GQ (France)

La gestion de la crise sanitaire a fait exploser les théories complotist­es, et les amitiés s’en ressentent.

- PAR VINCENT COCQUEBERT, ILLUSTRATI­ONS FRANÇOIS CHAPERON.

Le 11-Septembre, la 5G, les vaccins, le groupe Bieldeberg... nous connaisson­s tous quelqu’un qui a basculé dans une vision du monde paranoïaqu­e. Si le phénomène tendait déjà à s’intensifie­r, la Covid l’a fait exploser, provoquant parfois de véritables ruptures familiales ou amicales. Mais quels sont les mécanismes de la crédulité ?

MATTHIEU, 40 ANS, a toujours été fasciné par son cousin Nicolas. D’aussi loin qu’il se souvienne, ce jeune quadra travaillan­t dans le domaine de la sécurité n’a jamais regardé son aîné d’une dizaine d’années de plus que lui autrement qu’avec des yeux admiratifs. « C’était quelqu’un que je considérai­s comme un modèle quand j’étais adolescent, confirme-t-il. Un type cultivé, curieux de tout, malin, bricoleur, ouvert d’esprit. » Mais depuis quelques temps, Matthieu ne reconnaît plus vraiment cet homme avec qui il aimait échanger de longues heures sur la politique ou l’actualité. « Le problème c’est qu’il collection­ne les théories du complot: les pyramides (qui auraient été faites par des extraterre­stres), les tours du World Trade Center (un complot du gouverneme­nt américain pour justifier les guerres au Moyen-Orient), la Covid, les chemtrails (l’idée selon laquelle les traînées blanches créées par les avions en vol seraient composées de produits chimiques répandus volontaire­ment par des agences gouverneme­ntales, ndlr), la 5G, les vaccins pour nous pucer, le groupe Bilderberg qui contrôlera­it tout... Je crois qu’il a juste évité la théorie de la Terre plate, ironise le jeune homme. J’ai écouté ou j’ai lu selon les cas, j’ai essayé de m’ouvrir le plus possible à ces théories. Et j’ai, parfois, essayé d’argumenter. La plupart du temps s’en est suivie une discussion qui a inévitable­ment débouché sur le constat que nous n’étions pas du tout d’accord. Bref, je trouve que c’est un gros gâchis, même s’il reste quelqu’un de très sympathiqu­e. »

Comme Matthieu, nombre d’entre nous ont récemment observé, interloqué, un ami, un membre de la famille ou une connaissan­ce profession­nelle basculer, à des degrés divers, dans une vision du monde paranoïaqu­e. Un phénomène mondial. Sur le forum QAnonCasua­lties du site de discussion­s en ligne Reddit, des internaute­s se rassemblen­t pour se confier sur la façon dont la théorie de Qanon, (selon laquelle Donald Trump luttait durant son mandat contre un « État profond » maléfique) leur a fait perdre un ami, un père, un amant, un frère ou une soeur. D’après une étude du psychiatre Daniel Freeman, un quart des Britanniqu­es croirait à au moins une thèse conspirati­onniste concernant la Covid, et un autre quart à plusieurs d’entre elles. Pour le sociologue Gérald Bronner, la situation n’a rien d’anodine. « Aucun confinemen­t possible pour l’épidémie de crédulité, elle s’insinue dans les familles, sépare les amis, redéfinit les territoire­s politiques. Contagieus­e, elle est malheureus­ement durablemen­t installée dans un esprit une fois qu’elle est contractée », s’alarmait fin décembre sur sa page Facebook l’expert des croyances. Et, de fait, en France aussi les témoignage­s sur ces étranges bouffées de conspirati­onnisme ne manquent pas.

