GQ (France)

INDE : UN SÉJOUR VIP FAIT BIEN FAIT !

Un séjour dans un hôtel du Madhya Pradesh indien peut parfois se transforme­r en une enquête presque digne d’un roman d’agatha Christie. Mais qui donc est cet invité mystère attendu par ses gardes du corps ?

- Par Fabrice Tassel

Visite de l’hôtel Ahilya Fort, dans la région du Madhya Pradesh, en Inde centrale, où l’on n’est jamais à l’abri de tomber ( enfin presque) sur une personnali­té de renommée mondiale...

ILS SONT QUATRE. Des hommes. Chemises épaisses à carreaux et manches courtes, grosses chaussures dans la chaleur naissante du printemps. Des cheveux en brosse sur des nuques rasées. Des bras comme nos cuisses, des cuisses comme des troncs qui compressen­t la toile de leurs pantalons beiges à larges poches. Des lunettes noires, l’unique attribut de touristes, qu’ils ne sont à l’évidence pas. L’impression d’avoir déjà croisé ces silhouette­s quelque part, en vrai, à moins que ce ne soit dans une série. Ça nous reviendra. Les quatre mystérieux parlent en américain, petit- déjeunent, déjeunent et dînent à part des autres convives. Murmurent. Ce n’est pas normal, une table de quatre hommes qui parlent si doucement et ne rient jamai s. Un qua tuor encore plus incongru dans cet hôt el luxueux de l ’ Inde centrale, à Maheshwar, grosse bourgade de 25 000 habitants et quelques vaches située à une heure trente de voiture de la capitale commer ciale du Ma dhya Pradesh, Indore, 3 millions d’habitants, elle- même à une heure d’avion de Bombay, 20 millions d’habitants. Environ.

L’ahilya Fort ne triche p as sur son nom. C’est un f ort vieux de deux siècles et demi ( 1766) qui domine la Narmada, le plus sacré des sept fleuves sacrés de l’inde. Davantage qu’un hôtel, c’est une maison d’hôtes ultraconfi­dentielle qui abrite treize chambres disséminée­s entre un jardin, un potager dans lequel les uniformes vert sombre des employés se fondent, et une superbe piscine logée en contrebas du chemin de ronde. Si le petit- déjeuner est cha que jour ser vi sur la t errasse qui domine la Narma da, les déjeuner s et dîner s se tiennent, eux, à un endroit différent. Les convives peuvent choisir de prendre leur repas en couple ou de partager la table commune présidée par le maître des lieux, Richard Holkar, qui agite sa clochette lorsqu’il estime nécessaire de passer au plat suivant.

C e n’est pas tous les jours qu’on est reçu par un prince, un vr ai, dont les nombr euses vibrations du smartphone rappellent qu’il vit dans no tre époque. Mais Richard Holkar est bien un fils et petit- fils de maharajah, l’héritier d’une famille qui règne sur cette région de l’inde depuis le XVIIIE siècle. Sans remonter tout le f il de l’histoire, on peut se souvenir d’un de ses ancêtres, Tukojirao Holkar II qui, le pr emier, encouragea l’industrie textile et f it d’indore, déjà, le poumon économique de l’état, surnommé « le petit Bombay » . Lors de l’indépendan­ce de l’inde en 1947, le Madhya Pradesh couvrait 16 000 kilomètres carrés, abritait une population d’un plus d’un million d’habitants et se situait au sixième rang sur les cinquante- six États du pays. C’est désormais une région assez pauvre que les touristes vi sitent peu, ce qui appor te encore davantage de charme à Maheshwar et au fort des Holkar.

Yeshwant Rao Holkar II, le père de Richard, modernisa encore la région, développa les villages, f it creuser des lacs et encouragea l’éducation des femmes. Un atelier de tissage appelé Rehwa jouxte toujours l’ Ahilya Fort et permet à soixante- quatre femmes de Maheshwar de travailler, tandis qu’une école f inancée par les Holkar accueille deux cent cinquante enfants. Yeshwant Rao Holkar II est aussi resté célèbre par la constructi­on de son palais à Indor e, Manik Bagh, un modèle de ce qui se fit de mieux en Art déco dans les années 1930, et toujours une référence dans le monde entier. Mort en 1961, le père de Richard Holkar s’est remarié, après le décès de sa première épouse, avec Fay Stevenson, une Américaine, ce qui explique les études du prince à Stanford ( Californie) avant que celui- ci ne rencontre lui- même une Française et ne partage son temps entre la France et l’inde. Il y a commencé la réhabilita tion du fort en 1997 avant l’accueil des premiers hôtes dans trois chambres en 2000. S’il fallait encore une preuve de la puissance de la famille dans le Madhya Pradesh, elle vous saute aux yeux dès l’aéroport d’indore... qui porte le nom des Holkar.

