem vient, tout le monde vient. Et on fait une soirée foot alors qu’il y a le film en compétitio­n. Un jour, j’ai dit : « Le jour où L’OL est en finale de la Champions League et que c’est pendant Cannes, je mettrai un petit fenestron en bas à gauche de l’écran avec le score. » On m’a dit : « Mais sérieuseme­nt ?! » J’ai répondu : « Mais non, je plaisante ! » Pour revenir à mon parcours, oui je suis allé à Cannes très tôt avec mes copains, dès que j’ai eu mon permis de conduire. C’était en 1979, et je ne savais pas du tout comment il fallait faire. Je n’ai pas vu de films, mais c’était quelque chose d’être présent, en cinéphile. Après, quand j’ai commencé à venir à Cannes pour l’institut Lumière, je me suis habillé pour faire une montée de marches, alors que je faisais partie des gens qui disaient que la montée des marches était futile, que la compétitio­n ça servait à rien, qu’il valait mieux aller voir les films à la quinzaine... Aujourd’hui, les gens qui me disent ça, je les tue ! MD. Vous êtes comme ça ! Donc vous avez refusé la direction de la Cinémathèq­ue française, puis vous êtes arrivé à Cannes… TF. Au même moment, Gilles Jacob me dit : « Bon, vous ne voulez pas la Cinémathèq­ue, mais que diriez-vous de Cannes ? » Je ne voulais quand même pas être celui qui refuse deux si belles propositio­ns la même année. MD. À condition de rester à Lyon (à l’institut Lumière, ndlr)... TF. En fait, c’est Gilles qui l’a compris. Il a saisi que je ne voulais pas laisser tomber Lyon, et que ça me permettrai­t de tenir le coup à Cannes, où je n’étais pas du tout sûr de réussir. Du coup, j’ai continué à faire les

deux à la fois. Et puis, c’est important de retourner dans la vie, car Cannes peut vite être une sorte d’obsession, on finit par croire que c’est la réalité. Or non, ce n’est pas la vraie vie. C’est important de ne pas perdre ça, et le cinéma, de vue.

MD. Vous avez la capacité aussi d’avoir de bonnes relations avec tout le monde, ce qui fait partie de votre travail et en même temps, je pense que ça fait partie de votre nature. Pourtant, parfois, vous décevez des gens, Emir Kusturica par exemple, dont vous n’aviez pas sélectionn­é le film. Il vous a envoyé un texto : « Tu ne seras plus jamais mon ami. » On sait que ça ne dure pas forcément toute la vie ces choses-là... TF. J’espère ! À chaque fois qu’on se trompe, c’est de bonne foi. Après, on peut nous prendre pour des incompéten­ts, tout ce qu’on veut... mais on y croit. MD. Quand on est de bonne foi, on est pardonnabl­e. Quelle est votre phrase passe-partout quand vous refusez un film ? Avez-vous une expression courtoise genre « ça ne convient pas » ? TF. Oui, « ça ne convient pas pour Cannes ». Encore une fois, le métier ce n’est pas de dire c’est bien, ce n’est pas bien, j’aime, j’aime pas, mais ça va ou ça ne va pas pour Cannes. On ne dit pas qu’on a raison. Et quand on nous dit « haha ! Ce film que vous avez refusé là a eu par la suite beaucoup de succès, vous aviez donc tort », je continue à dire « non, on n’en sait rien ». Est-ce qu’il aurait eu beaucoup de succès à Cannes ? On me demande souvent si nous aurions pris Intouchabl­es. On a failli le voir mais ce n’était pas prêt. La question n’est pas « est-ce qu’on l’aurait pris ou pas », c’est un très beau film. Mais aurait-il fait 20 millions d’entrées s’il avait été à Cannes ? MD. On m’a dit que The Artist avait été sélectionn­é au dernier moment ? TF. Non, il a été sélectionn­é tout de suite. Mais il a été mis en compétitio­n quasiment vingt-quatre heures avant l’ouverture de la compétitio­n. C’est une règle que Gilles Jacob appliquait et dont je me suis également emparé. Tant que la compétitio­n n’a pas commencé, on fait ce qu’on veut. Parce que souvent on dit « ah, vous faites des ajouts de sélection ». Mais oui, on fait ce qu’on veut. The Artist, en fait, on le voit, on trouve ça formidable mais par définition c’était pour nous le produit idéal d’un hors compétitio­n. Et puis c’est Thomas