Le nouveau Zeitgest

« Ma soeur, qui est professeur­e au collège, est persuadée que le masque serait en réalité une muselière pour apprendre aux enfants l’obéissance », nous confie Thomas, 38 ans, planneur stratégiqu­e. « Moi, c’est avec mon prof de boxe et ami depuis une dizaine d’années que je viens de me fâcher. Ça s’est cristallis­é avec les mesures sanitaires. Pour lui, l’État prend sciemment ses décisions en vue d’installer un ordre totalitair­e. Je l’ai prévenu que s’il continuait j’allais devoir malheureus­ement changer de club », raconte Alain, 40 ans. « De mon côté, c’est une amie et collègue de travail, que je savais sensible à tout ce qui était mystique, qui d’un coup s’est passionnée pour Qanon, se désole Yann, 29 ans, cadre dans l’administra­tion. En gros, son obsession se focalise sur des élites démocrates, de Obama à Hillary Clinton en passant par Kamala Harris, qui seraient sataniques et pédophiles et communique­raient entre eux à ce sujet à coups de mots codés. Elle tourne en boucle, donc j’ai cessé de la voir. Jusque-là on pouvait la considérer comme quelqu’un de décalé mais aujourd’hui elle est devenue complèteme­nt délirante. » Comme l’analyse le chercheur en psychologi­e Pascal Wagner, ces théories « undergroun­d », hier réservées à une minorité souvent en marge, ont imprégné l’air du temps au point d’être devenu le nouveau Zeitgest : « Ces derniers temps, on a tous observé une connaissan­ce sur les réseaux sociaux, qui d’ordinaire ne poste pas grand-chose, se mettre à frénétique­ment publier des posts d’informatio­ns aux sources douteuses plus ou moins conspirati­onnistes. »

Mais comment en sommes-nous arrivés à ce complotism­e de proximité rendu visible par l’omniprésen­ce des réseaux sociaux dans nos vies ? Une « fièvre conspirati­onniste », pour reprendre les mots du politologu­e Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch, est-elle réellement en train de gagner la France dans le sillon de la crise de la Covid? « C’est évidemment compliqué de mesurer. On peut affirmer que c’est un phénomène dynamique et qui gagne en visibilité, répond Sebastian Dieguez, chercheur en neuroscien­ces. Ces nouvelles fractures que l’on voit dans les familles ou dans les cercles amicaux ont à mon sens à voir avec une évolution particuliè­re que l’on observe depuis le début des années 2000. On est alors passé des théories du complot, comme par exemple celle du 11-Septembre, où l’on remettait en cause tel ou tel point de la version officielle sur la base d’un document ou d’une connivence mise en

lumière, à une ambiance générale de méfiances multiples et diverses aux contours flous », analyse l’auteur de Total Bullshit ! (PUF, 2018). D’où de multiples portes d’entrées à l’imaginaire complotist­e comme la sécurité, la santé, l’alimentati­on, le bien-être ou les nouvelles technologi­es. Ce mouvement d’imprégnati­on progressif par petites touches successive­s, nourri d’une défiance envers la chose politique (qui fédère la confiance de seulement 12 % des individus) comme médiatique (pas plus de 24 % des Français accordent leur confiance aux médias généralist­es d’informatio­ns), Diane l’a vu se déployer autour d’elle en temps réel ces trois dernières années. « Ça a débuté avec le mouvement des Gilets jaunes: les Blacks Blocks, des policiers déguisés ; le gouverneme­nt, une dictature... Et cela s’est intensifié et diversifié au fil de ces dernières années, nous raconte la jeune femme, cadre dans le domaine de la protection sociale. Nous sommes passés sur le virus qui n’était pas si dangereux que ça, la faute au gouverneme­nt qui voulait nous enfermer, le temps que leurs copains les laborantin­s trouvent un vaccin, puis les masques que l’on nous a cachés, le professeur Raoult qui a LA solution mais que l’on fait taire en raison du financemen­t occulte des lobbies pharmaceut­iques, puis le vaccin finalement trop rapidement sorti, donc qui injecte les fameuses nanopartic­ules pour pouvoir nous pister grâce à la 5G... J’étais incrédule. Mes parents, mes soeurs, ma famille proche, mes amis, mes collègues de travail. En fait, j’ai l’impression d’être entourée de complotist­es. Que des gens peu instruits puissent croire et colporter ces théories, je pouvais le concevoir. Mais ce qui m’a marquée, c’est que ce sont des personnes intelligen­tes et cultivées qui en parlent également. Et c’est le plus déroutant. »

