Direction l’Éthiopie, berceau du café menacé par les grands groupes industriels.
L’Éthiopie, berceau historique du café, est au coeur d’une bagarre acharnée et d’un enjeu majeur pour l’environnement. D’un côté, les poids lourds de l’industrie et leur obsession de la productivité. De l’autre, des torréfacteurs soucieux d’une économie é
Ce jour-là, Ningusse Tadesse se trouvait à Bangkok. Le propriétaire de la Tatmara coffee farm négociait de nouveaux débouchés en Asie, réputée comme le futur eldorado des torréfacteurs. Pendant ce temps, des représentants d’une grande marque américaine découvraient les 82 hectares de son exploitation nichée au coeur des forêts éthiopiennes. Convaincus, les industriels plaçaient entre les mains du bras droit de Ningusse le marché suivant : contre le financement de matériel neuf (une station de lavage des cerises de café, aux environs de 300 000 euros), la multinationale s’engageait à acheter la totalité de la production de Tatmara. Le contrat était même prêt à être signé. Un deal alléchant en perspective, mais nourri d’autres contreparties : l’augmentation de la production grâce à l’introduction d’intrants, pesticides et autres fertilisants, et le risque, si les Américains le souhaitaient un jour, de baisser le prix d’achat à 1 dollar la livre contre les 5 ou 6 qu’elle vaut en réalité. Presque du vol. Car nous ne sommes pas n’importe où : la Tatmara coffee farm se trouve au coeur du Kaffa, berceau d’origine de l’arabica, l’une des deux grandes espèces avec le robusta. Imaginez-vous dans un terroir viticole qui réunirait les cépages de margaux, de la côte-rôtie et du meursault au même endroit, et vous mesurerez l’exceptionnelle qualité du site niché au sudouest d’un pays (premier producteur du continent, cinquième mondial) qui depuis des siècles abrite les meilleurs cafés au monde. Un peu l’équivalent de Cuba pour le tabac. Même les caféiers qui font la réputation d’autres pays d’Afrique comme l’Ouganda, le Burundi ou le Rwanda sont originaires d’Éthiopie – ils sont ensuite replantés dans ces pays voisins. Une cinquantaine de variétés de café poussent ailleurs dans le monde, contre cent cinquante identifiées en Éthiopie (les « heirlooms », « héritage » en anglais, dont
le typica et le geisha sont parmi les plus connus), mais elles seraient en réalité des milliers. Ce pays aux 105 millions d’habitants (dont 15 à 20 millions vivent du café)et aux 84 langues est l’eden du bio. Si les Américains rôdent dans les collines du Kaffa, c’est aussi en raison du réchauffement climatique : le robusta, majoritaire en Amérique latine, est de plus en plus menacé par la montée des eaux, par l’augmentation des températures et des catastrophes naturelles, ce qui amène certains torréfacteurs à se tourner vers des cafés plus protégés par les hauteurs, dont l’arabica éthiopien.
NNE SURTOUT RIEN CHANGER
ingusse n’a pas signé le contrat et les Yankees sont repartis bredouilles. Pas question de brader sa liberté, sa marge de négociation sur les prix et, surtout, le traitement entièrement naturel de ses milliers de caféiers. Mais pour ce refus, combien de paysans pourraient sacrifier aux promesses du court terme (du matériel offert, un bout de route construit...) sans imaginer que, dans cinquante ans, le trésor que représentent leurs forêts primaires pourrait être remplacé par des alignements de caféiers bourrés de pesticides, comme au Brésil ? Nous sommes aux premières loges d’une problématique mondiale qui, d’ailleurs, ne concerne pas que le café.
Ningusse Tadesse, 50 ans, a un profil particulier. Ancien haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, il a quitté la politique il y a dix ans pour créer son exploitation sur la terre de ses ancêtres. « La forêt, c’est ma vie, pour moi, pour ma famille, pour toute l’Éthiopie », lâche-t-il de sa voix de baryton en contemplant les lits de bambou sur lesquels sèchent des centaines de kilos de cerises de café d’un rouge éclatant – la qualité est telle qu’au moment de la cueillette, les cerises orange ou vertes, les moins mûres, sont déjà rares sur l’arbre. Dans d’autres exploitations de moindre qualité, il faut des heures pour trier le bon grain de l’ivraie.
