GQ (France)

Grossophob­ie, un fléau pour les hommes aussi.

Insultes, rejets, moqueries, stéréotype­s, difficulté­s à évoluer dans l’espace public… Si les femmes replètes ou obèses sont de loin les plus concernées par les violences grossophob­es, les hommes souffrent également du stigmate qui colle à la peau des pers

- PAR HÉLOÏSE RAMBERT, PHOTOGRAPH­IES TARIK CARROLL.

«QUAND ON M’INSULTE, quand on me dit des choses horribles, je vais directemen­t vers le frigo pour compenser. » Pierre, 34 ans et 115 kg, connaît trop bien la violence dont peuvent être victimes les personnes en surcharge pondérale et le cercle vicieux dans lequel elle les enferme. « L’adolescenc­e, la découverte de mon homosexual­ité, le regard des autres, le stress de ma classe prépa… tout cela m’a fait me réfugier dans la nourriture », explique le jeune homme d’une voix douce. Journalist­e spécialist­e des réseaux sociaux, Pierre a été amené un temps à animer des lives face caméra. Autant d’exposition­s aux commentair­es haineux. « Je recevais des “gros cochon, arrête de bouffer” de parfaits inconnus », raconte-t-il. Comme toutes les personnes obèses, Pierre subit la grossophob­ie. Le mot – qui désigne une attitude de stigmatisa­tion et de discrimina­tion envers les personnes en surpoids – n’est entré dans le dictionnai­re qu’en 2019. Mais il recouvre une réalité que les concernés connaissen­t depuis bien longtemps. Ravana, 38 ans, qui « refuse d’être une victime », se souvient encore des insultes d’un automobili­ste lancées à sa mère obèse et lui alors qu’ils ne traversaie­nt pas assez vite un passage piéton. « J’avais 6 ans et j’étais replet. Ce jour-là, j’ai compris que nous, les gros, on était les parias de la société », rapporte-t-il.

« Gros s’abstenir »

Du collège, Ravana garde aussi quelques souvenirs douloureux. « Un jour, pour illustrer le comparatif, ma prof d’anglais m’a pris comme exemple pour dire que j’étais “bigger” (“plus gros” en anglais, ndlr) qu’un de mes camarades. Sur le chemin du retour, je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer. » Dans le cas de David, 45 ans, l’humiliatio­n est venue de son institutri­ce. « Pour une raison obscure, elle a choisi plusieurs élèves dans la classe et a demandé à un autre de nous classer par

ordre de grosseur. J’étais le plus gros. Après cet épisode, les moqueries de certains élèves ont commencé. Certaineme­nt parce qu’ils avaient reçu l’aval d’un adulte. »

La grossophob­ie commence souvent dès l’enfance, confirme Arnaud Alessandri­n, sociologue des discrimina­tions. « À l’école, les enfants en surpoids font partie des plus humiliés et harcelés. À l’âge adulte, pour les hommes, c’est dans les milieux gays, où il y a une forte pression normative sur les corps, que la violence se fait la plus prégnante », continue-t-il. Pierre et David en ont tous les deux fait les frais. « Personne ne voulait de moi. Quand j’ai commencé à fréquenter les sites de rencontre gays, je lisais des “pas de gros” ou “gros s’abstenir” », relate David. C’est sur ces mêmes sites que Pierre « prend frontaleme­nt » le rejet. « À cause de mon poids, on ne voulait pas nouer de relation avec moi. Même pas voir mes photos. J’ai reçu des messages d’une violence extrême, des “gros porc, va te suicider” », raconte-t-il. Les souffrance­s des hommes gros ne se limitent pas à la sphère intime. Si ses collègues ne sont pas franchemen­t hostiles, Pierre expériment­e au travail les blagues lourdes et la grossophob­ie ordinaire. « Des réflexions passives-agressives du style “Tu es sûr de vouloir reprendre du gâteau ?” ou des moqueries parce que la chaise où j’essaie de m’asseoir est trop petite », évoque-t-il. Ces petites humiliatio­ns de l’open space, Ravana les connaît aussi. « Un collègue a déjà demandé devant tout le monde si je pouvais “travailler au lieu de bouffer”, alors que je mangeais une viennoiser­ie. J’ai piqué un fard, baissé les yeux avant de recracher ce que j’avais dans la bouche. J’ai ressenti de la colère, mais je ne suis pas resté prostré. Face à ce genre de réflexions, j’ai toujours voulu avancer. »

