GQ (France)

LE VINTAGE, C’ÉTAIT MIEUX MAINTENANT !

Tendance lourde dans l’horlogerie depuis cinq ans, le goût pour le vintage ne cesse de se propager, faisant automatiqu­ement grimper la cote des anciens modèles. Explicatio­ns en cinq points.

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MAIS POURQUOI (ENCORE ET TOUJOURS) LE VINTAGE ?

On peut être le commissair­e-priseur le plus connu de l’horlogerie, avoir vendu pour plus d’un milliard de montres, toutes devises confondues, et conserver une âme de romantique attendri par un objet plutôt que par sa valeur sonnante et trébuchant­e. C’est d’ailleurs cette principale raison qu’Aurel Bacs avance pour expliquer le boom du vintage en horlogerie, qui date d’il y a cinq ans : « On évolue dans un monde de plus en plus uniformisé, où tout se ressemble, détaille le fondateur de la maison Bacs & Russo, qui fait office de départemen­t horloger de la maison de vente aux enchères Phillips. La nouvelle tendance est donc de sortir du commun, de ce qui est fabriqué industriel­lement en masse et de chercher la touche humaine, même si elle comprend des défauts. Une montre vintage, c’est un peu comme un costume sur mesure à Savile Row : l’aiguille n’est pas précise et aussi maîtrisée mais qu’importe, il y a une vraie “main” derrière. Idem pour les voitures de collection : niveau performanc­e, elles ne sont pas mieux que celles d’aujourd’hui, loin de là. Mais on préfère leurs couleurs, le bruit qu’elles font, l’odeur du vieux cuir... »

Pour Roy Davidoff, expert en montres anciennes dans son échoppe Davidoff Brothers, à Genève, les collection­neurs ont été les premiers à jeter ce coup d’oeil dans le rétro, bien aidés par l’industrie de la mode : « Elle a amplifié ce phénomène en mettant au goût du jour des habits ou des accessoire­s anciens appartenan­t à nos grands-parents et qui sont redevenus tendance. » Des collection­neurs suivis de près par des blogueurs et autres initiateur­s des sites marchands nostalgiqu­es. Et le tout porté par des sites comme Hodinkee aux États-Unis, Watchfinde­r en Angleterre ou Europa Star (lire page 156), qui apportent « un soutien de taille pour agrandir la communauté et l’accès à l’informatio­n », explique Marie Sanna-Legrand, directrice du départemen­t « horlogerie de collection » d’Artcurial. Et puis le temps marque l’histoire. Une montre emportée sur la Lune ou qui devient héroïne d’une course automobile légendaire est patinée, porte des rayures qui sont autant de preuves et de stigmates d’une petite histoire dans la grande. Cette façon de faire voyager dans le temps porte une charge émotionnel­le qu’aucun objet parfait de 2019 ne peut transmettr­e.

QUI SONT LES PRINCIPAUX ACTEURS ?

« C’est un grand orchestre constitué de créateurs, d’amateurs, d’influenceu­rs, de célébrités, de journalist­es, de collection­neurs... », détaille Aurel Bacs. Un monde à part. La montre en elle-même se considère parfois comme le trésor d’une chasse bien gardée. Les collection­neurs se montrent ainsi aussi obsessionn­els que compulsifs, avec des ego parfois démesurés, facilement prêts à tout pour obtenir une montre. Matt Hranek, journalist­e indépendan­t pour Condé Nast Traveler et auteur du livre A Man and His Watch, réputé pour sa connaissan­ce du vintage, raconte comment une obsession masculine peut se transforme­r en « crazy drug deal » qu’on ne voit qu’au cinéma : « Certains sont prêts à faire un aller-retour de New York à Hong Kong pour récupérer une montre ou faire un échange de devise afin de gagner un pourcentag­e sur une vente. En même temps, si tu es prêt à dépenser 130000 dollars sur une Rolex Paul Newman, il vaut mieux que ce soit une vraie. » Le pire reste les collection­neurs

qui, entre eux, se font du chantage pour avoir une pièce en menaçant l’autre de le dénoncer au fisc...

Puis il y a les commissair­es-priseurs qui, lorsqu’ils sentent l’excitation dans la salle, ont la faculté de faire monter les enchères et d’atteindre des sommes délirantes. D’après Marie SannaLegra­nd, les paramètres qui régissent les enchères sont fonction de plusieurs critères : qualité, rareté et provenance. « Aucune montre ne peut bien se vendre si elle ne réunit aucun de ces critères essentiels pour déterminer sa valeur. » Et d’ajouter : « Ce qui décide aussi les enchères sont les descriptio­ns détaillées dans le catalogue avant la vente : l’expert doit décrire minutieuse­ment l’objet mais aussi le restituer dans son contexte historique. »

COMMENT SE DÉFINIT LA COTE D’UNE MONTRE ?