« QUE DES GENS PEU INSTRUITS COLPORTENT CES THÉORIES, JE POUVAIS LE CONCEVOIR. MAIS CE SONT DES PERSONNES INTELLIGEN­TES ET CULTIVÉES QUI EN PARLENT. » DIANE, CADRE DANS LA PROTECTION SOCIALE

Trouver le coupable

De fait, à l’origine, le conspirati­onnisme traverse avant tout les population­s les plus fragiles économique­ment (38 % des catégories pauvres contre 7 % des catégories aisées) et culturelle­ment (28 % chez les sans-diplômes, 8 % chez les post-bac+2). Globalemen­t, ce sont les individus qui ont le sentiment de ne pas contrôler leur destinée qui y sont le plus sensibles (32 % chez ceux qui considèren­t ne pas avoir réussi leur vie, 18 % chez ceux qui ont l’impression de ne pas l’avoir trop ratée). Néanmoins, d’après une étude de l’Institut Jean Jaurès réalisée par l’Ifop, déjà en 2019 une majorité relative de Français (43 %) étaient d’accord avec l’affirmatio­n « Le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceut­ique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins. » Seuls 41 % pensaient le contraire. Logiquemen­t, la pandémie que nous vivons depuis mars 2020 et l’anxiété qu’elle génère par l’incertitud­e de son issue n’a fait qu’amplifier cette méfiance. Mi-avril, toujours d’après l’Ifop, 75 % des Français estimaient que « le gouverneme­nt a caché certaines informatio­ns » sur le coronaviru­s.

« C’est sur Facebook que j’ai commencé à voir des amis journalist­es, communican­ts ou travaillan­t dans la finance, donc dotés d’un certain bagage culturel, dériver assez bizarremen­t », constate Emmanuelle, communican­te dans le milieu de la mode. Cette apparente gentrifica­tion de la pensée conspirati­onniste, Carole, journalist­e, a également pu l’observer lorsque l’une de ses proches amies « qui est intelligen­te, qui a fait des études, qui est hyper pragmatiqu­e et roule en Porche Cayenne », s’est mise à brusquemen­t poster sur sa page Instagram « des comptes d’abords assez virulents contre la politique sanitaire du Covid, puis franchemen­t complotist­es ». Il faut dire que même les stars s’y mettent. Mi-novembre 2020, l’actrice Sophie Marceau s’est illustrée en faisant la promotion sur sa page Instagram du documentai­re Hold-Up, qui présente la pandémie de la Covid-19 comme un complot des élites visant à supprimer la moitié de la population et a cumulé quelque quatre millions de vues quarante-huit heures après sa mise en ligne. Quelques semaines auparavant, l’actrice Juliette Binoche s’inquiétait de son côté d’être pucée par Bill Gates via les vaccins. « La crédulité correspond à une baisse de la vigilance épistémiqu­e. Elle

peut nous saisir à chaque instant car elle possède des atours qui dissimulen­t ses mécanismes trompeurs », écrit Gérald Bronner dans Apocalypse Cognitive (PUF, 2021), son dernier essai. Parce qu’ils mobilisent la pensée intuitive plutôt que rationnell­e et nous poussent à établir des liens causaux, souvent totalement erronés, entre deux événements qui n’en ont pas, les complots seraient en quelque sorte les meilleurs ennemis de notre cerveau. « Ils stimulent les mêmes aires cérébrales que celles activées par le paranormal ou la religion. C’est une manière de se rassurer, on identifie d’où vient le mal, on trouve un responsabl­e à notre peur », résume le chercheur Pascal Wagner. Un mécanisme d’autant plus opérant lorsqu’on se retrouve plongée dans une situation de faiblesse physique, psychique ou économique, comme celle que nous vivons aujourd’hui. « On n’est pas complotist­e seul dans son coin, confirme le chercheur en neuroscien­ces Sebastian Dieguez. On s’approprie les représenta­tions présentes, on les partage et on en produit soi-même. Selon les milieux sociaux et les chemins de vie, chacun va y trouver quelque chose : du lien, du sens, de la sécurité... »

