Rencontre avec Justin le King, popstar mondiale, acteur génial et concepteur pour Levi’s depuis peu. Il nous parle de ses origines, de ses ambitions mais aussi de son rôle de père...
Pendant des années, son déhanché de sex-symbol a fait « rocker le body » des filles. Aujourd’hui, il est le roi de la pop mondiale et un acteur reconnu. Mais Justin Timberlake est bien plus que ça. Alors qu’il lance Fresh Leaves, sa première collection de vêtements avec Levi’s, GQ l’a rencontré et évoqué avec lui ses origines modestes, son rôle de père, les défis qu’il s’apprête à relever.
PARIS, FRANCE ! ” : cela fait quatre ans que Justin Timberlake n’a pas joué en Europe et en cette belle soirée de juillet, il a l’air enchanté de retrouver le vieux continent. Ses fans français semblent tout aussi ravis de le voir débarquer sur la scène de l’accorhotels Arena, enveloppé dans des volutes de neige carbonique, que la méga- star montre aussitôt du doigt en lançant : « Haters gonna say it’s fake ! » ( « les mauvaises langues di - ront que c’est du faux ! » ) . Il s’agit des premiers mots du morceau « Filthy » qui ouvre le spectacle, mais Timberlake a bien conscience que leur sens résonne bien au- delà. Car le chanteur sait qu’il ne fait pas toujours l’unanimité. Que certains le di sent bidon, ar tificiel, manufacturé depuis sa plus tendre jeunesse par l’industrie de l’entertainment. Et le décrivent comme une diva : cette tournée européenne a d’ailleurs été décalée de deux semaines. Mais alors qu’est sorti en février dernier son qua trième album, le rugueux Man of the Woods, il faut r appeler que l’ex- minet du boys band NSYNC est aujourd’hui, à 37 ans, le père d’un petit garçon de 3 ans, prénommé Silas, et le mari exemplaire de l’actrice Jessica Biel. L’époque de Justified ( 2002) puis Futuresex/lovesounds ( 2006), où il faisait chavirer les coeurs et chalouper les corps est désormais loin derrière lui. Alors on se pose la question : ce bon vieux JT fait- il encore l’actu ?
BONNES FEUILLES
Il fait très, très chaud dans cett e villa perchée sur les hauteurs de Montmartre, malgré la légère brise qui la traverse, où nous nous trouvons en cette f in d’après- midi en compagnie d’une quarantaine de journalistes et d’inf luenceurs triés sur le volet. Nous y attendons tous Justin Timberlake. Dehors, une grappe d’agents de sécurité semble suggérer l’arrivée imminente du chanteur. Ou peut- être devrions- nous dire du styliste, puisque si nous sommes réunis ici, c’est pour découvrir sa collection Fresh Leaves, réalisée en collaboration avec Levi’s. Une certitude, déjà : si une mar que aussi embléma tique a dé - cidé de p arier sur Timberlake, c’est bien qu’il porte encore en lui quelque chose de spécial, que d’autr es stars n’ont p as. Les jeans qui ont habillé la conquête de l’ouest et la rév olution hippie ne se t ourneraient pas vers JT si celui- ci n’avait pas un minimum de résonance cultur elle. C’est une litote, vous l’aurez compris : depuis le début du XXIE siècle, il n’est pas d’homme qui ait incarné mieux que lui l’amérique dans toute sa splendeur et toute son universalité.
LE PETIT GARS DE LA CAMPAGNE
Et alors que nou s patientons da ns la villa, nous regardons les pièces de la collection Fresh Leaves. Un sentiment frappe tout de suite à leur vue, une qualité propre à tous les basiques de la mode de masse : elles ressemblent à des vêtements qu’on a déjà, et qu’on adore, mais elles dégagent pourtant quelque chose d’inhabituel, d’intrigant, de désir able. Ce sont sans nul dout e des standar ds, mai s des standards rendus assez singulier s pour que l ’ on veuille les ajouter à sa garderobe. Leur nom de fresh leaves, feuilles fraîches, au départ le titre d’une chanson de Justin, désigne ici l’imprimé camouflage qui orne une partie des blousons et des jeans.