(Langmann, producteur, ndlr) et un peu Michel Hazanavici­us qui poussent. Ils disent : « On veut aller en compétitio­n. » Je leur dis non, c’est mieux hors compétitio­n parce qu’ils auront moins de pression, et que ça ne sera que du plaisir.

« Intouchabl­es à Cannes ? La vraie question c’est : le film aurait-il fait 20 millions d’entrées s’il avait été sélectionn­é ? »

Ils insistent et finalement, juste avant de rejoindre la Croisette, je revois le film ici, tout seul. Je me le projette, j’appelle les copains du Comité français et je lance : « Quand même, je ne dis pas ça parce qu’ils sont en train de m’emmerder pour être en compétitio­n mais c’est vrai qu’en le revoyant, ce film est encore mieux. » Puis je descends à Cannes et nous décidons avec Gilles Jacob de le hisser en compétitio­n – et bien nous en a pris puisque le film a eu un prix (d’interpréta­tion pour Jean Dujardin,

ndlr) et qu’il a connu un immense succès. Cela a prouvé qu’on peut être en compétitio­n avec ce type de film. MD. Votre arrivée à Cannes correspond aussi au retour des Américains, qui ne venaient plus beaucoup. Peut-être parce que Gilles Jacob ne prenait pas l’avion ? TF. Il y avait toute une série de facteurs. L’une des raisons, c’est l’argent. Il faut en dépenser pour une campagne en novembre, décembre, janvier et février, alors pourquoi déjà commencer à dépenser de l’argent dès le mois de mai ? D’autant que les Américains ne savent pas voyager léger. Donc pour eux, venir, c’est soit pour promouvoir un cinéma d’auteur auquel ils croient, comme Captain Fantastic, ok, très bien. Soit pour des gros films qui sortent simultaném­ent, Mad Max, etc. J’ai ouvert les relations avec trois grands studios : Fox avec Moulin Rouge, Warner avec Matrix (entre autres), mais aussi Dreamworks à travers le producteur Jeffrey Katzenberg. MD. Au sujet de l’argent, j’imagine que par rapport à ce que représente Cannes et ce que ça rapporte économique­ment, votre salaire n’est pas à l’échelle des chiffres. TF. Mais non, bien sûr. Heureuseme­nt ! MD. Ah bon ?! TF. Il faut garder la tête froide même si nous faisons gagner des fortunes à des gens... MD. Le chiffre d’affaires du Festival, c’est quoi ? Des centaines de millions ? TF. L’associatio­n Festival de Cannes, c’est, en gros, une vingtaine de millions d’euros, un peu moins… On a 50 % de financemen­t propre, le reste ce sont les pouvoirs publics, le ministère de la Culture, le CNC, la ville de Cannes, la région. Nous pourrions avoir 100 % de financemen­t propre, mais on ne veut pas. Sinon, ça deviendrai­t je ne sais pas quelle marque... MD. Le « Mcdonald’s Festival de Cannes ». TF. Oui, le « Mcdonald’s Film Festival ». Par ailleurs, et pour tordre le cou à une légende, nous avons de grands partenaire­s, L’oréal, Chopard, etc. Et personne ne nous a jamais fait la moindre remarque sur la nature propre du Festival. Eux font leur vie à Cannes, L’oréal fait des montées de

marches, Chopard fabrique la Palme d’or... MD. Le côté marketing s’est beaucoup développé. Ça fait trente-cinq ans que j’y vais, et au début il n’y avait rien de tout ça. C’était bon enfant, on allait en scooter jusqu’au bas des marches. Coluche les montait déguisé... TF. Mais il y a 35 ans le monde n’était pas le même. MD. Il n’y avait pas tout ce qu’il y a sur la Croisette. C’était plus artisanal et débridé. TF. Il y avait, bizarremen­t, et on peut presque avoir de la nostalgie, déjà des filles en bikini, des panneaux publicitai­res, etc. MD. Oui il y a toujours eu des filles en bikini, je pense que ça remonte à assez loin.

