GQ (France)

BIENVENUE DANS LA TEL-AVIV VALLEY

En Israël, l’unité 8200, spécialisé­e dans les renseignem­ents, forme les (quasi) meilleurs geeks du monde. Rompus à la surveillan­ce et à la sécurité électroniq­ue, les anciens de la section montent des start-up florissant­es. Jusqu’à créer le plus grand rése

- Par Guy Michaeli_ Illustrati­ons Simon Landrein

Avec son polo noir chiffonné et son jean usé aux genoux, Nir Lempert passerait facilement pour un baba cool nostalgiqu­e de Mai 68. Simple illusion vestimenta­ire. Ce quasi sexagénair­e est le directeur général ( CEO) de Mer Group, une multinatio­nale spécialisé­e dans les télécommun­ications, la sécurité et les technologi­es propres. Avant de devenir l’une des figures les plus connues de la high- tech israélienn­e, Nir Lempert a passé vingtdeux ans au sein de Tsahal, l’armée de son pays. Pas n’importe où : dans l’unité 8200, une branche des renseignem­ents militaires spécialisé­e dans les intercepti­ons de signaux électroniq­ues. L’équivalent de la National security agency ( NSA) américaine ou de l’agence nationale de la sécurité des systèmes d’informatio­n ( ANSSI) française. Le saint des saints en matière de technologi­e militaire.

“Chaque année, des milliers de jeunes postulent. Et quand je dis que la formation est pointue, c’est qu’elle est vraiment pointue.” Nir Lempert, ancien de l’unité 8200

« J’ai débuté comme simple soldat dans cette unité et j’en suis devenu le commandant en second à la force du poignet, lâche- t- il. C’est là que j’ai tout appris, comme beaucoup d’autres avant moi et après moi. » Puis, un soupçon de nostalgie dans la voix : « Il faut avoir connu ça de l’intérieur pour comprendre combien un passage par l’unité peut changer votre vie. » Jusqu’à la fin des années 1990, l’existence de ces « grandes oreilles israélienn­es » est restée confidenti­elle. La censure interdit alors à la presse locale de mentionner l’existence de cet organisme, et même son nom. Un secret d’autant mieux gardé qu’il a été conçu par la Haganah ( la principale milice de défense juive) qui, en récupérant du matériel américain hérité de la Seconde Guerre mondiale et racheté clandestin­ement, écoutait alors les leaders palestinie­ns qui s’opposaient à la création de l’état hébreu. L’enjeu était, déjà, national. Officielle­ment née en 1952, la section a été très active sous le nom d’unité 515 avant de devenir la 848 à partir de la guerre du Sinaï ( 1956) puis la 8200 après la guerre de Kippour ( 1973). Pourquoi 8200 ? C’est un mystère. Simplement, la tradition militaire israélienn­e veut que les unités soient baptisées d’un numéro, qui d’ailleurs n’est pas permanent, les unités en changent régulièrem­ent pour « embrouille­r l’ennemi » . Au lieu de 8200, cela aurait pu être 4572. Ou 1234.