À l’accorhotels Arena, c’est une chemise à carreaux Fresh Leaves donc que porte Timberlake au moment d’interpréter la bien nommée « Flannel » , chanson extraite de son dernier disque – une histoire de chemise, décidément. Il l ’ a passée pour ouvrir une nouvelle séquence de son concert, autour d’une ambiance guitare sèche et feu de camp. Il enchaîne avec une série de reprises : « Ex- Factor » de Lauryn Hill, « Come Together » des Beatles, « Dreams » de Fleetwood Mac et pour f inir « Thank God I’m A Country Boy » , une chanson de John Denver qui dans ce contexte permet à Justin de r appeler ses origines prolétaires et rurales. Car si beaucoup l’ignorent, surtout hors de son pays, le chanteur a pourtant grandi dans les camp agnes du Tennessee, près de Memphis. Et lorsqu’il chante dans « Flannel » que sa chemise a pris sa forme et son caractère en se « faisant » au f il des années, ou qu’il signe une col - lection plus mar quée par le style bûche -
“Je n’aime pas trop parler de mon enfance. Nous vivions avec peu de chose, il y avait pas mal de do-it-yourself, entre autres avec les fringues. C’était un endroit très rural, très américain. Je suis fier d’y avoir grandi même si j’aspirais aussi à en sortir.”
ron que par le vestiaire métrosexuel de ses débuts, le garçon ne fait donc pas semblant. Pas de fake en vue.
TERROIR « SUDISTE »
Timberlake est arrivé dans la villa de Montmartre. I l nous a présenté la collection et échange de façon plus ou moins informelle avec nous, sachant que nous ne sommes pas autorisés à l ’ enregistrer. « Je n’aime pas trop parler de mon enfance » , nous confie Timberlake entre deux portes lorsque nous évoquons le milieu redneck où i l a vu le jour. « Mais je peux juste dire que nous vivions avec peu de chose, qu’il y avait pas mal de do-it-yourself, entre
autres avec les fringues. C’était un endroit très rur al, très américain. Je sui s f ier d’y avoir grandi même si j’aspirais aussi à en sortir. Vers 12 ou 13 ans par exemple, j’étais fan d’a Tribe Called Quest (groupe de rap new-yorkais,
ndlr) : à New York, ça aurait été normal, mais dans ma région, disons que nous n’étions pas très nombreux ! »
La région, à l ’ époque du moins, est en effet moins réputée pour son hip- hop que pour sa country. De la country, ça, Justin a commencé à en ent endre tout jeune grâce à son grand- père, un aficionado du genre. Il se met très tôt à chant er des classiques de Willie Nelson ou Johnny Cash, avant d’intégrer le choeur gospel de son église puis de se passionner pour le blues et la soul. Ces deux sources, l’une blanche et l’autre noire, mais toutes deux issues d’un terroir « sudiste » et populaire, nourriront fondamentalement son parcours musical, et ce, jusqu’à
Man of the Woods, qu’il décrit lui- même comme un disque « South American » .
Aujourd’hui, à 37 ans, il a ainsi passé vingt- cinq années de sa vie sous les
spotlights. De quoi rendre fous certains, mais pas lui, qui a très bien appris à se protéger et à ne pas basculer dans la schizophrénie. Son secret, on en fait l’hypothèse, c’est d’avoir tout de suite pris les devants en jouant à fond le jeu des personnalités multiples, de la comédie médiatique et de la métamorphose constante, qu’elle soit sonore ou visuelle. « Les feuilles, c’est un symbole de prospérité, explique- t- il. Mais quand on
Avec Justified, en 2002, celui qui n’était jusqu’ici qu’un petit angelot pas
encore très sexué, ni très défini musicalement, va se transformer en étalon blanc adepte d’un R& B moite et futuriste.
pense aux feuilles des arbres, on pense surtout au changement, au passage du temps, aux différents états qu’elles traversent. »
LA BOÎTE DE PANDORE
La première métamorphose de Timberlake, la plus fondatrice et l a plus spectaculaire, a eu lieu en 2002. Après la séparation de NSYNC, Justin cherche à se lancer en solo et à bouleverser son image. Le voilà un peu par hasard en studio avec les Neptunes – le duo de producteurs formé par Pharre l l Williams et Chad Hugo – pour faire un essai sur des instrumentaux que le tandem vient de pr oposer sans succès à Michael Jackson. Le charme agit, les maquettes fonctionnent. Justified, son album sorti en novembre 2002, va envoûter l ’ Amérique puis le monde entier : celui qui n’était jusqu’ici qu’un petit angelot pas encore très se xué, ni très déf ini musicale - ment, va se transformer en étalon blanc adepte d’un R& B moite et futuriste.