Lorsque Christophe Servell découvre la Tatmara coffee farm, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu’il a une
perle sous les yeux. Ce torréfacteur français, que GQ a suivi pendant une semaine au début de la récolte, est l’antithèse des industriels américains. Ancien producteur de cinéma de 52 ans, Christophe Servell a fondé Terres de Café il y a dix ans. Il propose à Ningusse de lui acheter du café à un juste prix (4 dollars la livre, soit un tarif bien audessus du cours du marché mondial, aux environs de 1 dollar la livre) qui tient compte de la qualité de la matière première et du travail nécessaire (le fermier éthiopien emploie quinze permanents, et jusqu’à cent cueilleurs pendant les trois mois de la récolte). Et il l’encourage surtout à ne rien changer, à traiter ses caféiers comme l’ont toujours fait ses ancêtres : sans aucun produit, afin de respecter cette terre riche et grasse, cette canopée extraordinaire formée par les hauts acacias qui procurent une ombre et une fraîcheur parfaites pour les caféiers. « Ces forêts sont un trésor pour l’humanité, il faut aider ces hommes à en avoir conscience », explique Christophe, tout sourire, en déambulant au milieu des caféiers. Avec
Ningusse, qui pousse le souci du détail jusqu’à servir une pizza couverte de légumes issus de son potager et qui a rénové deux chambres dans la perspective de développer du « coffee tourism », le dialogue est fluide : « La qualité d’abord, la quantité viendra ensuite », résume le maître des lieux. Le message a commencé à circuler, puisque l’un des boss du Noma, le célèbre 2-étoiles danois, est annoncé quelques jours plus tard. Mais ce n’est pas toujours aussi simple, et c’est tout l’enjeu du combat mené par Christophe Servell.
Durant une semaine, le camp de base de l’expédition au cours de laquelle l’entrepreneur parisien a emmené une partie de son équipe – Pierre de Chanterac, un de ses barristas stars, champion de France en brew (café filtre), et JeanBaptiste Murcia, son torréfacteur – est installé chez Khalid Shifa, un paysan dont l’élégance naturelle n’envie rien à celle de George Clooney. La ferme de Khalid, juchée sur une colline près de Jimma, à deux heures environ du Kaffa, surplombe une trentaine d’hectares, dont chacun accueille 2 500 caféiers. Cette forêt a la puissance d’une cathédrale, sa fraîcheur, son silence enveloppant, l’harmonie de ses orgues lorsque les cris des oiseaux, des singes ou des hyènes s’en
“Il n’est pas normal que l’essor de ce marché ne profite qu’à un bout de la chaîne.”
Christophe Servell, torréfacteur
mêlent. Dans l’uniformité de la couleur des végétaux perce la lumière, joueuse au gré des heures, blanche à mi-journée, profonde à son terme. On trouve ici du café de verger, ce qui le différencie du café de forêt primaire, même si les caféiers, dont certains produisent depuis plusieurs décennies, sont aussi d’une très haute qualité.