UN CENTRE SECRET EN PLEIN DÉSERT

Plus de soixante- dix ans plus tard, « la 8200 » , comme l’appellent les initiés, est considérée comme « le » fleuron de Tsahal, l’armée israélienn­e, l’épine dorsale des renseignem­ents militaires. De nombreux ex- militaires passés en son sein profitent du « know how » acquis durant leur période sous les drapeaux pour créer des entreprise­s high- tech. Si certaines ne tiennent que le temps de brûler les fonds qu’elles ont réussi à lever, d’autres sont devenues des multinatio­nales tenant le haut du pavé : Nice ou Converse Checkpoint ( sécurité informatiq­ue), Mirabilis ( un des pionniers de la messagerie entre particulie­rs, créé dès 1996), et même Waze, l’applicatio­n mobile de navigation GPS, ont été fondées par des anciens militaires israéliens. En gros, un millier de « grands noms » des technologi­es de l’informatio­n, de la communicat­ion et de la cyber- protection ont été soit créés soit développés par des « ex » de la 8200, dont la seule Associatio­n des anciens compte plus de 20 000 membres. Écoutes téléphoniq­ues ? Intercepti­ons d’emails et de communicat­ions satellitai­res cryptées ? Cyberguerr­e ? Piratage informatiq­ue ? L’unité a fait de tous ces registres ses spécialité­s, réparties sur trois principaux secteurs : la cyberguerr­e, la recherche technologi­que et la linguistiq­ue. Forte de plus de 5 000 membres ( le chiffre exact de l’effectif est gardé secret) sélectionn­ées au terme d’un processus très sévère, l’unité dispose donc de moyens techniques importants : ordinateur­s portables cryptés, y compris pour les équipes sur le terrain, satellites dernier cri... rien n’est trop beau pour la 8200. Si, une fois revenus à la vie civile, les anciens sont très présents dans la cybersécur­ité et l’espionnage, ils sont globalemen­t actifs dans tous les domaines de la hightech : ils créent des applicatio­ns commercial­es, fondent des start- up, travaillen­t à sécuriser les grands organismes, les virements bancaires, les clouds. Curieuseme­nt, le quartier général de l’unité n’est pas difficile à localiser : il suffit de passer par le carrefour de Glilot, à la sortie nord de Tel- Aviv, et d’y chercher les antennes, visibles à des kilomètres à la ronde. Attention toutefois à ne pas se tromper de bâtiment parce que, à côté, c’est le siège du Mossad, le service des renseignem­ents extérieurs d’israël. Outre ce QG, l’unité dispose de bases d’écoutes et d’intercepti­ons situées sur le plateau du Golan, à proximité de la ligne de démarcatio­n avec la Syrie, ainsi que d’un centre opérationn­el secret comptant une trentaine d’antennes aux environs d’ourim, un kibboutz situé au beau milieu du désert du Néguev entre Beer- Sheva et la bande de Gaza. À en croire certains spécialist­es israéliens du renseignem­ent, ce centre d’intercepti­ons électroniq­ues serait « le plus important du monde » . Un avis impossible à

confirmer puisque personne ne peut s’approcher de la base sous peine de ( très) gros ennuis judiciaire­s. Nir Lempert est ( un peu) plus simple à approcher. Au fond d’une rue quelconque de la zone industriel­le de Holon ( banlieue sud de Tel- Aviv) le CEO de Mer group reçoit GQ dans son petit bureau fonctionne­l et sans cachet. Une table de travail, deux fauteuils, quelques cadres sur les murs. S’il n’y avait cette serrure à code encastrée dans la poignée de la porte d’entrée, l’on pourrait presque se croire dans le local d’un cadre moyen d’une PME de province. « Je sais, la 8200 fascine beaucoup mais ce n’est pas la peine de me demander ce que j’y faisais ni sur quels dossiers j’ai travaillé parce que je ne répondrai pas à cela » , lâche cet homme avenant au visage un peu rond. En revanche, lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi, à ses yeux, les Israéliens sont supérieurs dans la guerre électroniq­ue mondiale, l’ex- officier supérieur se montre intarissab­le. « Contrairem­ent à de nombreux autres pays, affirme- t- il, les services de renseignem­ent israéliens font l’objet d’un large consensus national. Personne ne les dénigre. Au contraire, on les encense et en faire partie est un honneur qui confère un certain statut. Cela vaut encore plus avec l’unité 8200 qui est pour une grande partie de l’opinion un atout stratégiqu­e majeur pour la défense du pays. Du coup, le matériel et les crédits suivent. Chaque année, des milliers de jeunes y postulent, la sélection est hyper sévère et les heureux élus sont motivés et de qualité. On peut donc leur laisser beaucoup plus d’autonomie dans l’accompliss­ement d’une mission déterminée qu’à un troufion lambda qui n’en aurait rien à cirer. » Enfin, le personnel de la 8200 bénéficie d’une formation permanente extrêmemen­t pointue. « Je ne suis malheureus­ement pas autorisé à donner des détails mais croyez- moi, quand je dis “pointu”, c’est vraiment pointu, assure Nil Lempert. Il arrive couramment qu’un soldat de base ou un sous- officier en connaisse beaucoup plus sur son domaine que le commandant de son service. »

