Les voisins peuvent-ils sauver le monde ?
Longtemps ignorés ou considérés comme potentiellement nuisibles, les voisins ont à nouveau la cote. Et l’ère de la Covid-19 marque la consécration de nouveaux rapports de voisinage : 2.0, souvent solidaires, éventuellement marchands. Enquête dans ce monde
LES MASQUES PENDOUILLENT sous les mentons et autour des poignets. Les résidents de cet immeuble trinquent, picorent et parlent fort. Ils fêtent le départ de la famille du deuxième étage, porte de gauche. On passe du rire aux larmes en évoquant les odeurs pestilentielles qui s’échappent inopinément des canalisations, un dégât des eaux et la chute du chat par la fenêtre. Depuis le premier confinement, leurs relations courtoises se sont transformées en une solide amitié. Il y a d’abord eu quelques partages de bons plans pour les courses, des échanges de contacts de médecins, des prêts de livres et de jouets. Et puis des paniers de scones tièdes et de cookies fondants déposés devant les portes. Ici comme ailleurs, la Covid-19 a eu pour effet de réchauffer les rapports de voisinage.
Figures pop
Il y a celui qu’on a pris en flagrant délit de selfie dans l’ascenseur, celle dont des visiteurs éméchés ont pimpé la boîte aux lettres, et ceux (légèrement suspects) qui nous adressent toujours un petit mot gentil. Le tapage nocturne, les travaux qui s’éternisent et les ragots génèrent des rivalités et des tensions. Les bribes de disputes qui nous parviennent à travers les bouches d’aération et les tenues déconcertantes de ceux que l’on croise au local poubelles alimentent nos pires fantasmes. Les figures du voisin et de la voisine (les fameux « boy/girl next door ») sont omniprésentes dans la pop culture. Dans cette foisonnante galerie de portraits, on trouve des personnages louches (dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock, Voisins du troisième type avec Ben Stiller, Mon voisin le tueur avec Bruce Willis), des individus acariâtres (dans Gran Torino de Clint Eastwood), ou dénués de pudeur (« le gros tout nu d’en face », dans la série Friends). Dans la fiction, le voisinage glisse parfois vers la camaraderie (dans Friends, toujours) ou devient le théâtre de romances (dans Edward aux mains d’argent de Tim Burton, dans les séries Smallville et The Big Bang Theory). La mitoyenneté fascine. Georges Perec consacra une dizaine d’années à l’écriture de son roman culte, La Vie mode d’emploi (1978), sur l’existence des habitants d’un immeuble. Il faut dire que la place occupée par nos voisins dans nos vies est conséquente. Leur savoir-vivre ou leur indélicatesse pèsent sur notre quotidien. Sur Instagram, le compte @chersvoisins (14k d’abonnés) offre un florilège des messages scotchés dans les parties communes. Extrait : « Les voisins sont priés de vomir chez eux et non par la fenêtre. » Dans un sondage réalisé par BVA au printemps 2019, 8 Français sur 10 prétendaient bien s’entendre avec leurs voisins. Et 87% d’entre eux considéraient le développement des solidarités de voisinage comme important.
Quartier de haute sécurité
Ce regain d’empathie pourrait remonter au lancement, il y a vingt ans, d’un événement devenu très populaire : la Fête des voisins. Elle est l’oeuvre d’Atanase Perifan, le fondateur de l’association Voisins Solidaires. L’idée lui est venue après le décès, dans l’indifférence générale, d’une dame de son quartier dont le cadavre ne fut découvert qu’au bout de quatre mois. « Nous devons réenchanter les rapports de voisinage et développer cette solidarité en complément des solidarités institutionnelles et familiales », martèle-t-il aujourd’hui. Le rendez-vous réunit chaque année dix millions de Français et 50 millions de personnes dans le monde. Le militant regrette qu’une entité née à la même époque à Marseille, avec d’autres motivations, surfe sur le succès de son mouvement. « Je trouve limite que l’entreprise Voisins Vigilants ait changé de nom pour devenir Voisins Vigilants et Solidaires », s’emporte-t-il. VVS revendique 250 000 membres en France et en Belgique, et plus de 600 municipalités partenaires. La firme qui commercialise ses fameuses pancartes à oeil noir sur fond jaune assure faire baisser de 20% à 40% les cambriolages. « Nous permettons de diffuser des messages d’alerte par SMS, application mobile, email et message sur les téléphones fixes au sein d’une communauté de voisins, ainsi qu’à la mairie et aux forces de l’ordre », détaille Thierry Chicha, co-dirigeant la société. Un système de surveillance qui comporte des risques de dérives. Une jeune femme fraîchement installée dans un quartier estampillé VVS en a fait l’expérience en recevant une alerte sur la présence d’un individu suspect dans les parages. Vérification faite, il s’agissait de son mari. « Les sites qui poussent à la vigilance entre voisins dans un but purement sécuritaire et lucratif exacerbent la défiance des gens vis-à-vis des autres. Or la défiance tue le lien social ! » s’insurge Atanase Perifan. Par bien des aspects, les relations de voisinage sont un miroir grossissant des symptômes de l’époque.
