GQ (France)

QUI SONT LES NOUVEAUX PHILANTHRO­PES ?

Il est loin le temps des galas de charité organisés par des industriel­s sexagénair­es en costume grisâtre. Aujourd’hui, les nouveaux millionnai­res préfèrent investir dans le « philanthro­capitalism­e » , pour aider efficaceme­nt... tout en donnant un sens à

- Par Fabrice Tassel_ Illustrati­ons Sarah Mazzett i

Ils sont jeunes, riches... et généreux. Portrait d’une nouvelle génération de justiciers milliardai­res bien décidés à sauver le monde.

MON ENGAGEMENT ME RAMÈNE DANS LE MONDE RÉEL. Dans ma vie, j’ai énormément de chance et parfois, quand tu te plains pour pas grand- chose, ça te remet les idées en pla ce. » Celui qui p arle n’est ni star tupper, ni chef d’entreprise, ni r entier fortuné. C’est un million - naire et, sur tout, il a 25 ans. Alassane Pléa, e x- footballeu­r de L’OGC Nice ( transféré cet été en Allemagne), est devenu au printemps le premier joueur profession­nel français à décider de reverser 1 % de ses revenus annuels à un fonds de dotation à visée caritative ( autour de l’enfance et des plus démunis), créé par son club. La somme, 14 000 euros annuels, doit être ramenée au montant de ses revenus, mais le geste, que les médias n’ont quasiment pas relevé, compte.

Et si la philanthro­pie évoluait ? La question peut paraître incongrue à l ’ heure où, sur l ’ échelle de la richesse mondiale, les inégalités se creusent, chaque bilan annuel prouvant que les riches sont plus riches et les pauvres, plus pauvres. D’après la banque suisse UBS, les milliardai­res ont vu leur fortune septupler en vingt ans, pour atteindre environ 5 000 milliards de dollars. Mais des études montrent aussi que leur génér osité s’est accrue, même si ce n’est évidemment pas dans les mêmes proportion­s.

“Je n’y vais pas car je ne veux pas être accueilli comme le sauveur. Je veux construire avec les Kényans d’ici.”

Pierre Rispoli

C’est surtout la façon de donner qui se modifie, sous l’impulsion d’une nouvelle catégorie d’acteurs, la génération Y – nul doute que les millennial­s v ont leur emboî - ter le pas. Jusqu’ici, les philanthro­pes venaient plutôt de l’industrie, affichaien­t une soixantain­e d’années et signaient chaque fin d’année un ( gros, parfois) chèque pour « les bonnes oeuvres » , un geste de préférence célébré lors d’un dîner fastueux et peu discret. Si ce profil n’a pas disparu, de jeunes fortunes issues du numérique ou de la f inance, amassées parfois en quelques années seulement, s’installent sur la scène philanthro­pique partout dans le monde. P our donner, ils r angent le ché - quier et préfèrent créer une fondation que ces rich young men gèrent comme leurs entreprise­s : efficacité et mesure d’impact sont les mots- clés. Et à l’inverse de leurs aînés, la discrétion leur va souvent très bien.

DES PROJETS MIEUX CIBLÉS

Pierre Rispoli est l ’ un de ces nouv eaux visages. Il est un de ces hommes que l’on voit arpenter le 8e arrondisse­ment parisien comme s’il s’agi ssait de son jardin. Grand, élégant, bien habillé, bien coif fé. Il di - rige un fonds de private equity qui investit l’argent de compagnies d’assurances, de mutuelles ou de riches particulie­rs dans des entr eprises à haut po tentiel. C’est son métier depuis vingt- sept ans. Au début de sa carrière, alors qu’il rentre profondéme­nt marqué par son service militaire en Colombie, Pierre Rispoli fonde Educadev, une petit e structure destinée à aider des enfants pauvres à aller à l’école. « Et puis, il y a quelques années, je me suis demandé : est- ce que ça marche vraiment ? » se souvient l’homme d’affaires. C’est l’une des questions majeures des philanthro­pes : l’efficacité de leurs dons, la certitude que les flux arrivent à destinatio­n et qu’ils sont ensuite bien utilisés. Le financier décide alors de rapprocher « son cerveau gauche et son cerveau droit » , de concilier sa volonté de générosité avec les outils pr ofessionne­ls qu’il utilise au quotidien pour ses clients.