Dix millions de copies écoulées, deux Grammy Awards et deux tournées plus tard, Justin va vivre un bref bad buzz lors sa performance au côté de Janet Jackson à la mi- temps du Superbowl, et du fameux « incident de garde- robe » ( le terme « wardrobe malfunction » fera l ’ objet d’une sor te de mème le xical) qui a dévoilé un bout de sein de la chanteuse. Mais plutôt que de se flageller, Timberlake choisit de jouer la carte de l’autodérision. Et c’est là sa deuxième métamorphose. On le croyait premier degré et dénué de distance vis- à- vis de lui- même et de sa com’ : il va se révéler drôle, fin et, surtout, excellent comédien. C’est vers cette époque que débute sa complicité avec l ’ animateur Jimmy Fallon – leur spécialité consistant à tourner des sketchs aussi débiles que brillants – et que se multiplient ses participations au « Saturday Night Live » . C’est au « SNL » , en comp agnie d’andy Samber g, que JT signera en 2006 une imparable parodie de R& B nineties intitulée « Dick in a Box » ( qui signif ie « La bite dans la boîte » , voire « La boîte à bite » ) puis, en 2009, le moins connu mai s tout aussi dé - vastateur « Motherlover » , dont on v ous laissera découvrir sur Youtube le propos, ainsi que le clip, avec Susan Sarandon.
Sur le plan musical, c’est aussi en 2006 que Justin va accomplir un nouveau tour de force avec son deuxième album
Futuresex/lovesounds. Cette fois- ci, les Neptunes ne sont pas là – mais ils reviendront – et c’est Timbaland, producteur de génie pour Missy El l iott, Aaliyah et déjà JT sur quelques pistes de Justified, qui tient les manettes. Le résultat est inouï : on dir ait une sor te de techno- R& B baignée dans un rock
mécanique et bluesy. C’est d’une audace sans précédent dans le champ de l a musique mainstream. « SexyBack » et « My Love » sont les deux gros tubes, mais l’ensemble de FutureSex est encore aujourd’hui monumental à la réécoute. Ce que nous dit Justin avec cet opus, c’est qu’il prend la pop très au sérieux, qu’il veut la révolutionner comme ses idoles Michael Jackson et Prince, en fai sant muter les r egistres, les personnages, les images et les corps. Là encore, le public n’a pas l’air de lui donner tort : dix millions d’exemplaires vendus, alors que l’industrie du disque, pas encore « sauvée » par les plateformes de streaming, semble par ailleurs bien à la peine.
Au cinéma, Timberlak e v a suivre une carrière tout aussi imprévisible. Plutôt que de s’orienter sans risque vers la comédie, il privilégie des f ilms d’auteur où il int erprète des seconds rôles hauts en couleur ( lire encadré). Un de ses tout premiers rôles nous avait particulièrement parlé à la rédaction de GQ : c’était dans Sexe entre amis ( 2011) avec Mila Kunis, où il incarnait le directeur art istique du GQ américain ! En 2013, toujours avec le f idèle Timbaland aux manettes, JT sort 20/20 Experience et choisit un parti- pris anti- rétro. La production scintille de mille détails hypercontemporains. Innover pour toucher le plus grand nombre, et se renouveler sans cesse pour imposer les classiques du futur. Timberlake n’aura f inalement sorti que quatre albums en seize ans : un vrai statement qui refuse le débit à f lux tendu de la culture populaire digitale et qui rappelle le rythme de sorties d’un duo tout aussi parcimonieux, perfectionniste et métamorphe mais encore plus secret – Daft Punk.
