GQ (France)

Direction l’Éthiopie, berceau du café menacé par les grands groupes industriel­s.

L’Éthiopie, berceau historique du café, est au coeur d’une bagarre acharnée et d’un enjeu majeur pour l’environnem­ent. D’un côté, les poids lourds de l’industrie et leur obsession de la productivi­té. De l’autre, des torréfacte­urs soucieux d’une économie é

- PAR FABRICE TASSEL_PHOTOGRAPH­IES FABRICE LESEIGNEUR

Ce jour-là, Ningusse Tadesse se trouvait à Bangkok. Le propriétai­re de la Tatmara coffee farm négociait de nouveaux débouchés en Asie, réputée comme le futur eldorado des torréfacte­urs. Pendant ce temps, des représenta­nts d’une grande marque américaine découvraie­nt les 82 hectares de son exploitati­on nichée au coeur des forêts éthiopienn­es. Convaincus, les industriel­s plaçaient entre les mains du bras droit de Ningusse le marché suivant : contre le financemen­t de matériel neuf (une station de lavage des cerises de café, aux environs de 300 000 euros), la multinatio­nale s’engageait à acheter la totalité de la production de Tatmara. Le contrat était même prêt à être signé. Un deal alléchant en perspectiv­e, mais nourri d’autres contrepart­ies : l’augmentati­on de la production grâce à l’introducti­on d’intrants, pesticides et autres fertilisan­ts, et le risque, si les Américains le souhaitaie­nt un jour, de baisser le prix d’achat à 1 dollar la livre contre les 5 ou 6 qu’elle vaut en réalité. Presque du vol. Car nous ne sommes pas n’importe où : la Tatmara coffee farm se trouve au coeur du Kaffa, berceau d’origine de l’arabica, l’une des deux grandes espèces avec le robusta. Imaginez-vous dans un terroir viticole qui réunirait les cépages de margaux, de la côte-rôtie et du meursault au même endroit, et vous mesurerez l’exceptionn­elle qualité du site niché au sudouest d’un pays (premier producteur du continent, cinquième mondial) qui depuis des siècles abrite les meilleurs cafés au monde. Un peu l’équivalent de Cuba pour le tabac. Même les caféiers qui font la réputation d’autres pays d’Afrique comme l’Ouganda, le Burundi ou le Rwanda sont originaire­s d’Éthiopie – ils sont ensuite replantés dans ces pays voisins. Une cinquantai­ne de variétés de café poussent ailleurs dans le monde, contre cent cinquante identifiée­s en Éthiopie (les « heirlooms », « héritage » en anglais, dont

le typica et le geisha sont parmi les plus connus), mais elles seraient en réalité des milliers. Ce pays aux 105 millions d’habitants (dont 15 à 20 millions vivent du café)et aux 84 langues est l’eden du bio. Si les Américains rôdent dans les collines du Kaffa, c’est aussi en raison du réchauffem­ent climatique : le robusta, majoritair­e en Amérique latine, est de plus en plus menacé par la montée des eaux, par l’augmentati­on des températur­es et des catastroph­es naturelles, ce qui amène certains torréfacte­urs à se tourner vers des cafés plus protégés par les hauteurs, dont l’arabica éthiopien.

NNE SURTOUT RIEN CHANGER

ingusse n’a pas signé le contrat et les Yankees sont repartis bredouille­s. Pas question de brader sa liberté, sa marge de négociatio­n sur les prix et, surtout, le traitement entièremen­t naturel de ses milliers de caféiers. Mais pour ce refus, combien de paysans pourraient sacrifier aux promesses du court terme (du matériel offert, un bout de route construit...) sans imaginer que, dans cinquante ans, le trésor que représente­nt leurs forêts primaires pourrait être remplacé par des alignement­s de caféiers bourrés de pesticides, comme au Brésil ? Nous sommes aux premières loges d’une problémati­que mondiale qui, d’ailleurs, ne concerne pas que le café.

Ningusse Tadesse, 50 ans, a un profil particulie­r. Ancien haut fonctionna­ire au ministère des Affaires étrangères, il a quitté la politique il y a dix ans pour créer son exploitati­on sur la terre de ses ancêtres. « La forêt, c’est ma vie, pour moi, pour ma famille, pour toute l’Éthiopie », lâche-t-il de sa voix de baryton en contemplan­t les lits de bambou sur lesquels sèchent des centaines de kilos de cerises de café d’un rouge éclatant – la qualité est telle qu’au moment de la cueillette, les cerises orange ou vertes, les moins mûres, sont déjà rares sur l’arbre. Dans d’autres exploitati­ons de moindre qualité, il faut des heures pour trier le bon grain de l’ivraie.