DU CAFÉ PLUTÔT QUE DU KHAT
Pour être considéré comme un « café de spécialité », ce mouvement qui défie depuis vingt-cinq ans les industriels tels que Nestlé, Lor ou Lavazza, il faut passer par la moulinette d’une échelle de notation très précise et obtenir plus de 80 points sur 100 : entre 80 et 84, le café a la mention « très bon » ; 85 et 86 le certifient « excellent » ; au-delà, c’est un grand cru. Chez Khalid, comme dans toute la région, passer la barre des 84, et même celle des 86 points, est monnaie courante. Encore faut-il en avoir conscience, et c’est l’un des paradoxes de l’Éthiopie : le café a beau peser 600 millions d’euros de revenus, soit 30 % des exportations, il est assez difficile de boire un bon « buna » en Éthiopie, puisque les cafés de moindre qualité sont gardés pour la production locale. De nombreux petits producteurs ne mesurent pas forcément leur richesse, ni leur marge de progression ou le besoin qu’ont leurs forêts d’être protégées. Le risque est même réel d’en voir certains se tourner vers le khat, cette sorte d’amphétamine naturelle dont le pays est le premier producteur mondial, plus facile à cultiver et productif pendant toute l’année. Christophe Servell, lui, mesure ces enjeux. Il est venu accompagné d’un autre homme clé de son dispositif : Jacques Chambrillon. C’est le représentant de Belco, une société française d’importation de café. Depuis 2015, Jacques a ajouté à son activité de négociant celle de « sourcing ». À longueur d’année, il arpente l’Éthiopie, gare son 4x4 en bord de piste et s’enfonce pendant des heures dans les forêts à la recherche de nouveaux exploitants – c’est ainsi qu’il a déniché la Tatmara farm. Avec l’aide de son épouse, Delphine Ayerbe, il a développé et financé une nursery de caféiers que Khalid Shifa couve des yeux. « Cet environnement, même exceptionnel, doit être protégé pour durer. Des arbres vieillissent, s’abîment, il faut planter de nouvelles espèces pour conserver cette qualité unique de café », explique Jacques Chambrillon. « Il faut bien comprendre que l’existence même du café protège celle des forêts, complète Delphine Ayerbe. Sans lui, elles seraient sans doute détruites pour laisser place à de la monoculture, alors que sur ces parcelles vous trouvez du café, mais aussi du miel, des épices… » Belco a un profil particulier : société indépendante des géants mondiaux, elle consacre pour ses cinq cents clients européens 85 % de ses achats à du café de spécialité, dont 20 % en Éthiopie. Pour Christophe Servell, tout a commencé il y a dix ans en compagnie de Jacques Chambrillon, qui lui a trouvé ses premiers cafés. Aujourd’hui, il travaille avec une dizaine de fermes (également au Costa Rica, en Colombie, au Guatemala...) et vend une trentaine de variétés différentes dans ses cinq boutiques parisiennes.
Cette année, Christophe a pimenté sa visite d’un objectif : tester de nouveaux process de fabrication afin de permettre à ses troupes d’élaborer les cafés qu’elles doivent présenter dans de futures compétitions nationales et internationales. Pour Khalid Shifa, c’est une occasion en or pour continuer à augmenter sa production, faire vivre sa famille et de nombreux ouvriers des alentours. « Améliorer la condition sociale de ces familles fait aussi partie de mes objectifs, rappelle Christophe. Il n’est pas normal que l’essor de ce marché, de plus en plus concentré, ne profite qu’à un bout de la chaîne, les torréfacteurs et les importateurs. Nos consommateurs doivent mesurer tout le travail que nécessite leur tasse de café, cela a un prix. » Fufa Eticha, un agronome éthiopien employé par Belco, renchérit : « Ici, sans le café, des gens vivraient sans même connaître l’existence de l’argent, en se nourrissant de culture vivrière. » Durant toute la semaine, Christophe, Jacques, Pierre et Jean-Baptiste montrent à Khalid et ses équipes de nouvelles techniques de séchage et de fermentation, dont le « honey process », encore peu connu en Éthiopie, qui permet d’améliorer l’équilibre entre la sucrosité et l’amertume du café éthiopien, connu pour ses touches de pamplemousse, de citron, de mandarine et de rhubarbe. Khalid écoute, transmet à ses hommes les remontrances de Christophe sur la qualité du tri des cerises de café, puis les choses s’améliorent vite. Le dernier soir, 350 kg de cerises sont livrés, et les Français jubilent en voyant les ouvriers éthiopiens, qu’on dirait fait du même bois que les arbres tant leur force physique est impressionnante, gérer les différentes étapes tout seuls. L’expérience, qui a vite circulé dans les campagnes environnantes, vaut même à l’équipe française d’avoir les honneurs de la télévision locale. Le dernier jour, Khalid apprend qu’il a obtenu son label bio d’Écocert, un des principaux organismes de certification. La nouvelle fait plaisir à tout le monde, même si, comme son grand-père et son père avant lui, Khalid n’a jamais vu la couleur du moindre pesticide. Pourvu que ça dure.