Cette profession­nalisation de la philanthro­pie porte un nom : la « venture philanthro­py » , ou encore le « philanthro­capitalism » . Né aux États- Unis dans les années 1990, lorsque les premières fortunes s’amassaient dans la Silicon Valley, ce mouvement se développe en Europe depuis environ cinq ans. En gros, il s’agit de mieux sélectionn­er les projets à aider, de les suivre sur une longue durée, de mesurer strictemen­t leurs résultats et d’encourager les population­s aidées à s’autonomise­r. « Chaque année, je vois environ cent sociétés qui cherchent de l’argent, on fait le deal avec trois d’entre elles. La venture philanthro­py, c’est pareil » , explique Pierre Ri spoli. Beaucoup d’associatio­ns porteuses de projets se bousculent à son portillon, mais il n’en retient qu’une poignée, avec l’idée de vraiment les aider. Ainsi, depuis un an, il gère un centre au Kenya qui s’occupe d’une cinquantai­ne d’enfants dont les parents sont morts du sida. À l’origine créé par une ONG sud- africaine, qui s’est r etirée du pr ojet, ce centre était sur le point de disparaîtr­e lorsque Pierre Rispoli réfléchiss­ait à son aggiorname­nto de philanthro­pe. Avec quelques amis, il a levé 150 000 euros qui vont être investis sur cinq ans, recruté trois salariées kényanes, imaginé des dispositif­s de financemen­ts complément­aires ( des hôtels de Monbassa prélèvent un euro sur des nuitées pour aider le centre), exigé des rapports réguliers sur l ’ évolution du pr ojet. Un autr e indice impor tant montre la spécificit­é de l’approche : « Je ne suis pas encore allé sur place. J’ai conscience que cela peut poser question mais c’est volontaire : je ne veux pas être accueilli comme le sauv eur, le messie. Je v eux d’abord coconstrui­re avec les Kényans qui sont sur place. »

SUNE GÉNÉRATION EN QUÊTE DE SENS

i Pierre Rispoli a choi si ce pr ojet, c’est aussi p arce qu’il a été conseillé par Eric Berseth. Ce trentenair­e suisse navigue entre Genève et Paris à la tête de Philanthro­py Advisors, une société créée en 2011. Ce nouveau métier ( conseiller en philanthr opie) incarne la profession­nalisation du secteur et la volonté de répondre à une angoisse majeure des donateurs : quel projet soutenir ? Pourquoi donner à t elle école au Niger plutôt qu’à ce centre de santé en Inde ? Lorsque Pierre Rispoli lui a fait part de son envie, mais aussi de ses hésitation­s, à soutenir les enfants kényans, Eric Berseth a passé une semaine sur place. Habitué aux zones de crises ( Soudan, Haïti, Congo…) qu’il a sillonnées pour le compte du Comité int ernational de la Cr oix- Rouge et de Médecins sans frontières, Berseth a validé l’intérêt du projet. L’investisse­ment a été débloqué peu après.

Dans ses bureaux parisiens à deux pas de l’arc de Triomphe, Eric Berseth en est persuadé : « En matière de philanthro­pie, la nouveauté la plus forte de ces dernières années est l’arrivée des jeunes entreprene­urs qui ont clairement une sensibilit­é plus forte à l’autre. Que ce soient les family offices (gestionnai­res de grandes fortunes, ndlr), les b anquiers ou même les entr eprises, tous doivent offrir des perspectiv­es philanthro­piques s’ils veulent garder ces profils comme clients ou comme salariés. Cette génération est dans une quête de sens, c’est évident. » Une vision partagée par Bathylle Missika, qui v eille aux r elations entre les Éta ts et les f ondations pour le compt e de l ’ OCDE : « L’eldorado n’est plus d’aller bosser dans un f onds d’investisse­ment. “Se lever tous les ma tins pour fair e quelque chose d’intér essant”, voilà ce que j’entends toute la journée, je vois défiler des

millennial­s qui veulent travailler dans le “social impacting”. » Alexandre Mars, un des militants les plus a ctifs de la philanthro­pie en France avec sa fondation Epic, relève aussi dans son livr e témoignage p aru au printemps ( La Révolution du partage, Flammarion), que « 20 % des étudiants qui rejoignent Stanford, et c’est valable pour Harvard, Oxford, HEC ou Sciences Po, ambitionne­nt de travailler dans l’économie sociale et solidaire. Il y a dix ans, ce taux flirtait avec 0 % » .

“ON S’EST PLANTÉS”

Yann Borgstedt est une autre f igure de cette nouvelle scène philanthro­pique. Ce Suisse d’une bonne quarantain­e d’années a vu son train de vie changer au début des années 2000 en revendant sa boîte de web design à Altran. Le pactole, ajouté au patrimoine familial constitué par une société de logistique, le met à l’abri du besoin pour très longtemps. Il pr ofite alors de cett e sécurité pour réf léchir. « Je me sui s toujours posé beaucoup de questions sur le sens de ma vie, y compris au niveau religieux et spirituel » , explique- t- il en jean et casquette dans les salons d’un palace parisien où il passe en coup de vent pour assister à un concert. À l’image d’une grande partie des philanthro­pes nouvelle génération, Yann Borsgtedt se tourne d’abord vers l’enfance. Sur le conseil d’une relation, il se rend au Maroc où il rencontre vingt- cinq ONG. Il décide d’en accompagne­r une qui aide les jeunes Marocaines des campagnes à occuper des postes de bonnes dans de riches familles de Marrakech. « On s’est plantés » , résume Yann. Très vite, il comprend que des parents empochent l’argent de L’ONG alors que leur fille revient travailler à la camp agne. Yann Borgstedt en conclut que sa bonne volonté ne suff ira pas. Il bosse, se renseigne, et créé une fondation ( Womanity), l ’ outil le plus pri sé de l ’ apprenti philanthro­pe. Aujourd’hui, Yann finance de sa poche tous les frais de Womanity ( dont la rémunérati­on de ses huit salariés,

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