Plongée au coeur de « La Famille », un clan fermé et quasi sectaire de l’est parisien.
C’est une communauté fermée où règne un entre-soi sordide : consanguinité, mariages arrangés, abus sexuels, alcoolisme profond... Plongée au coeur de « La Famille », un clan de l’est parisien quasi sectaire et infiniment secret.
DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES, le hashtag « QLF » s’affiche partout en légende des photos publiées sur Instagram par les adolescents. QLF comme « que la famille ». L’hymne porté par le duo iconique du rap français PNL a pour la jeunesse en mal de repères une symbolique rassurante, le fait de pouvoir, en cas de bons comme de mauvais moments, se raccrocher à un groupe. Pourtant, pour certains, cet hymne à la solidarité familiale revêt un sens bien plus important qu’on ne peut l’imaginer. Nous les appellerons Pincemin, Cavagne, Thibaud, Bouché, Brin, Dréau, Dupray ou Delahay, huit patronymes, huit familles du 11e et du 20e arrondissement (les noms ont été modifiés) qui ont décidé depuis près de deux siècles d’unir leur destin et leurs enfants pour ne forger qu’un seul et même clan : « La Famille ». Depuis la révélation dans la presse, il y a quelques mois, de l’existence de cette communauté religieuse hors du temps, les comptes Instagram des jeunes membres ont été réduits au silence bien que les adolescents de La Famille continuent à entonner cet hymne, comme un innocent pied de nez au monde extérieur, avec peut-être dans un coin de leur tête, malgré tout, l’amertume de voir celui-ci avancer sans eux et l’impression persistante d’appartenir à une croyance révolue. Comment cette communauté ancestrale est-elle parvenue à rester invisible pendant près de 200 ans? Comment cette dissidence catholique ultra-conservatrice peut-elle encore se tenir debout dans le monde contemporain ?
Interdit d’être patron
Autour de la place de la Nation, on les remarque facilement. Des mères de famille à la chevelure interminable accompagnées de dizaines d’enfants qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Dans les bars de l’avenue Philippe-Auguste, dans les écoles et les collèges de la rue Vitruve, sur le perron des grands immeubles de la rue de Montreuil, ce clan dont la solidarité n’a d’égal que l’ascétisme vit en vase clos au beau milieu d’une mégalopole grouillante, pleine de vie jusqu’à l’outrance. Quelle flamme anime cette communauté qui observe de loin, le sourire aux
lèvres, notre monde qui l’entoure? Il aura fallu un coup de pouce du divin pour que la Famille voie le jour. En 1819, assis dans un bistrot de Saint-Maur avec son ami François Brin, Jean-Pierre Thibout voit apparaître le Saint-Esprit au travers d’une pièce de monnaie et avec lui la vision d’une inévitable fin du monde. Pris d’une soudaine transe, les deux hommes décident alors de passer un pacte qui scellera leur union et créent la Famille en commençant par marier leurs enfants. Liés par le sang, ils vivront sous la protection d’un Dieu qu’ils appellent « Bon Papa » et se prépareront ensemble à affronter le chaos. Au fil des années, plusieurs familles sont venues gonfler les rangs de cette association hésitante mais c’est véritablement à partir de 1892 que la Famille va prendre sa forme contemporaine.
« Dieu a un plan »
Nouvel homme fort du clan, Paul Augustin Thibout, descendant direct de Jean-Pierre Thibout et surnommé « oncle Auguste », donne un sérieux tour de vis aux règles qui régissent la Famille et décide de sa fermeture définitive au monde extérieur. Un repli sur soi toujours d’actualité puisqu’il est impossible de rentrer en contact avec l’un des leurs. Alors que la communauté accueillait sporadiquement en son sein de nouveaux membres, notamment des femmes pour renouveler le patrimoine génétique, son appartenance est désormais strictement réservée aux huit familles historiques. En dehors d’elles, vous ne pourrez en aucun cas faire partie de la Famille et serez considéré comme membres de la Gentilité, « l’ensemble des peuples païens ». L’oncle Auguste va également orchestrer le rassemblement géographique de La Famille autour de la rue de Montreuil. Encore aujourd’hui, les huit familles se concentrent au carrefour du 11e, du 12e et du 20e arrondissement, autour de Charonne, Nation et Avron.