Lorsque Christophe Servell découvre la Tatmara coffee farm, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu’il a une

perle sous les yeux. Ce torréfacte­ur français, que GQ a suivi pendant une semaine au début de la récolte, est l’antithèse des industriel­s américains. Ancien producteur de cinéma de 52 ans, Christophe Servell a fondé Terres de Café il y a dix ans. Il propose à Ningusse de lui acheter du café à un juste prix (4 dollars la livre, soit un tarif bien audessus du cours du marché mondial, aux environs de 1 dollar la livre) qui tient compte de la qualité de la matière première et du travail nécessaire (le fermier éthiopien emploie quinze permanents, et jusqu’à cent cueilleurs pendant les trois mois de la récolte). Et il l’encourage surtout à ne rien changer, à traiter ses caféiers comme l’ont toujours fait ses ancêtres : sans aucun produit, afin de respecter cette terre riche et grasse, cette canopée extraordin­aire formée par les hauts acacias qui procurent une ombre et une fraîcheur parfaites pour les caféiers. « Ces forêts sont un trésor pour l’humanité, il faut aider ces hommes à en avoir conscience », explique Christophe, tout sourire, en déambulant au milieu des caféiers. Avec

Ningusse, qui pousse le souci du détail jusqu’à servir une pizza couverte de légumes issus de son potager et qui a rénové deux chambres dans la perspectiv­e de développer du « coffee tourism », le dialogue est fluide : « La qualité d’abord, la quantité viendra ensuite », résume le maître des lieux. Le message a commencé à circuler, puisque l’un des boss du Noma, le célèbre 2-étoiles danois, est annoncé quelques jours plus tard. Mais ce n’est pas toujours aussi simple, et c’est tout l’enjeu du combat mené par Christophe Servell.

Durant une semaine, le camp de base de l’expédition au cours de laquelle l’entreprene­ur parisien a emmené une partie de son équipe – Pierre de Chanterac, un de ses barristas stars, champion de France en brew (café filtre), et JeanBaptis­te Murcia, son torréfacte­ur – est installé chez Khalid Shifa, un paysan dont l’élégance naturelle n’envie rien à celle de George Clooney. La ferme de Khalid, juchée sur une colline près de Jimma, à deux heures environ du Kaffa, surplombe une trentaine d’hectares, dont chacun accueille 2 500 caféiers. Cette forêt a la puissance d’une cathédrale, sa fraîcheur, son silence enveloppan­t, l’harmonie de ses orgues lorsque les cris des oiseaux, des singes ou des hyènes s’en

“Il n’est pas normal que l’essor de ce marché ne profite qu’à un bout de la chaîne.”

Christophe Servell, torréfacte­ur

mêlent. Dans l’uniformité de la couleur des végétaux perce la lumière, joueuse au gré des heures, blanche à mi-journée, profonde à son terme. On trouve ici du café de verger, ce qui le différenci­e du café de forêt primaire, même si les caféiers, dont certains produisent depuis plusieurs décennies, sont aussi d’une très haute qualité.

DU CAFÉ PLUTÔT QUE DU KHAT

Pour être considéré comme un « café de spécialité », ce mouvement qui défie depuis vingt-cinq ans les industriel­s tels que Nestlé, Lor ou Lavazza, il faut passer par la moulinette d’une échelle de notation très précise et obtenir plus de 80 points sur 100 : entre 80 et 84, le café a la mention « très bon » ; 85 et 86 le certifient « excellent » ; au-delà, c’est un grand cru. Chez Khalid, comme dans toute la région, passer la barre des 84, et même celle des 86 points, est monnaie courante. Encore faut-il en avoir conscience, et c’est l’un des paradoxes de l’Éthiopie : le café a beau peser 600 millions d’euros de revenus, soit 30 % des exportatio­ns, il est assez difficile de boire un bon « buna » en Éthiopie, puisque les cafés de moindre qualité sont gardés pour la production locale. De nombreux petits producteur­s ne mesurent pas forcément leur richesse, ni leur marge de progressio­n ou le besoin qu’ont leurs forêts d’être protégées. Le risque est même réel d’en voir certains se tourner vers le khat, cette sorte d’amphétamin­e naturelle dont le pays est le premier producteur mondial, plus facile à cultiver et productif pendant toute l’année. Christophe Servell, lui, mesure ces enjeux. Il est venu accompagné d’un autre homme clé de son dispositif : Jacques Chambrillo­n. C’est le représenta­nt de Belco, une société française d’importatio­n de café. Depuis 2015, Jacques a ajouté à son activité de négociant celle de « sourcing ». À longueur d’année, il arpente l’Éthiopie, gare son 4x4 en bord de piste et s’enfonce pendant des heures dans les forêts à la recherche de nouveaux exploitant­s – c’est ainsi qu’il a déniché la Tatmara farm. Avec l’aide de son épouse, Delphine Ayerbe, il a développé et financé une nursery de caféiers que Khalid Shifa couve des yeux. « Cet environnem­ent, même exceptionn­el, doit être protégé pour durer. Des arbres vieillisse­nt, s’abîment, il faut planter de nouvelles espèces pour conserver cette qualité unique de café », explique Jacques Chambrillo­n. « Il faut bien comprendre que l’existence même du café protège celle des forêts, complète Delphine Ayerbe. Sans lui, elles seraient sans doute détruites pour laisser place à de la monocultur­e, alors que sur ces parcelles vous trouvez du café, mais aussi du miel, des épices… » Belco a un profil particulie­r : société indépendan­te des géants mondiaux, elle consacre pour ses cinq cents clients européens 85 % de ses achats à du café de spécialité, dont 20 % en Éthiopie. Pour Christophe Servell, tout a commencé il y a dix ans en compagnie de Jacques Chambrillo­n, qui lui a trouvé ses premiers cafés. Aujourd’hui, il travaille avec une dizaine de fermes (également au Costa Rica, en Colombie, au Guatemala...) et vend une trentaine de variétés différente­s dans ses cinq boutiques parisienne­s.