MICKEY MOUSE ET CHANTS GOSPEL
Si la carrière de Justin embrasse sans ambages son besoin de muer, de toujours inventer autre chose que ce que l’on attend de lui, sa vie privée, elle, semble en revanche entièrement se dérouler derrière le rideau, hors de la vue des spectateurs. Star depuis sa puberté, Timberlake ne l’est pas resté par hasard. I l a développé un storytelling aussi élaboré que doit l ’ être la gestion de son quotidien le plus ordinaire. Alors que nous nous trouvons au bord de la scène, en cou- l isses justement, lors de son concert parisien, nous apercevons son épouse, l’actrice Jessica Biel, qui danse déchaî - née au son de « Rock Your Body » . Elle est entourée de plusieurs amis qui, nous le constatons alors, forment autour d’elle comme une barrière de protection, même s’ils r emuent eux aussi sans compter. Et ce sera à peu près tout ce que nous pourrons saisir de l’intimité du couple, de sa « réalité » , de son existence au jour le jour.
Pour en savoir plus, il faut lire entre les lignes des chansons de Man of the Woods. Et peut- être aussi at tendre l a prochaine publication d’un l i v re, HINDSIGHT, qui rassemblera des photos intimes et des récits de son enfance ou de sa carrière. Nous lui demandons d’ail leurs si ces deux éléments combinés ne forment pas un récit autobiographique et réf lexif sur la p aternité, la
“Silas, mon fils, me fait comprendre que je dois ralentir
la cadence. Il me dit en substance que j’aurais beau essayer de tout réussir à tout prix, je ferai quand même des erreurs...”
masculinité, la musique, les traditions. Justin l a isse passer de longues secondes avant de répondre : « Ce sont des questions qui m’ont beaucoup traversé quand j’ai enregistré le disque, préparé le livre ou conçu la collection Levi’s, en effet. Je me suis inspiré d’expériences de toutes sortes. À la fois des choses qui ont bouleversé ma vie, comme d’épouser Jess ou de de venir le papa de Silas, et de souvenirs plus banals, comme de jouer dans les bois avec mes copains quand j’étais petit, vers la maison de mon meilleur ami, près d’une crique aux alentours de Memphis. Il y a aussi eu toute la musique à laquelle j’ai été exposé au cours de mon existence, qui m’a construit tel que je suis aujourd’hui : les chansons du Mickey Mouse Club, les chants gospel à l’église, la soul de Memphis, le R& B qu’on entendait tout le temps à la radio… Et puis donc, mon expérience de père ordinaire, bien sûr, qui m’a rendu plus humble, je crois. Ayant été f ils unique, je n’ai p as été éle vé dans un r apport de partage avec un frère ou une soeur, ce qui m’a centré sur moi- même et rendu très perfectionniste. Alors aujourd’hui, Silas me fait comprendre que je dois ralentir la cadence, prêter attention à tout ce qui m’ent oure, même aux choses qui paraissent sans importance. Il me dit en substance que j’aur ais beau essa yer de tout réussir à tout prix, je ferai quand même des erreurs. Et je suis presque soulagé d e pouvoir laisser derrière moi cette partie obsessionnelle de ma personnalité (le chanteur a déclaré en 2008 qu’il souffrait de TOC, ndlr). »
Une réponse a priori sincère, qui donne en tout cas une bonne idée de l’endroit où se trouve aujourd’hui le chanteur, des émotions qu’il privilégie, de ce qui anime son histoire. Les haters diront peut- être que c’est fake, mais Justin Timberlake reste en tout cas un artiste qui a su gérer sa notoriété sans suivre d’autres principes que les siens, et qui est parvenu à se frayer un chemin personnel assez large pour ne pas laisser sa carrière l’engloutir au f il des années. Un petit e xploit, en cett e époque de déni d’intimité caractérisé par les réseaux sociaux : JT conserve une grande part de secret, un jar din fermé au public, que personne d’autre que lui et ses proches ne pourra jamais arpenter. Et quand nous le regardons terminer son show par « Can’t Stop the Feeling » , irrésistible tube de 2016, et onduler sur scène avec l’élasticité d’un gamin de 18 ans, nous nous disons qu’après quatre ans d’absence, Justin Timberlake a bien fait de revenir sous la lumièr e : il a l ’ air de t enir une sacrée forme.