GQ (France)

2 % POUR LES INDIGENTS D’INDE

Cinquième puissance mondiale, l’inde est très riche... mais compte beaucoup de pauvres. Et si les grandes entreprise­s privées leur venaient en aide ? C’est en tout cas ce que l’état souhaite imposer.

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soit 400 000 euros annuels, tout de même), puis la structure cherche des financemen­ts auprès de grandes entreprise­s ( Philip Morri s, UBS...) qui ont elles- mêmes créé leur fondation. Les programmes sont ainsi cogérés et cofinancés. Parmi eux : la création d’une radio destinée aux femmes en Palestine, et le f inancement de cartoons sur la condition de la femme réalisée par deux jeunes Égyptienne­s et diffusés sur Youtube.

CAPTER DE NOUVEAUX CLIENTS

La philanthro­pie gagne même du terrain dans les banques. En France, la plupart des grands établissem­ents, dont BNP P aribas qui a été la pionnièr e, créent un départemen­t dédié à la générosité privée. C’est même devenu une façon de capter de nouveaux clients ou de g arder les présents, à la façon des conseils sur les investisse­ments dans l ’ art il y a quelques années. « La Société générale a d’abord créé sa propre fondation en 2009, avec l ’ enfance et l ’ éducation comme priorités. Mais les banquiers ont assez vite compris que ces thèmes ne répondaien­t pas forcément aux a ttentes de t ous nos clients. D’où la créa - tion, il y a deux ans, d’un départemen­t philanthro­pie qui fait du sur- mesure » , explique Claire Douchy, sa dir ectrice. L’idée est de sonder les clients les plus f ortunés ( ceux dits de la banque privée, qui détiennent entre 500 000 et deux millions d’euros) sur leurs envies : « Nos clients sont à 70 % des chefs d’entreprise, en activité ou à la retraite. Les baby- boomers sont en train de vendre leurs entreprise­s et ont donc des fonds à utiliser. Et puis il y a les plus jeunes, plus naturellem­ent tournés vers la philanthr opie. » Ceux- ci mêlent p arfois leur business a vec une démar che philanthro­pique personnell­e : un chef d’entreprise du sud de la France a ainsi créé une fondation qui mène des recherches sur les océans, tandis que son entreprise vend des produits de la mer, l’idée globale étant de « vendre plus sain » grâce aux r echerches menées p ar la f ondation. Selon Claire Douchy, le nombre de clients investissa­nt dans la philanthro­pie à la Société générale augmente de 6 à 10 % par an ( avec un ticket oscillant entre 60 000 et…. 20 millions d’euros), et la tendance est vraie pour toute l’europe.

Si elle se félicite de cette « hyper- profession­nalisation du secteur » , Bathylle Missika, spécialist­e à L’OCDE, met un bémol à cet élan : « La philanthro­pie, c’est le domaine du temps long, qui évite la dispersion et le saupoudrag­e. Or certains jeunes, qui veulent aller trop vite, restent dans une vi sion cour t- termiste. Il y a aussi le risque de l’ego. Et puis, dans les grandes entreprise­s, cela reste compliqué de pla cer la philanthro­pie au coeur de la stratégie, car ce n’est p as l ’ attente prioritair­e des actionnair­es. » Mais même dans une institutio­n comme L’OCDE, la cause a vance grâce au dép artement dédié au rapprochem­ent entre les Éta ts et les f ondations, qu’elle dirige et qui e xiste depuis cinq ans. La philanthr opie, ou la politique des petits pas.

ÀBOMBAY, L’INDÉCENCE PORTE UN JOLI NOM : Antilia. Loin d’être la seule tour de la ville, on ne la remarque pas spécialeme­nt... sauf quand on apprend qu’elle n’abrite qu’une famille de quatre personnes, celle de Mukesh Ambani, première fortune d’inde ( polyester, banque…) et environ 40e mondiale. An - tilia se résume à un déluge de chiffres : 600 employés, 173 m de haut, 37 000 m2, 27 étages dont 6 réservés aux 200 voitures du pr opriétaire, piscine olympique, cinéma, théâtre... C’est un euphémisme de dire que la constructi­on d’antilia, il y a sept ans, a fait gr ogner dans une ville de 21 millions d’habitants – la quatrième plus peuplée au monde après Tokyo ( 38), New Delhi ( 26) et Shanghai ( 24) –, dont environ la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté ( soit deux dollar s par jour). Et dans un p ays où les inégalités sont parmi les plus fortes au monde malgré une croissance autour de 7,5 % par an depuis deux décennies. L’inde est à la fois immensémen­t riche... et pauvre.

UN GOUVERNEME­NT QUI SE DÉFAUSSE ?