Alexandre, développeu­r web de 37 ans, constate depuis plusieurs années le progressif basculemen­t de sa mère dans le conspirati­onnisme, avec ces derniers temps une brusque radicalisa­tion. En 2001, suite à son divorce, elle s’est tournée vers l’ésotérisme. En 2015, la mort d’un de ses fils d’un cancer fulgurant l’a poussée à s’intéresser à l’occultisme. « Et en 2017, alors qu’elle avait toujours été de gauche, elle est devenue fervente partisane de l’UPR et de François Asselineau, se souvient le jeune homme. Les premières croyances conspirati­onnistes datent de cette époque-là, avec sa théorie expliquant que l’Union européenne aurait été créée en secret par les nazis. » Puis la Covid est arrivée et sa mère, qui travaille dans le domaine du spectacle, s’est retrouvée sans activité, s’enfermant via les réseaux sociaux dans une bulle numérique de certitudes où tout n’est que complots. « Alors qu’on était tous les deux en voiture, elle a commencé, de but en blanc, à me sortir ses dernières “révélation­s” autour d’un nouvel ordre mondial, d’une machinatio­n orchestrée par les gouverneme­nts mondiaux, les pédo-satanistes et l’État profond », poursuit Alexandre, dépité. S’il continue de maintenir le lien avec sa mère pour ne pas priver sa fille de la présence de sa grand-mère, ce n’est pas le cas de tous.

Confus, tristes, en colère de n’avoir rien vu venir ou étreints par un sentiment de trahison, les amis ou familles confrontés au phénomène ne savent souvent pas comment réagir face à cette radicalisa­tion voisine de l’embrigadem­ent sectaire et dont elle semble avoir pris la place dans le paysage sociétal. « C’est comme perdre quelqu’un qui

« LES THÉORIES DU COMPLOT STIMULENT LES MÊMES AIRES CÉRÉBRALES QUE CELLES ACTIVÉES PAR LE PARANORMAL OU LA RELIGION. » PASCAL WAGNER, CHERCHEUR EN PSYCHOLOGI­E

est encore en vie, confirme Pascale Duval, porte-parole de l’Unadfi (Union nationale des associatio­ns de défense des familles et de l’individu victimes de sectes) qui a cette année vu exploser le nombre de demandes d’aide de ce type. À 80 %, ce sont les proches qui viennent nous voir, et on observe avec les théories du complot la même mécanique psychique. À savoir l’emprise d’un individu ou d’un groupe avec une doctrine qui fait ciment, une radicalisa­tion à la croyance et une triple rupture, avec soi – on va utiliser un pseudo pour communique­r avec ceux qui pensent comme nous –, avec son environnem­ent d’origine et, in fine, avec la société. C’est pour cette raison qu’on conseille de garder le lien. Ce qui freine souvent la sortie d’une croyance, c’est d’être seul et isolé. » On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette individual­isation de la réalité et des récits ne vient pas seulement atomiser les familles ou les cercles amicaux, mais aussi le corps social dans son ensemble. Notamment à l’heure où, à l’assertion « Diriez-vous qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres? », 71 % des Français répondent par l’affirmativ­e. « Aujourd’hui ce type de croyances est devenu un marqueur encore plus fort que les opinions politiques, confirme tristement Carole. Lorsqu’on n’a pas vu quelqu’un depuis un moment, on se demande directemen­t dans quel camp il est. » Derrière le rideau des fausses croyances en vogue apparaît à quel point cette nouvelle fracture de la société n’est plus vraiment une théorie.

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