Le marché du voisinage
On ne compte plus les applis et les réseaux sociaux d’entraide au sein des quartiers. Beaucoup fonctionnent en partenariat avec des villes, des collectivités, des commerces, des bailleurs sociaux ou des promoteurs immobiliers. On peut citer ensembl.fr, mesvoisins.fr, ou encore voisin-age.fr (un outil de l’association Les Petits Frères des
Pauvres). Ces plateformes permettent de s’informer sur l’actualité locale tout en cherchant une ponceuse à emprunter et des coéquipiers pour courir. D’autres proposent des mises en contact pour des services plus spécifiques, tels que le covoiturage (rezopuce.fr) ou les courses (courseur.com). La philosophe Hélène L’Heuillet, auteure de Du voisinage, réfexion sur la coexistence humaine (éd. Albin Michel, 2016), souligne un incroyable paradoxe : « Nous utilisons maintenant pour discuter avec nos voisins des outils conçus pour communiquer avec le bout du monde ! » Inévitablement, ce phénomène a explosé dès le premier confinement. Le numérique permet d’initier des relations qui se poursuivent majoritairement off-line. Bon nombre de startupers ont flairé le potentiel commercial de ces échanges de proximité. Des sites de petites annonces ont fleuri sur la toile : nexdoor.com, allovoisins.com, kiwiiz.fr ou monsupervoisin.fr. On peut y louer des chaînes à neige, offrir ses services pour monter des meubles en kit ou promener des chiens. Créée il y a dix ans sous la forme d’un chat communautaire, stootie.com, filiale de CDiscount (groupe Casino), est aujourd’hui une importante plateforme de services professionnels. Shopopop.com et yper. fr proposent des livraisons collaboratives. Costockage.fr, jestocke.com et ouistock.fr sont spécialisés dans la location d’espaces de stockage (garages, caves, greniers). Et swimmy.fr dans celle de piscines, entre particuliers. Sébastien Vray, le fondateur de courseur.com, dont le slogan est « L’entraide n’a pas de prix ! » déplore la multiplication des prestations de services maquillées en échanges de bon voisinage. Car certaines de ces applis contribuent à développer la pratique du jobbing, ces activités rémunérées, souvent non déclarées, qui permettent d’arrondir les fins de mois et contribuent à l’uberisation de la société.
Tu aimeras ton voisin
SUR INSTAGRAM, LE COMPTE @CHERSVOISINS OFFRE UN FLORILÈGE DES MESSAGES SCOTCHÉS DANS LES PARTIES COMMUNES. EXTRAIT : « LES VOISINS SONT PRIÉS DE VOMIR CHEZ EUX ET NON PAR LA FENÊTRE. »
Les dirigeants de sites smiile.com et proxiigen.com précisent cependant que plus de 80% des échanges effectués sur leurs sites sont bénévoles. Grâce à Smiile, Lana Chevalier, locataire d’un bailleur social rattaché à l’appli, a pu offrir son code wifi « à des voisins qui ont des ados mais pas d’abonnement à Internet ». Son geste a permis aux jeunes de suivre leurs cours à distance et de garder le contact avec leurs copains. La conciergerie de quartier luludansmarue.org a, quant à elle, une double vocation économique et sociale : elle rapproche des prestataires de services en insertion d’une clientèle de riverains. Pour Hélène L’Heuillet, l’augmentation des relations commerciales n’est pas surprenante mais doit nous interpeller. Elle explique : « Depuis toujours, les services rendus entre voisins ne sont pas désintéressés, on attend de la réciprocité. Mais les rapports monnayés court-circuitent cette relation d’échanges : on n’est plus dans la réciprocité mais dans le paiement comptant. » Dans son dernier ouvrage, L’ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun (éd. Grasset, 2020), le philosophe Éric Sadin constate que nous avons atteint « le stade oxymorique d’un isolement collectif ». Jean-Louis Wathy, de l’association Les Petits Frères des Pauvres, assure que « la réponse à l’isolement se trouve souvent chez les voisins ». Hélène L’Heuillet, elle, se souvient des applaudissements aux fenêtres en hommage aux soignants comme d’ « un rite de voisinage qui marquait la fin de la journée et rompait l’isolement ». Et elle rappelle que le voisin est finalement le premier Autre. « Il est ce qui nous reste du prochain dans une société de masse où nous sommes serrés les uns contre les autres, écrit-elle. (…) Le voisinage nous fournit une expérience de l’altérité dans un monde où celle-ci n’est plus reconnue comme une évidence. » Dans quelques jours, la famille du « 2e gauche » aura quitté la ville pour la campagne. C’est la promesse de nouveaux horizons, et une parade au piège de la bulle sociale qui guette, parfois, les habitants figés dans leur quartier.