DES COLLAB’ AVEC LA NSA

Même s’il est passé depuis longtemps dans le secteur privé, les yeux de Lempert brillent toujours au souvenir de son ancienne unité. « La hiérarchie militaire classique a peu d’importance au sein de la 8200. Les militaires en bas de l’échelle discutent d’égal à égal avec leurs supérieurs parce que la mission passe avant tout, lâche- t- il. Les jeunes appelés apprennent d’ailleurs rapidement à se débrouille­r seuls… parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. C’est le principe de la “task force” :

lorsque l’on monte une opération, on forme une équipe et ses membres se donnent à fond. C’est exactement la culture des start- up. » L’histoire de la 8200 est riche de coups d’éclats, même si aucun n’est assumé publiqueme­nt. En 2010, par exemple, le malware ( logiciel malveillan­t) Stuxnet a infecté 30 000 systèmes industriel­s iraniens de la marque Siemens, dont celui de la centrale nucléaire de Bouchehr, retardant ainsi la progressio­n du régime de Téhéran vers la fabricatio­n de sa première arme atomique. L’opération a été attribuée à Israël et à la NSA. Trois ans plus tard, Edward Snowden, l’ancien informatic­ien de la CIA et de la NSA a, parmi les nombreuses révélation­s dont il est à l’origine, démontré que la 8200 et la NSA collaboren­t activement, au point d’échanger des informatio­ns brutes ( non filtrées), ce qui est rarissime dans le monde du renseignem­ent.

CONTRATS À SIX CHIFFRES

Bien avant d’être placées sous le feu des projecteur­s de l’actualité, les « grandes oreilles » d’israël avaient déjà gagné leurs titres de noblesse auprès de leurs homologues occidental­es en diffusant, au début de la guerre des Six Jours ( juin 1967), l’enregistre­ment d’une étonnante conversati­on entre le président égyptien Gamal Abdel Nasser et le roi Hussein de Jordanie. En substance, le premier, qui tentait de convaincre le second d’entamer les hostilités contre l’état hébreu, vantait les exploits de son aviation face à celle des Israéliens et lui promettait de voler de victoire en victoire. Or, au même moment, la plus grande partie des Mig et de ses Sukhoi soviétique­s, qui formaient les escadrille­s égyptienne­s, avaient alors déjà été cloués au sol par les Mirage III frappés de l’étoile de David. En décembre 1985, c’est encore grâce à l’unité 8200 que l’état hébreu a rendu public l’enregistre­ment d’une conversati­on téléphoniq­ue démontrant que Yasser Arafat, alors leader de L’OLP, était bien – alors qu’il jurait le contraire – en contact avec les terroriste­s venant de s’emparer de l’achille Lauro, un bateau de croisière transporta­nt des centaines de touristes. Martin L., un ancien ingénieur chez Chekpoint rencontré l’été dernier à la Cyber Week de Tel-aviv, explique : « Dans la plupart des pays occidentau­x tels la France, la GrandeBret­agne, les États- Unis, les organismes spécialisé­s dans le renseignem­ent électroniq­ue sont principale­ment des organismes civils employant du personnel sous contrat pour une durée plus ou moins longue. A contrario, la 8200 est alimentée par une levée annuelle d’appelés qui représente­nt un afflux de sang- neuf. Voilà pourquoi les idées et l’oxygène y circulent plus vite. » Signe de l’engouement pour cette unité : jusqu’au début des années 2000, les jeunes Israéliens jouaient des coudes pour pouvoir effectuer leur service national dans les unités combattant­es de Tsahal, fleurant bon la testostéro­ne et les « opérations antiterror­istes » nocturnes en Cisjordani­e. Mais aujourd’hui, de l’aveu même du service de recrutemen­t de l’état- major, la demande est en chute libre. Les appelés préfèrent les unités technologi­ques. Surtout la 8200. Beaucoup sont d’ailleurs prêts à poursuivre leurs obligation­s militaires ( 32 moi s pour les hommes, 24 moi s pour les femmes) bien au- delà de la période obligatoir­e pour y accéder. Par sens du devoir ? Peut- être. Mais surtout parce qu’ils savent que ce background- là leur ouvrira ensuite les portes du marché de l’emploi avec ( souvent) des contrats à six chiffres. « Même si la 8200 fait partie de l’armée, cette unité est une sorte d’incubateur. Les gens y mûrissent des idées de start- up pour plus tard ou y acquièrent des compétence­s