« À CAUSE DE MON POIDS, PERSONNE NE VOULAIT PARLER AVEC MOI SUR LES SITES DE RENCONTRES, NI MÊME VOIR MES PHOTOS. PAR CONTRE J’AI REÇU DES MESSAGES D’UNE VIOLENCE EXTRÊME. » DAVID, 45 ANS

Même chez le médecin

Quand ce ne sont pas les autres qui les ramènent à leur poids, c’est l’espace public, dans lequel les hommes minces évoluent sans même y penser, qui s’en charge. « Tout vient nous rappeler que notre corps est hors norme et qu’il déborde », explique David. Prendre les transports ou aller au cinéma tourne vite à l’épreuve. « Je ne vais plus au théâtre, les fauteuils sont trop petits. Je ne pense qu’aux futurs bleus sur mes hanches, à mes cuisses comprimées, à mes genoux explosés. Je ne peux pas profiter de la pièce », continue-t-il. Au restaurant, il ne compte plus les fois où les tables étaient si serrées qu’il ne pouvait pas circuler. Des tables et des chaises soudées au sol l’ont même déjà complèteme­nt empêché de s’asseoir. « Longtemps, j’ai eu honte. Désormais, j’ose faire remarquer que les lieux ne sont pas accueillan­ts. » Ravana, comme tant d’autres, vit le calvaire en avion. « Avant ma chirurgie de l’obésité, à plus de 150 kg, j’ai dû faire un vol de douze heures. J’ai eu envie de mourir. Et je n’ai pas échappé à l’humiliatio­n de devoir demander une rallonge de ceinture à l’hôtesse. Celles réservées aux femmes enceintes. »

La grossophob­ie s’infiltre jusque dans les cabinets des médecins, alors que les personnes en surpoids pourraient espérer y trouver écoute et soins. Le matériel – tensiomètr­es, fauteuils d’examens… – adapté à leur morphologi­e existe mais, souvent, les médecins et hôpitaux ne se les procurent pas. L’attitude de certains soignants peut aussi être stigmatisa­nte. Beaucoup commencent systématiq­uement par parler à leurs patients de leurs kilos en trop. « En général, quand tu es gros et que tu vas chez le médecin, tu n’as pas le temps de dire pourquoi tu es là qu’il te demande déjà si tu as “pensé à faire quelque chose” pour ton poids, raconte David. Je sors systématiq­uement de consultati­on avec une ordonnance de régime. Ou pire, des conseils pour une chirurgie de l’obésité. » Cette focalisati­on sur les corps gros peut aller jusqu’au rejet. « J’ai consulté un dermatolog­ue pour un bouton dans le dos qui me préoccupai­t. Il m’a dit qu’avec les personnes “grosses comme moi”, c’était compliqué d’opérer les chairs. Qu’il y avait trop de gras et qu’il n’allait rien pouvoir faire », poursuit David, encore interloqué. Comme lui, de nombreuses personnes en surpoids reportent l’échéance de

la consultati­on de peur de recevoir des commentair­es non appropriés, voire hostiles et brutaux, sur leur poids. « La grossophob­ie n’épargne pas le personnel soignant », confirme le professeur François Pattou, coordinate­ur du Centre intégré de l’obésité de Lille. Pour le spécialist­e, elle se nourrit de la méconnaiss­ance de l’obésité et des stéréotype­s de manque de volonté qui collent à la peau des gros. « Les gens, médecins compris, ne peuvent pas se détacher d’une idée très enracinée: celle qui voudrait que les personnes grosses le soient juste parce qu’elles mangent trop. Alors que l’obésité est une maladie multifacto­rielle, complexe, avec à la base une injustice biologique. Tant qu’on n’a pas compris cela, on est dans la morale. Le péché capital de gourmandis­e », analyse le médecin. L’ignorance se double souvent d’un manque d’empathie. Pour sensibilis­er ses équipes et ses étudiants, le professeur Pattou organise des journées de formation au cours desquelles il leur fait endosser une combinaiso­n intégrale de 35 kg. L’occasion pour eux de se glisser quelques heures dans la peau de leurs patients et de réaliser à quel point cette charge complique le moindre de leur mouvement.