Véritable père spirituel, oncle Auguste va surtout édicter les règles encore en vigueur aujourd’hui et orchestrer les grandes étapes de la vie au sein de la Famille. « La communauté vit sous le regard de Dieu et doit craindre son courroux, explique Suzanne Privat, auteure de La Famille, itinéraires d’un secret à paraître ce mois-ci aux éditions Les Avrils. Selon les préceptes de la Famille, Dieu n’est pas quelqu’un de bienveillant, au contraire, il est plutôt impitoyable et n’hésitera pas à frapper cruellement les moins méritants. » Comme dans de nombreuses communautés religieuses, les règles s’appliquent d’abord aux femmes. Elles ne doivent pas aller à l’école ni travailler, ne doivent pas apparaître vêtues de bijoux ou de coquetteries, elles ne doivent pas non plus se couper les cheveux. Leur rôle dans la vie de la communauté est limité à la maternité et on encourage bien évidemment les familles très nombreuses. Il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’elles mettent au monde jusqu’à quinze enfants. Avec souvent plus de cent personnes par génération, les chiffres sont impressionnants et s’il n’existe pas de décompte officiel, les rumeurs font état aujourd’hui de près de 3 000 membres au sein de la Famille.
Pour les hommes, les études sont autorisées jusqu’au bac ainsi qu’une formation manuelle. Il est en revanche interdit d’exercer un poste à responsabilité, encore moins d’être patron. Beaucoup d’entre eux travaillent dans le bâtiment, le commerce ou l’artisanat. Dans la Famille, on ne vote pas, on ne part pas en vacances et on se marie hors du contrat civil, lors d’une cérémonie célébrée par le père de la promise. Une très longue liste de préceptes donc, sur lesquelles veillent précieusement les « Tantes », des vieilles filles qui assurent la transmission de ces traditions dont l’héritage remonte loin dans l’histoire religieuse de la France.
Pour comprendre les croyances de la Famille, un petit détour historique s’impose. Un voyage dans le temps jusqu’au début du XVIIIe, alors que le jansénisme, un mouvement catholique né en opposition aux jésuites jugés trop permissifs, séduit de plus en plus de fidèles et met à mal l’Église et le pouvoir royal. En 1711, dans l’espoir de mettre un terme à cette hérésie, Louis XIV ordonne la destruction spectaculaire de l’abbaye de Port-Royal, fief janséniste à Paris. Un coup porté en plein coeur de cette dissidence religieuse suivi par des années de répression et de persécutions. En opposition totale avec le reste du monde, le jansénisme survit dans les marges et plusieurs résurgences se rassemblent autour de credo prophétiques, entre crise de dévotion et guérisons miraculeuses. L’une d’entre elles, les « Convulsionnaires de Saint-Médard », développe une foi radicale gouvernée par l’intransigeance qui servira d’inspiration décisive à la Famille. « La filiation est évidente, explique Jean-Pierre Chantin, docteur en histoire religieuse à Lyon3 et spécialiste des dissidences catholiques. Pour les convulsionnaires comme pour les membres de la Famille, Dieu a prédestiné tous les hommes sur leur vie après la mort, il a un plan. »
Et glou et glou et glou
La Famille n’est pas une communauté religieuse comme les autres et certaines coutumes ont de quoi étonner tant elles sont à des années-lumière de l’austérité et de l’autoflagellation janséniste. Il existe en effet un domaine dans lequel la retenue et la mesure ne s’appliquent pas, bien au contraire. La fête et les célébrations en tout genre sont
le véritable fil rouge de la vie des membres de la Famille et l’alcool est le ciment de la communauté. Au moment de donner à la Famille sa forme définitive, l’oncle Auguste, encore lui, a établi un calendrier de festivités bien fourni. Outre les grandes dates de la chrétienté (Noël, Pâques, Rameaux...), on compte un nombre incalculable de manifestations. Pour se donner le moyen de ses ambitions, la Famille s’est même dotée de son propre lieu de célébration. À moins d’une heure de Paris, au coeur de la petite commune tranquille de Villiers-sur-Marne, une gigantesque bâtisse sert de terrain de jeu aux membres de la communauté. La « maison des Cosseux » est devenue un sujet de discussion récurrent pour les locaux. Lors de chaque fête officielle de la Famille – baptêmes, mariages... –, des centaines de personnes envahissent cette banlieue paisible pour des festivités bruyantes et arrosées. Les fêtes sont très codifiées mais une chose rassemble hommes, femmes... et enfants: un sacré penchant pour la boisson. Bouche au goulot, ils entonnent ensemble l’hymne des Cosseux, chanson traditionnelle de la communauté.
