DÉCRYPTAGE
Créée en 1984 aux États-unis, la célèbre conférence n’a cessé depuis d’élargir son influence dans le monde. Problème, elle est aussi de plus en plus élitiste et onéreuse. Alors ce « spa cérébral » vaut-il le coup de casser son PEL ?
Conférence TED : rejoignez l’élite pour 8 500 dollars ( minimum). Créée en 1984 aux États- Unis, la célèbre conférence n’a cessé, depuis, d’élargir son influence dans le monde. Problème, elle est aussi de plus en plus élitiste et onéreuse. Alors ce « spa cérébral » vaut- il le coup de casser son PEL ?
TOUS LES ANS, sur la rive du Vancouver Harbour, les maîtres du monde se réunissent autour d’un tapis rouge ( rond, celui- là), dans un amphithéâtre construit pour l’occasion. Ils n’ont pas la gravité des chefs d’état mais cent fois leur fortune et leur pouvoir, ils se baladent en jean- baskets et petite doudoune sans manches. Vous l’avez sans doute deviné, il s’agit de la clique informatique que certains nomment GAFA ( pour Google- AppleFacebook- Amazon). Les premières personnes que l’on rencontre dans ce temple de la modernité technologique sont ainsi un duo d’employés de Google, un garçon et une f ille dans la trentaine, venus ici « pour ap- prendre et sortir de ce qu’on fait tous les jours au boulot » . Le but de leur pèlerinage est la conférence TED, créée en Californie en 1984 – année où on y a découvert le CD et le Macintosh – au croisement des concepts de technologie, d’entertainment et de design ( d’où son nom en forme d’acronyme). Précision, il s’agit bien du « saint des saints » , c’est- à- dire de « la » Ted, la conférence principale à distinguer des « Tedglobal » qui se tiennent deux fois par an partout dans le monde. D’abord tenue à Monterey, à une centaine de kilomètres au sud de la Silicon Valley, la Ted s’est ensuite déplacée à Long Beach, avant de franchir la frontière canadienne en 2014. L’important, c’est de garder l’esprit WestCoast tout en s’ouvrant à l’international, explique un organisateur. À l’abri des regards, dans une ambiance à la fois VIP – petits fours et macarons – et relax, on y côtoie donc des « Googlers » mais aussi des investisseurs ou des prix Nobel. Autant dire qu’on n’y entre pas comme dans un moulin.
D’ABORD, il faut en avoir les moyens. Les uns ( la majorité) ont payé 8 500 dollars pour être là, quand d’autres ont dépensé le double, soient 17 000 dollars. « Ceux- là ont quelques avantages en plus, comme un accès prioritaire à la salle de conférences et un siège dans les premiers rangs, mais ce n’est pas ce qui justifie le prix » , explique Bruno Giussani, responsable de l’expansion internationale de la prestigieuse super- conférence qui s’étale sur cinq jours. Il précise : « Ici, il y a des gens qui ont tellement d’argent que, pour eux, cela revient à faire un don afin de soutenir notre existence et nous permettre de fournir gratuitement des discours de qualité. » À la planète entière, via les réseaux. Et comme TED est une association à but non lucratif, dont la mission est de « diffuser des idées qui en valent la peine » , une partie de la somme versée est déductible des impôts. Mais pour la plupart des gens, ce tarif d’entrée reste inabordable, ce qui nourrit pas mal de critiques. En réaction, les organisateurs ont décidé de proposer l’année prochaine un tarif plus « bas » , à 5 000 dollars, pour les « jeunes » qui assisteront à leur première TED… mais les autres tarifs passeront eux à 10 000 et 25 000 dollars ! La Ted vaut- elle ce prix ?
