GQ (France)

BÊTE DE SEXE Portrait de la grenouille du Chili, cette mère indigne.

La Rhinoderma darwinii a un instinct maternel discutable, mais heureuseme­nt pour les têtards : papa est là !

- Par Étienne Menu

N 1831 , UN NATURALIST­E anglais de 22 ans embarque sur le vaisseau HMS Beagle. Son tour du monde exotique et studieux dur e cinq ans, pendant lesquels il découvr e – entre autres choses – l ’ existence d’une petite grenouille chilienne à laquelle il donnera son nom : Rhinoderma darwinii. Le jeune Charles Darwin, futur théoricien de l’évolution, limite alors son étude à une simple descriptio­n physique, et il faut attendre quelques décennies a vant que ne se révèle le charme singulier de cet amphibien, à savoir sa répartitio­n pour le moins subversive des rôles parentaux après la ponte.

AVANT ET PENDANT L’ACCOUPLEME­NT, tout reste à peu près classique : grâce à son sac vocal – ce goitre caractéris­tique des garçons batraciens –, le mâle chante d’enivrantes mélopées à destinatio­n de la future mère de ses têtar ds. La f emelle n’y rési ste pas : en quelques bonds, l ’ affaire est consommée. Mai s déjà, au terme du coït, madame se montre souvent peu romantique : on raconte qu’elle peut dégager d’un vigoureux coup de patte un amant tr op collant. Une f ois tranquille, elle dépose les oeufs à même le sol, pas très loin du papa éconduit. Puis elle s’en va sans laisser d’adresse.

LE GÉNITEUR doit donc se débrouille­r seul et surveiller la pont e pendant tr ois à qua tre semaines. Quand les coquilles viables commencent à se f endiller, il p asse au stade oral : dans le sac vocal dont l’impression­nant volume lui avait permis plus tôt de faire résonner sa nuptiale sérénade, il place désormais sa progénitur­e. Autrement dit, il la couve au fond de sa bouche. Au bout de trois jours, les têtards sortent de leurs coquilles, mais leur papa ne va pas les recracher pour autant. Les marmots glissent un peu plus b as en lui, af in de se nourrir à l’intérieur d’une poche ventrale aménagée sous le goitre paternel, et dont la peau, comme celle de tous les amphibiens, contient de précieuses sécrétions nutritives. Pour le petit- déjeuner, ils se régaleront parfois d’un jaune d’oeuf cru, c’est- à- dire de celui- là même dans lequel ils ont éclos : plus locavore, tu meurs ( enfin, tu nais, en l’occurrence).

AU TERME DE CETTE PÉRIODE fusionnell­e, qui peut durer jusqu’à dix semaines, le père ouvre enfin la bouche et fait sortir ses enfants dans le grand monde. Ces derniers sont déjà de petites grenouille­s, prêtes à s’esbaudir dans les mares et les ruisseaux. Mais alors, sans la moindre explicatio­n, le papa nourrisseu­r va disparaîtr­e de leur vie et n’enverra jamais de nouvelles. Ah bah quand même, il était temps : enfin une attitude de vrai mec !

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