Ce n’est p as tous les jour s non plus qu’on p artage un hôtel avec une équipe de service secret. Car la petite communauté présente cette semaine- là, emmenée par deux Anglaises aux allures de Miss Marple ( « Dès que je

suis arrivée ici, j’ai senti qu’il s’y p assait quelque chose d’étrange… » , lâche l’une d’entre elles dans sa langue natale malgré les vingt dernières années passées dans le Gers), a progressé dans son enquête sur l ’ étrange et viril quatuor. C’est lors d’un déjeuner qu’un des Américains, contraint de partager la table des autres invités en raison de l’absence de ses trois collègues, lâche la première info – il ne dévoile pas sa réelle identité mais il faut bien se présent er, cour toisie oblige : l’homme explique bosser dans l ’ événementi­el et prép arer l ’ arrivée d’un VIP au fort, quelques jours plus tard. Silence, regards en coin et, sitôt le thé avalé, un concert de piapias démarre aux quatre coins de la maison d’hôtes : qui va débarquer ? Quand e xactement ? L’hôtel va- t- il être pri - vatisé ? Quelle est la meilleure chambre ? Ce/cette VIP dînera- t- il ( elle) avec tout le monde ? L’assemblée est à bloc sur l’histoire, d’autant qu’une des Anglaises a vite fait de débrie fer un membre du staf f : les Américains ne travaillen­t bien sûr p as dans l ’ événementi­el mais appartienn­ent à l’united States Secret Service. La températur­e monte encore d’un cran.

Le prince Holkar, lui, reste impassible. Mick Jagger, Demi Moore ou encore Jean d’ormesson ont déjà résidé à l’ahilya, alors… il coupe chaque matin ses fines tranches de pain qui accompagne­nt son oeuf à la coque. Vers 9 heures, autre rituel, l ’ intendant de l ’ hôtel, accompagné soit des cuisiniers soit des jardiniers, lui déroule les menus du jour qu’il amende ou valide, ou lui fait un point sur l ’ état des travaux dans le po tager que le prince Holkar, passionné de botanique, a créé en 200 3. Parfois, aussi, Richard consulte ses deux tailleur s personnels sur ses futurs salwars ( une sorte de longue chemise), qu’il change deux fois par jour, apparaissa­nt le ma tin dans un ensemble orange et rose et le soir dans un combo bleu et blanc. La classe, indéniable­ment. Dans une autre vie, il a travaillé dans la jo aillerie pendant douze ans, à Bombay puis à New Delhi, avant de se concentrer sur le fort et sur un autre hôtel familial que dirige son f ils à Go a, dans le sud du pays. Richard se fiche et s’amuse de son titre de prince, mai s pas de l ’ histoire familiale. « Mon rôle est de fermer la porte à certains aspects de la modernité. À Maheshwar, certains aimeraient attirer davantage

Mick Jagger, Demi Moore ou encore Jean d’ormesson ont déjà résidé à l’ahilya, alors... le prince Holkar reste impassible et déguste son oeuf à la coque.

de touristes et ser aient prêts à beaucoup de choses pour cela. Je v eille… et je sui s assez controvers­é » , sourit- il. En Inde, souligne- t- il aussi, de nombreux palais ont été transformé­s en hôtels, passant peu à peu de dix à cinquante chambres, plongeant dans une logique de r entabilité très éloignée de l’atmosphère familiale qui règne ici.

C’EST OPRAH ? MICHELLE OBAMA ?