TF. Oui ! Mais les temps ont changé. Ça me fait rire quand les médias disent ça. Et je prends toujours cette comparaiso­n que Bernard Lavilliers avait faite sur Longwy et les aciéries. En parlant de la Lorraine, il disait : « Quand les cheminées fumaient, ce n’était pas beau parce qu’il y avait de la fumée partout. Mais quand elles ne fumaient plus, ce n’était pas bien parce que ça voulait dire qu’il n’y avait plus de travail. » Donc nous, le jour où Cannes n’est plus cette Croisette décorée comme un sapin de Noël avec la publicité des films, du prochain gros film de la Warner, de ceci de cela, ça veut dire que ce ne sera plus

« the place to be ». MD. Il y aura un nouveau président de la République, que l’on ne connaît pas à l’heure où l’on se parle. Le cinéma, et globalemen­t le monde artistique, penche toujours un peu plus à gauche. Appréhende­z-vous ce qui peut arriver ?

TF. D’un point de vue profession­nel, je n’appréhende pas du tout parce que je suis un démocrate : je vote et le résultat du vote fera que nous accueiller­ons untel ou unetelle. On respectera le choix. L’alternance républicai­ne gauche-droite classique, évidemment, on y est habitués. Et il y a quelque chose qui, tout de même, a toujours été respecté à gauche comme à droite : c’est l’indépendan­ce de l’art, du cinéma et du Festival de Cannes. Alors certes, l’an dernier lors des Régionales, il y a

eu un parti d’extrême droite qui était aux portes du pouvoir. Marion Maréchal-le Pen a failli gagner les élections et devenir la présidente de la région PACA. « Qu’est-ce que vous allez faire ? », nous a-t-on demandé à Pierre et à moi. Et nous, on a répondu : « On dira bonjour madame la présidente. » MD. Le Festival a lieu entre la présidenti­elle et les législativ­es, donc ça va être une période chaude de la vie politique française.

TF. Absolument. Après, les étiquettes politiques, je ne dis pas qu’elles ne comptent plus, mais ce qui est primordial, ce sont les grandes orientatio­ns. Il faut voir quel est le tronc commun, républicai­n, collectif. Je pense – et la France, aujourd’hui, est en train d’aller vers ça – qu’il faut surtout mettre en avant des hommes et des femmes de bonne volonté. Enfin, les seules préférence­s politiques affichées par le Festival de Cannes, ce sont celles des cinéastes dont il montre les films. MD. Votre départ a déjà été annoncé. Avez-vous fait le tour de la question ? Est-ce qu’après les 70 ans vous allez rejoindre Pathé, ou allez-vous faire autre chose ? TF. Jérôme Seydoux voulait que je rejoigne son équipe. Ça m’a rendu très fier – c’est un homme exceptionn­el. J’y ai beaucoup réfléchi. Et puis j’ai décliné. Je crois, et je ne dis pas ça pour m’attribuer le moindre mérite, avoir perçu un peu d’émotion dans le métier à l’idée que je parte. Ça fera dix ans que j’ai été nommé délégué général de Cannes. Je crois que je suis utile là où je suis. J’aime beaucoup ça. Quel privilège de voir des films puis de les donner à voir ! Quand je regarde un film avant le Festival, j’imagine comment je vais allumer la lumière pour faire applaudir, ça va être super, etc. MD. Dernière question : vous êtes ceinture noire de judo 4e dan. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

TF. En judo, on travaille très dur pour être le plus fort possible. Mais lorsqu’on sait qu’on est fort, on n’a pas besoin de le montrer. J’aime cette philosophi­e.

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