Cette année, Christophe a pimenté sa visite d’un objectif : tester de nouveaux process de fabricatio­n afin de permettre à ses troupes d’élaborer les cafés qu’elles doivent présenter dans de futures compétitio­ns nationales et internatio­nales. Pour Khalid Shifa, c’est une occasion en or pour continuer à augmenter sa production, faire vivre sa famille et de nombreux ouvriers des alentours. « Améliorer la condition sociale de ces familles fait aussi partie de mes objectifs, rappelle Christophe. Il n’est pas normal que l’essor de ce marché, de plus en plus concentré, ne profite qu’à un bout de la chaîne, les torréfacte­urs et les importateu­rs. Nos consommate­urs doivent mesurer tout le travail que nécessite leur tasse de café, cela a un prix. » Fufa Eticha, un agronome éthiopien employé par Belco, renchérit : « Ici, sans le café, des gens vivraient sans même connaître l’existence de l’argent, en se nourrissan­t de culture vivrière. » Durant toute la semaine, Christophe, Jacques, Pierre et Jean-Baptiste montrent à Khalid et ses équipes de nouvelles techniques de séchage et de fermentati­on, dont le « honey process », encore peu connu en Éthiopie, qui permet d’améliorer l’équilibre entre la sucrosité et l’amertume du café éthiopien, connu pour ses touches de pamplemous­se, de citron, de mandarine et de rhubarbe. Khalid écoute, transmet à ses hommes les remontranc­es de Christophe sur la qualité du tri des cerises de café, puis les choses s’améliorent vite. Le dernier soir, 350 kg de cerises sont livrés, et les Français jubilent en voyant les ouvriers éthiopiens, qu’on dirait fait du même bois que les arbres tant leur force physique est impression­nante, gérer les différente­s étapes tout seuls. L’expérience, qui a vite circulé dans les campagnes environnan­tes, vaut même à l’équipe française d’avoir les honneurs de la télévision locale. Le dernier jour, Khalid apprend qu’il a obtenu son label bio d’Écocert, un des principaux organismes de certificat­ion. La nouvelle fait plaisir à tout le monde, même si, comme son grand-père et son père avant lui, Khalid n’a jamais vu la couleur du moindre pesticide. Pourvu que ça dure.

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 ??  ?? Beaucoup de femmes travaillen­t pour la plantation, à la cueillette et au tri.
Beaucoup de femmes travaillen­t pour la plantation, à la cueillette et au tri.
 ??  ?? Cent cinquante variétés de café ont été identifiée­s en Éthiopie. La couleur rouge des cerises témoigne de leur bonne maturité.
Cent cinquante variétés de café ont été identifiée­s en Éthiopie. La couleur rouge des cerises témoigne de leur bonne maturité.
 ??  ?? Le café rapporte 600 millions d’euros de revenus annuels à l’Éthiopie et représente 30 % de ses exportatio­ns.
Le café rapporte 600 millions d’euros de revenus annuels à l’Éthiopie et représente 30 % de ses exportatio­ns.
 ??  ?? De gauche à droite : Jean-Baptiste Murcia, le torréfacte­ur de Terres de Café, Christophe Servell, son fondateur, et Pierre de Chanterac, le barrista vedette de la société.
De gauche à droite : Jean-Baptiste Murcia, le torréfacte­ur de Terres de Café, Christophe Servell, son fondateur, et Pierre de Chanterac, le barrista vedette de la société.
 ??  ?? Khalid Shifa dans sa ferme qui abrite 2 500 caféiers.
Khalid Shifa dans sa ferme qui abrite 2 500 caféiers.
 ??  ?? La préparatio­n traditionn­elle du buna éthiopien.
La préparatio­n traditionn­elle du buna éthiopien.
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Ningusse Tadesse
« La quantité d’abord, la qualité viendra ensuite. » Ningusse Tadesse

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