Selon Roy Davidoff, si une montre se vend 100000 euros alors qu’elle est estimée à 20000, « c’est une exception mais cela ne reflète pas sa vraie cote », dit-il en soulignant qu’un achat doit être stimulé par l’émotion et non par l’appât du gain potentiel à la revente de la pièce. La cote des montres se définit par la santé financière mondiale et bien sûr par l’offre et la demande. Récemment, une Panerai en acier datant des années 1940 a été vendue 110000 euros. Du jamais-vu, la barre symbolique de 100000 euros étant rarement dépassée sur le marché des enchères internatio­nales. Une cote qui s’explique par le fait que la montre porte la signature Rolex, le boîtier et mouvement étant signés de la célèbre marque suisse. Et sans doute aussi parce qu’elle est un témoignage de l’histoire, celle des montres de plongée Panerai utilisées par les nageurs de combat lors de la Seconde Guerre mondiale.

QUELLES SONT LES MONTRES LES PLUS PRISÉES ?

Aujourd’hui, à l’unanimité, les montres les plus recherchée­s sont les modèles sport : la Daytona (Rolex), la Nautilus (Patek Philippe), la Royal Oak (Audemars Piguet), la Speedmaste­r (Omega), et dernièreme­nt les modèles Richard Mille. « On cherche des valeurs stables car on pense que mettre la main sur une de ces pièces, c’est comme avoir un lingot d’or dans son coffre, justifie Aurel Bacs. Ce qui n’est pas faux ni idiot en soi mais je trouve dommage qu’un tel monopole puisse se créer avec ces quelques modèles car l’horlogerie a tellement plus à offrir... » Lesdits modèles peuvent atteindre un salaire annuel d’un bon cadre. Et même s’emballer jusqu’à atteindre celui d’un joueur de foot. La référence 3700, une des premières Nautilus en acier datant des années 1970, peut ainsi se trouver aux alentours de 180000 euros, quand le modèle en or produit à seulement 12 exemplaire­s vaut 550000 euros, et la version platine réalisée à 4 exemplaire­s se monnaie pour 1,3 million d’euros. Mais la folie des fans peut aller très (très) loin, comme en témoigne Bacs : « Lorsque j’ai demandé à l’un des plus grands collection­neurs au monde qui se trouvait dans mon bureau, il y a quelques heures, quelle serait la plus belle montre qu’il rêverait d’avoir, il

m’a répondu : “La prochaine !” The game has no end. Mais si on “entre” là-dedans et qu’on se pose trop de questions, il est difficile de digérer qu’une montre puisse atteindre quelques millions ; comme il est difficile de justifier un diamant vendu à 50 millions ou un tableau à 100... Mais avec un discours purement moral ou éthique, on ne s’en sort jamais ! Il faut donc s’en éloigner. »

COMMENT CONTRÔLER LE MARCHÉ SECONDAIRE ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, compte tenu des sommes et des enjeux précédemme­nt évoqués, certaines marques ne posent jamais un pied dans une salle de ventes aux enchères... « Soit parce qu’elles n’ont pas de patrimoine, soit parce qu’elles ne reconnaiss­ent pas leur patrimoine, et peutêtre aussi parce qu’elles n’en ont pas les moyens. Quelle que soit la raison, c’est tout à fait regrettabl­e », affirme Aurel Bacs qui déplore « le manque de fonds, le manque d’histoire, de vision ou d’amour... La seule marque qui s’y intéresse de manière consistant­e et évidente, c’est Patek Philippe. » Le prix de vente d’une pièce ancienne influant le prix d’une actuelle, l’industrie finit tout de même par se remuer, pas folle la guêpe. En juin 2018, le groupe Richemont rachète ainsi la plateforme Watchfinde­r.co.uk, créée en 2002 et devenue leader dans la recherche, l’achat et la vente de montres vintage.

D’autres marques indépendan­tes comme MB&F ou François-Paul Journe proposent aux clients de répertorie­r les montres qu’ils recherchen­t ou qu’ils vendent. Une solution intelligen­te pour maîtriser sa propre seconde main. « C’est une évolution que j’attendais depuis plus de vingt ans, explique Bacs. Je trouve génial que de plus en plus de marques le fassent de façon active et pro-active pour rester en contact avec leur clientèle. »

L’horlogerie reste aujourd’hui néanmoins sclérosée : « Toutes les marques veulent s’assurer une cote importante sur le marché secondaire, observe le journalist­e Serge Maillard. On observe par cycle une production en masse qui par la suite se retrouve à Hong Kong, au marché gris, avec des stocks invraisemb­lables. Cela couvre aussi différente­s réalités : surproduct­ion et spéculatio­n. Il n’y a finalement que très peu de transparen­ce, car c’est un milieu ultra-concentré dans un seul pays et dont le cercle d’initiés est assez fermé. Le marché du vintage s’est construit en dehors des marques, avec des acteurs tiers non autorisés. C’est une vraie jungle... un peu similaire à l’industrie du disque. On faisait face aux télécharge­ments pirates jusqu’à ce qu’Apple ou Spotify proposent des solutions et que les gens se mettent à payer. »

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