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Le monde très masculin de la techno voit ses rangs régénérés par de nombreuses femmes DJ ou productrices. Analyse d’un surgissement qui marque le retour du politique sur le dancefloor.
Musique. Les derniers jours de la techno misogyne. Médias. Qui sont les chats noirs du PAF ? Politique. Au revoir, président ! Histoires de passations de pouvoir. Humour. Le jour où j’ai testé le stand-up (et fait le bide de ma vie).
EN MARS DERNIER, un DJ et producteur britannique du nom d’objekt, bien connu dans le circuit techno depuis le début des années 2010 déclarait sur Facebook via son manager qu’il ne se produirait plus que dans des soirées où « au moins 15 % des artistes seront des femmes, des trans ou des non-binaires ». Un engagement en faveur de la discrimination positive derrière les platines qui dénonce un mal endémique de la scène électronique actuelle : une grave sous-représentation des femmes en général, dont le rôle pourtant déterminant dans le développement de la musique « machinique » a été très peu relevé par l’histoire. Des premières expérimentations électroniques d’après-
guerre – on citera Delia Derbyshire, auteur du thème de la série-culte anglaise Doctor Who – à Wendy Carlos – femme trans, compositrice de la fameuse bande originale d’orange Mécanique – en passant par Björk et Laurie Anderson, les femmes ont pourtant su faire un usage souvent subversif des machines. Maîtriser ces dernières et les manipuler de façon inédite leur permettait, en outre, de sortir du cliché de la femme-objet, douce ou farouche, forcément incompétente dans les domaines techniques. Laurie Anderson jouait par exemple dans ses performances un personnage d’humanoïde asexué à la voix mécanique, qui la plaçait de facto dans un au-delà du genre. Alors comment la scène électro a-t-elle atteint depuis un tel degré d’amnésie et d’hétéro-beaufitude ? « Le monde des clubs est devenu tellement mainstream ces dernières années, c’est un énorme business ! », répond Jennifer Cardini, artiste française en activité depuis la fin des années 1990. « Le vrai néant idéologique a pointé son nez vers le début des années 2000. Dans les soirées, on ne croisait plus que des mecs blancs hétéros en American Apparel, qui se payaient des consos et des tickets d’entrée à des prix hallucinants… » Une fréquentation et un état d’esprit on ne peut plus éloigné d’un lieu comme le Pulp, dont Cardini était une des DJ résidentes, et qui entre 1997 et 2007 fut un lieu d’hédonisme contre-culturel pour une communauté lesbienne (mais pas exclusivement) amatrice d’électro chargée d’énergie punk. Un espace de liberté qui s’inscrivait dans l’histoire d’une club culture construite par des groupes marginalisés, dansant pour transcender l’adversité et défendre des valeurs de solidarité, d’égalité et de mixité raciale, sociale et sexuelle. Hélas, la récupération impitoyable des valeurs de l’underground par les industries de divertissement a transformé celles-ci en biens consommables, les vidant de leur substance politique pour ne leur en laisser que le parfum. Muée en loisir de masse, la musique électronique a bel et bien perdu, sauf exception, ses implications sociales. Elle a dû se contenter de distraire, sans poser de questions et surtout sans déranger. Les femmes s’y sont retrouvées toujours plus reléguées à des rôles secondaires, là où au même moment, les rangs du rock, du rap ou de la pop semblaient bien plus décidés à contenir leurs réflexes machistes.
« Tu mixes bien pour une meuf ! »
La déclaration d’objekt ne sort pas de nulle part : la colère gronde depuis des années déjà contre les tendances « normatives » de la scène électronique. À Paris, Cardini mais aussi le label KTDJ, ou en Allemagne la productrice Electric Indigo, ont souligné à maintes reprises l’hégémonie des hommes dans la musique à danser, non seulement chez les artistes mais aussi aux postes-clés de l’industrie. Une hégémonie qui crée un cercle vicieux en n’offrant jamais la même attention ni le même traitement aux femmes, pourtant nombreuses et talentueuses (« un gâchis énorme de potentiel dû à un taux beaucoup trop élevé de testostérone », selon la productrice Lena Willikens dans une interview au site The Ransom Note) et en leur réservant des postes subalternes. « Et puis je vois encore des gens me dire que je mixe bien “pour une meuf” ou s’étonner que je sois une geek de la musique, rappelle Cardini, consternée. Ou pire encore, laisser sur Youtube des commentaires sur mon look ou mon âge quand on me voit en train de mixer. »
Heureusement, « à force de s’énerver, les choses changent » , constate tout de même Fany Corral, fondatrice de KTDJ et jadis programmatrice du Pulp. Abasourdies par le climat rétrograde du milieu, les nouvelles arrivantes de la scène ont parfois d’abord tourné dans l’underground où la question du genre se posait moins. Mais une fois plus visibles, elles n’ont pas hésité à dénoncer la situation. Chose notable, elles pratiquent en masse cette techno âpre – plutôt que de la house, que le cliché pourtant voudrait « plus féminine » – qui connaît actuellement un revival de sa forme radicale des années 1990. Pourquoi les entend-on là plutôt qu’ailleurs ? Maud Geffray, autrefois moitié du duo Scratch Massive, qui sort ces jours-ci un album solo, a sa petite idée : « La techno, c’est une énergie, quelque chose de dur mais de positif. Je pense que les jeunes femmes s’y retrouvent parce que c’est réel, que ça force le contact, en particulier à un moment où tout se dissout dans le virtuel. » « Ce choix de musique n’est pas anodin, renchérit Fany Corral. C’est une réponse : face à la violence du monde, des filles choisissent d’imposer la leur, de la contrôler, d’en faire quelque chose, de ne plus subir. »
Vers un retour en force des minorités
AZF et Clara 3000 en France, Lena Willikens, rroxymore ou Paula Temple en Allemagne : autant de figures émergentes d’une dance music intransigeante et brutale. Une bande-son dystopique qui accom- pagne efficacement un propos politique et social. « Chez les jeunes promoteurs, en particulier ceux du nord de l’europe, notre message est passé parce qu’ils sont plus avancés sur la question du sexisme, se réjouit Cardini. Et le public se montre lui aussi plus éduqué, plus engagé. Les fêtes dans lesquelles je joue, comme la De School à Amsterdam ou la Honey Sound System à San Francisco, sont beaucoup plus mélangées : on y croise jeunes, vieux, trans, pédés, gouines, hétéros, de toutes origines sociales et ethniques. Franchement, on respire mieux. » D’autres figures profitent de cette ouverture et d’une notoriété récente ou renouvelée pour faire avancer les choses : The Black Madonna, DJ activement féministe a par exemple lancé les Daphne Party Series, des soirées à line-up exclusivement féminin qui montrent bien qu’on peut remplir des clubs sans artistes hommes sur scène. Quant à Miss Honey Dijon, femme noire et trans dont le travail de DJ remonte au New York des années 1990, elle perpétue aujourd’hui l’héritage queer et racialisé de la club music – car il ne s’agit évidemment pas, dans cet élan contestataire, d’exclure une minorité au profit d’un autre. Ni un type de son au profit d’un autre : on voit déjà cette couleur techno sombre et sans pitié évoluer vers des formes plus abstraites et plus fluides chez certaines artistes, qui refusent justement de se cantonner à un genre… musical. Et en pleine révolution du genre et du post-genre, saurait-on vraiment s’en étonner ?