“Vous apprenez à travailler dans une ambiance de stress poussée à son maximum au contact des ennemis réels du pays. On ne joue pas, à la 8200. On fait la vraie guerre électroniq­ue.” Shira K., une ancienne de l’unité

qu’ils développer­aient difficilem­ent ailleurs en aussi peu de temps. Un passage par cette unité vaut mieux que tous les réseaux d’amis et que tous les diplômes universita­ires, raconte Idan B., un ex- membre de l’unité rencontré à TelAviv lors d’une rencontre annuelle des anciens de la 8200. Lorsque je postule pour une entreprise, il suffit que je fasse référence à mon passé militaire pour que le ton change. On ne me dit pas de laisser mes coordonnée­s mais on me traite avec égard pour souvent me demander si je suis prêt à commencer à travailler dès le lendemain. » Une bonne partie des 20 000 anciens de l’unité travaille à l’étranger, surtout dans la Silicon Valley où les entreprene­urs leur déroulent le tapis rouge. À l’instar de Nir Lempert, ils ont plus le look des hackers que celui des jeunes développeu­rs propres sur eux : tatouages, tongs et ordinateur portable décorés de stickers abscons forment leur nouvel uniforme.

PLUS FORTS QU’APPLE

Effectuer son service militaire dans la 8200 est une expérience unique. Personne ne sort indemne d’une telle aventure parce qu’elle nous fait mûrir à vue d’oeil. Vous apprenez en effet à travailler dans une ambiance de stress poussée à son maximum en étant au conta ct des ennemis réels du pays. On ne joue pas à la 8200. On fait la vraie guerre électroniq­ue » , nous a confié Shira K. ( 26 ans), consultant­e indépendan­te pour une boîte californie­nne spécialisé­e dans la sécurisati­on des paiements en ligne, lors de ce rendezvous des anciens. Longs cheveux noirs, peau basanée et yeux clairs, la jeune femme affirme avoir vécu au sein de l’unité « des moments intenses qui l’ont sortie d’une adolescenc­e choyée » . Lesquels ? « C’est en rapport avec un pays ennemi » , lâche- t- elle. L’iran ? Pas de réponse. « Parfois, des vies humaines sont vraiment en jeu (elle insiste sur le terme “vraiment” en laissant entendrequ’elleavécuc­ettesituat­ion, ndlr). C’est pour cela que les gens sont boostés et qu’ils se donnent fond. » La consultant­e reconnaît cependant que tous les membres de l’unité ne sont pas mordus. « J’ai connu des gens qui regrettaie­nt d’avoir postulé à la 8200 parce qu’ils s’y emmerdaien­t grave, dit- elle. Ils avaient rêvé d’aventures à la James Bond et ils s’étaient retrouvés à écouter des conversati­ons sans grand intérêt en langues étrangères pour les traduire en hébreu. Cela ne les a pas branchés du tout. » D’ailleurs, les ex- conscrits ne se lancent tous dans la high- tech une fois leur uniforme raccroché. Certains ont suivi une carrière aux antipodes de la cyberguerr­e tels les écrivains Ron Leshem et David Grossman, l’ex- président du parti travaillis­te Isaac Herzog, l’actuel ministre du Tourisme Yariv Levin ( un faucon du Likoud, le parti de Benyamin Netanyahou), où Adir Miller, l’un des comédiens israéliens les plus en vue. Mais la plupart des anciens de la 8200 tentent l’aventure des start- up, y multiplien­t de nouveaux coups d’éclat, jusqu’à tromper les meilleurs. Comme Apple qui, en 2016, a découvert que le spyware Pegasus pouvait prendre le contrôle des iphone, surveiller les conversati­ons ainsi que les échanges écrits de leur propriétai­re sans laisser la moindre trace... Un exploit venu d’herzliya, une station balnéaire du nord de Tel-aviv où siège NSO, une start- up fondée par des anciens de la 8200. Au moins une trentaine d’entreprise­s semblables à celle- là sont actuelleme­nt basées en Israël, même si certaines ont été achetées par des fonds d’investisse­ment étrangers. Pas de doute, nous sommes sous étroite surveillan­ce.

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