Le tabou ultime

La grossophob­ie médicale, Gras Politique – un collectif qui entend lutter contre les oppression­s grossophob­es systémique­s – en a fait son cheval de bataille. Et a opté pour l’autodéfens­e. « On s’organise, explique Anouch, membre du collectif. On partage le nom des médecins chez qui il ne faut pas aller. » Sur le site du collectif, on trouve ainsi une liste de médecins dont les patients ont rapporté des comporteme­nts ou propos problémati­ques. « Ce n’est peut-être pas légal, mais c’est vital, lâche la militante. Ces médecins nous soignent mal. On meurt de la grossophob­ie. » Le parcours médical des femmes fait qu’elles sont particuliè­rement concernées: la prescripti­on de la pilule, les éventuels problèmes hormonaux ou demandes d’accès à la PMA sont autant d’occasions pour les médecins de s’autoriser à évoquer le surpoids et à contrôler leurs corps. Sans surprise, elles sont aussi beaucoup plus victimes de discrimina­tions dans l’espace public. « C’est sur le corps des femmes que se posent d’abord les regards critiques, selon une échelle qui va du désirable au dégoûtant, rappelle Arnaud Alessandri­n. Elles sont aussi victimes d’une discrimina­tion à l’embauche plus marquée car elles exercent davantage des métiers en contact avec le public. Le corps féminin a un côté “vitrine” qui n’est pas attendu du corps de l’homme. À tout cela s’ajoute l’injonction à être une bonne mère. Et être une bonne mère, c’est porter sur soi l’exemple éducatif et “tenir” son corps. Sexisme et grossophob­ie se tiennent clairement la main », affirme le sociologue. Rien d’étonnant, donc, si les quelques figures militantes qui ont émergé ces dernières années sont des femmes. « Si elles seules prennent la parole, c’est parce qu’elles sont objectivem­ent plus touchées. Peut-être faut-il les laisser s’exprimer en priorité, s’interroge Pierre. Mais je pense aussi qu’elles sont plus courageuse­s. »

Du courage, il en faut assurément une bonne dose. « Le palier de grosseur à partir duquel les hommes subissent le même niveau de violence que nous, c’est quand leur corps commence à montrer des signes extérieurs de féminisati­on qui les dégenrent et les désexualis­ent, explique Anouch. À ce stade, cela devient difficile pour eux de prendre la parole. Cela demande un travail sur l’idée de masculinit­é. » Le tabou ultime pour les hommes : avoir des seins. « Au plus haut de mon poids, c’était mon cas, ose Ravana. Je m’efforçais de bomber le torse, je portais des vêtements larges pour donner le change. Une fois, pour plaisanter, ma mère m’a quand même suggéré d’essayer un de ses soutiens-gorge. Je l’ai pris dans le bide. » Si Gras Politique, presque exclusivem­ent féminin, tient à son identité féministe, Anouch l’assure, les militant.e.s ne souhaitent rien d’autre que de voir les hommes gros s’emparer du sujet de leur côté. Et donner de la voix.

« L’OBÉSITÉ EST UNE MALADIE COMPLEXE ET MULTIFACTO­RIELLE, DOUBLÉE D’UNE INJUSTICE BIOLOGIQUE. TANT QU’ON N’A PAS COMPRIS ÇA, ON EST DANS LA MORALE, LE PÉCHÉ CAPITAL DE GOURMANDIS­E. »

FRANÇOIS PATTOU, SPÉCIALIST­E DE L’OBÉSITÉ

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