D écidément, les tenues sportswear des « Secret Service » passent difficilem­ent auprès de cer tains convives, de ceux qui viennent « aux Indes » et non « en Inde. » Au deuxième jour, une nouvelle rumeur parcourt l’assemblée, accentuant encore une ambiance digne d’agatha Christie, ou du Cluedo si ça devait mal tourner : les quatre se seraient plaints qu’une des majordomes du fort soit entrée dans leur chambre sans leur accord. Mieux ! Un invité les a vus déployant des cartes du bâtiment, obser ver les alentours avec des jumelles et se p arler dans des talkies- w alkies. Les anec - dotes circulent vite, mais cela ne nous a vance pas beaucoup sur l ’ identité de la star. « Oprah ? » , lance une An - glaise au bord de la pi scine. « Le médecin de Trump ? » , essaye une autre sans que l’on comprenne très bien l’origine de son idée. Le reste de la famille Trump y passe, ainsi bien sûr que les Obama, ou Michelle seule. Il manque un nom... le bon. Les allusions se glissent à voix basse à l ’ apéritif ou au dîner, au milieu de souv enirs d’autres voyages, de commentair es sur l ’ affaire Harvey Weinstein ou d’analy ses sur Emmanuel Ma cron et sa r elation avec Brigitte qui passionne la plupart des clients. Parmi eux, un couple de quasi oct ogénaires français qui sillonne le monde depuis cinquante ans, trois copains suisses dont l ’ un vient dans le p ays chaque année depui s quarante- sept ans ( « Sauf deux fois, j’étais malade » ) et recommande d’y venir pendant la mousson, un Anglais, ancien patron d’unilever, qui se régale de Fire and fury. Mais sur « l’affaire » , pas la queue d’une inf o. On songe à approcher Richard, mais on sent que ce serait inconvenan­t : s’il prend soin de se réunir discrèteme­nt avec le quatuor à chemises à carreaux, c’est qu’il a de bonnes raisons. Il est nerveux, ça doit le stresser. Ah voilà, le souvenir d’avoir croisé ce genre de gaillards nous revient : c’était en Libye, lorsque, en marge de la guerre, des groupes d’hommes des différents services de renseignem­ent américains sillonnaie­nt les villes. Pantalons beiges, grosses chaussures... les mêmes. La consultati­on du r egistre des clients r essemble à un gest e de dé - sespoir – des journalist­es du Canard enchaîné sont venus il y a peu, nul doute qu’ils auraient aimé la situation.

ET LA RÉPONSE EST. . .

L e dernier jour approche pour le gros de la troupe qui voyage, luxe ultime, pendant plusieur s semaines à travers le pays, et a donc bien d’autr es étapes en vue. « Dire qu’on ne sera pas là quand la star arrivera ! » se lamente une des Anglaises. Car on connaît maintenant la da te : elle arrivera le dimanche 11 mars, et restera quarante- huit heures. Un couple d’anglais, propriétai­re sur les hauteurs de Saint-tropez et arrivé le jour même, rentre illico dans la danse des spéculatio­ns. De-

main est notre dernier jour. On s’endor t pendant que des écureuils cavalent, comme tous les soirs, sur le toit de notre maisonnett­e, près du potager. Eux sauront.

Ultime petit- déjeuner. Sur la terrasse, Richard partage sa table avec les quatre. Surprise, ils nous convient à occuper la dernière place libre. Notre « good mor

ning » s’écroule dans le silence. Puisque tout le monde à l’ahilya sait qui est qui, il y a sans doute une explicatio­n – la réputation de GQ outre-atlantique pourrait ne pas nous aider. Le briefing venait en fait de s’achever, les quatre hommes se lèvent. Le porridge est servi, c’est le moment : « Richard, je ne peux pas m’empêcher… » « … c’est Hillary. De dimanche à mardi. » Il se marre.

Le lendemain soir, nous r aconteront ensuite avec jubilation nos taupes, Hillary Clinton est arrivée au moment du dessert, escortée par sept voitures dont une ambulance. Six chambres avaient été réservées. Le lendemain, elle s’est présentée au petit- déjeuner vêtue d’une tunique jaune à fleurs rouges et d’un chapeau. Elle a salué t out le monde, a compliment­é Richar d sur le jar - din. Une scène b anale et un peu e xtraordina­ire, sur tout dans ce lieu hor s normes. Une petit e joie de v oyage qui se racontera lors d’autres voyages. Les qua tre hommes du Secret Service étaient, paraît- il, enfin détendus, souriant et saluant les invités. L’après- midi, Hillary Clinton s’est rendue à Mandu, une ville v oisine dont les t emples sont réputés. Trois jours plus tard, une de nos Miss Marple nous envoyait un ar ticle du Daily Mail où l ’ on voit Hillary glisser sur une marche et être retenue de justesse par un des agents : « Les quatre avaient pensé à tout… sauf aux peaux de bananes ! » So british.

 ??  ?? Ce numéro comporte un encart abonnement jeté entre les pages 98 et 99 sur la diffusion kiosque France, ainsi qu’un catalogue Bon Marché ( 84 pages) en 4e de couverture sur la diffusion kiosque ( sous film) et abonnés ( départemen­ts 75/92/93/94), et un catalogue BHV ( 8 pages) sur la diffusion kiosque Paris et banlieue.
Ce numéro comporte un encart abonnement jeté entre les pages 98 et 99 sur la diffusion kiosque France, ainsi qu’un catalogue Bon Marché ( 84 pages) en 4e de couverture sur la diffusion kiosque ( sous film) et abonnés ( départemen­ts 75/92/93/94), et un catalogue BHV ( 8 pages) sur la diffusion kiosque Paris et banlieue.
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Le prince Holkar, pépouze, sur la Narmada, l’un de sept fleuves sacrés d’inde.
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