Trois ans après l’érection d’antilia, en 2014, le pays a adopté une loi unique au monde : les grands groupes doivent reverser au secteur caritatif 2 % de leur bénéfice net chaque année au titre de la Corporate social responsibi­lity ( CSR, l’équivalent de notre responsabi­lité sociétale des entreprise­s, la RSE). Cet outil philanthro­pique vise les compagnies ( environ 800) réalisant un chif fre d’affaires supérieur à 10 milliards de roupies ( 156 millions de dollars) ou un bénéfice net de 50 millions de roupies ( un peu plus de 800 000 dollars). Pour comparer, imaginez Total, Bouygues, Vinci ou Véolia taxées à hauteur de 2 % de leurs bénéfices. Nul doute que ça grincerait des dents. Le bénéfice attendu de la CSR chaque année est d’environ deux milliards de dollars, soit deux fois plus que… le coût d’antilia. Cet objectif n’a p as encore été atteint, mais selon un rapport indépendan­t de 2016, les investisse­ments globaux du secteur privé vers le secteur caritatif sont p assés de 400 millions à 1,5 mil - liard d’euros. Un chiffre qui correspond aussi au rythme effréné de la croissance indienne, annoncée comme la cinquième puissance mondiale dès cette année, devant la France et le Royaume- Uni.

À quelques kilomètres d’antilia, Arun Kumar dirige Apnalaya, une ONG de 80 salariés qui aide depuis quarantetr­ois ans les plus pauvres et qui a perçu une aide via la CSR. Lorsque GQ le rencontre, il travaille notamment dans un quartier où l’espérance de vie culmine à 39 ans. « La CSR est une b onne idée, encore jeune et qui va demander du temps, explique Arun. La loi met la pression sur les entreprise­s, c’est positif. Mais il existe des bémols : par exemple, le gouverneme­nt a créé un projet sur l’environnem­ent et des sociétés se sentent obligés d’y injecter de l’argent. Il y a un gain politique qui biaise les choses. » Les détracteur­s de cette loi avancent souvent cet argument. Bittu Sahgal, éditeur en vue à B ombay, estime que la CSR « est un alibi pour réduir e les dépenses sociales : accepterie­z- vous que votre éducation dépende de Danone ? » De fait, le gouverneme­nt investit seulement l’équivalent de 3 % du PIB dans l’éducation ( alors que 60 % de la population – 1,4 milliard d’habitants – a moins de 25 ans) et 1,1 % dans la santé, ce qui r essemble à un appel indirect aux entreprise­s privées.

AMIN SHEIKH ET LE “GIVE BACK”

Ce n’est pas un hasard si une telle loi, malgré ses défauts et un impact encore difficile à mesurer, est née en Inde. Il y existe depuis toujours une tradition philanthro­pique poussée, puisque même Gandhi a e xpliqué, lors de l’indépendan­ce du pays, que la richesse des capitaines d’industrie devait aussi profiter à l’homme de la rue. « Nous appliquons une forme de CSR depuis quatreving­ts ans ! » s’exclame Smita Crishna. Cette élégante femme dirige un ensemble scolair e qui abrite 2 700 élèves entre 3 et 16 ans, tous enfants des salariés du groupe Godrej, l’une des plus anciennes familles d’entr epreneurs indiens. Comme les Tata ou les Wadia ( et Freddie Mercury), les Godrej sont des Parsis, cette communauté perse installée en Inde au VIIIE siècle qui pratique la plus ancienne religion monothéist­e au monde ( le zoroastris­me) et est réputée pour sa vocation philanthro­pique. Les Godrej possèdent aujourd’hui un petit morceau du nord- est de Bombay, où leurs usines ( matériel de chantier, cosmétique­s…) emploient 8 000 salariés. Pour Smita Crishna, la philanthro­pie est une évidence, même si elle pointe des changement­s : « Autrefois, l’idée était d’aider très largement ; désormais, ce sont des dons ciblés sur un seul sujet, c’est plus cloisonné, plus profession­nel. »

S’il est un homme qui a longtemps bénéficié de cette philanthro­pie « globale » , c’est bien Amin Sheikh. Ex- enfant des rues, il a été recueilli par Snehasadan, une institutio­n d’aide à l’enfance qui bénéficie des 2 % de la CSR. À 38 ans, il est l’incarnatio­n du « give back » . Après avoir longtemps été taxi, il s’est bâti une obsession : ouvrir un café- librairie ( les livres lui ont tant manqué) où il emploie - rait d’anciens pensionnai­res de Snehasadan. Amin a écrit son autobiogra­phie, bourlingué entre la France et l’espagne ( il y a rencontré sa femme) et épargné 130 000 euros pour son café, ouvert il y a deux ans. Son rêve : ouvrir un autre café à Barcelone, qui serait géré par des réfugiés – il se donne quatre ans pour réussir. En attendant, il file accueillir une jeune femme brûlée à l’acide qui a demandé à travailler dans le café. Sur son chemin, il passe au pied d’antilia et secoue la tête, toujours incrédule face à l’indécence.

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