Pour les gens qu’on aperçoit dans les allées et au buffet du centre de congrès de Vancouver, de telles sommes ne représentent rien. Bill Gates, Jeff Bezos ou encore Sergey Brin ( respectivement première, troisième et treizième plus grosses fortunes du monde selon Forbes) se promènent tranquilles, garde baissée. « Bill Gates vient tous les ans » , glisse Bruno Giussani. Il faut dire que le fondateur de Microsoft habite à seulement trois heures de là en voiture, soit probablement quelques minutes avec son immense jet privé. De son côté, Brin, le cofondateur de Google, a passé plusieurs jours à Vancouver avant de repartir détendu, avec un air de vacancier, vers le ponton où il décolle en hydravion aux côtés de sa petite amie, du petit chien de celle- ci, et de deux amis, sans l’ombre d’un garde du corps. Quant au patron d’amazon, un journaliste d’une agence de presse mondiale nous raconte avoir assuré quelques pas de danse avec lui sur le dancefloor d’un hôtel voisin, lors d’une édition précédente. « C’est le genre de choses qui ne se produisent qu’ici, commente le spécialiste de la Silicon Valley. Ensuite, tout le monde repasse en mode corporate, ce n’est plus pareil. » C’est pourquoi la presse est sélectionnée au compte- gouttes : ce qui se passe à TED, en dehors de la scène et de son fameux tapis, reste à TED. Comme une sorte de Las Vegas pour milliardaires éclairés. La différence est qu’ici, on s’affiche dans la vertu, et ce même en coulisses. Randonnées à l’aube, admiration de la nature, nourriture gastronomique, yoga, performances artistiques… Le programme de TED est aux antipodes de l’autre grand événement de la tech, le CES de Las Vegas, version « vulgaire » du genre, gratuite jusqu’en 2016, l’entrée est à 100 dollars aujourd’hui. « Ici, on se paie le sentiment de faire partie de l’élite » , confie J., un jeune financier venu de Wall Street, préférant rester anonyme. Voilà donc la justification de ces 8 500 dollars. Il ne suffit pas d’être riche, il faut aussi être intéressant. Les candidats à la conférence sont triés sur le volet, un peu comme pour un entretien d’embauche. L’événement affichant complet longtemps à l’avance, les organisateurs ont le choix et, dixit Giussani, s’assurent que chacun « ne perdra pas son temps » ( et donc, son argent).
CETT E ANNÉE, les heureux élus ont même eu droit au summum de la vertu, incarné par le pape en personne, qui a envoyé son « TED talk » de près de dix- huit minutes dans une vidéo enregistrée au Vatican. « C’est une figure morale du monde d’aujourd’hui, on en a besoin, spécialement après l’élection de Donald Trump et le Brexit » , confie Bruno Giussani, qui raconte avoir passé un an et demi pour convaincre le souverain pontife. TED 2017 a adopté un ton un peu plus politique que d’habitude. « On se préoccupe de savoir : sommes- nous en train de construire un monde dont personne ne veut ? » , poursuit l’organisateur et ancien journaliste, qui évoque un « besoin d’éthique » face à l’ « exigence de profit des entreprises » . Un constat paradoxal, au vu de la montagne de profits qu’incarnent les « Tedsters » . En tout cas, les mots du chef de l’église catholique, qui a pointé les limites du désir de pouvoir et l’inclusion que devait permettre la technologie, sont loin d’avoir laissé insensible J., notre jeune loup de la finance. « Dans la foulée, j’ai appelé mon partenaire à New York, où je possède des biens immobiliers, pour lui dire qu’on ne pouvait pas procéder aux évictions de locataires, qu’il fallait essayer de trouver une autre solution, leur donner du temps. » Alléluia !
S’ IL EST VRAI que l’organisation se déf init comme « non partisane » et de plus en plus « mondiale » , elle en reste néanmoins très américaine, note Pascal Gauthier, un Français en goguette à TED. Et surtout, très américaine tendance démocrate, parfois « plus version Bernie Sanders que Hillary Clinton » , dit- il. Les discours pro- réfugiés et pro- revenu universel y ont suscité de véritables tonnerres d’applaudissements. D’ailleurs, cet état d’esprit dans l’air à Vancouver a trouvé un écho quelques jours plus tard du côté de la Silicon Valley avec la publication d’un manifeste politique ( le « tech pledge » ) qui formule plusieurs engagements, notamment sur le respect des données privées et sur le soutien aux employés immigrés en règle, dans un contexte d’opposition aux poli - tiques de Trump. Mais aux yeux de Pascal Gauthier, ancien de la société Criteo qui travaille aujourd’hui dans le fonds d’investissement Mosaic Ventures, le côté gauche- caviar de TED n’est « pas forcément propice aux débats » . Pour cet amateur du bon vieux schéma thèse- antithèse- synthèse, « les interventions ici font beaucoup dans le pathos. Il y en a même qui ont pleuré sur scène. Ce qui empêche un peu la pensée rationnelle » . C’est pour cette raison qu’il a, lui aussi, succombé à l’aplomb du patron de Tesla et Spacex, Elon Musk, qui a évoqué ses projets titanesques avec un calme et une assurance savamment maîtrisés. Oublié le pape, « c’est lui Dieu, le messie » , ironise le Français, qui conclut : « TED, c’est comme si tu consacrais une semaine à lire un bouquin, avec le côté networking en plus. » Un avantage qui rend peut- être le « spa cérébral » de la Silicon Valley plus attractif, pour le même prix, qu’une croisière ou qu’une location sur la Côte d’azur.
« Les interventions TED font beaucoup dans le pathos, explique un participant. Il y en a même qui ont pleuré sur scène. »