Chaque début d’année, l’événement fondateur de leur union, le miracle de la pièce de monnaie, est célébré dans un restaurant des bords de Seine à quelques mètres du lieu « saint ». Le 14 juillet et le 15 août, de grandes messes estivales réunissent la Famille au grand complet. Tous les premier samedi du mois, au Taillebourg, rue de Charonne, les hommes célèbrent « La Soupe », un déjeuner particulièrement arrosé qui prend des allures de banquet gargantuesque. Ce qui effraie surtout, c’est la propension des nouvelles générations à sombrer très jeunes dans un alcoolisme débridé. Avant le coronavirus, le vendredi soir était l’occasion pour les enfants de la Famille de se retrouver dans différents bars autour de Nation pour « l’arrosage », terme trivial mais parfaitement imagé si on veut décrire un apéro qui se conclut toujours de la même manière : des adolescents à la ressemblance surprenante en train de danser et de hurler, ivres morts. « Quand l’extérieur fait peur, on cherche à resserrer les liens avec l’intérieur. Boire tous ensemble, c’est une manière de se rassurer et de se sentir plus forts, raconte Antoine Dréau, un ancien membre de la Famille interrogé par Suzanne Privat dans son livre. C’est pour ça que les anciens laissent les gosses se mettre la tête à l’envers dans les bars : ils deviennent accros à la Famille en même temps qu’à l’alcool et chaque jour qui passe leur coupe un peu plus l’envie d’aller voir ailleurs. » « Et puis l’alcool, c’est aussi un bon moyen de se donner le courage de draguer, souligne Suzanne Privat. Et ça, c’est primordial. Dans la Famille, la conquête de l’amour est une affaire extrêmement sérieuse qui ne doit pas être remise à plus tard. »
Omerta et syndrome de Bloom
Si l’alcool agit comme le ciment du groupe et un très efficace philtre d’amour, sa surconsommation entraîne de manière évidente des conséquences dramatiques et fait des ravages dans toutes les strates de la communauté. L’alcoolisme fait également ressurgir les pires déviances. Parmi elles, plusieurs affaires d’abus sexuels. Malheureusement pour les victimes, il est très difficile de signaler et de faire punir ces comportements tant l’omerta règne au sein de la Famille. Cette dernière évite au maximum de judiciariser les affaires, préférant traiter les problèmes en interne. Une victime tentant de se faire reconnaître comme telle s’exposerait à un bannissement définitif de la communauté.
À Saint-Antoine et à la Croix Saint-Simon, dans les hôpitaux de quartier habitués à traiter les membres de la Famille, le personnel soignant est maintenant coutumier des ravages de l’alcoolisme mais il se heurte surtout aux conséquences effroyables de la consanguinité. Le syndrome de Bloom, une maladie génétique rare facilement identifiable parce qu’elle donne les joues rouges à ceux qui en sont atteints, décime depuis des années les rangs de
« LES ANCIENS LAISSENT LES GOSSES SE METTRE LA TÊTE À L’ENVERS: ILS DEVIENNENT AINSI ACCROS À LA FAMILLE EN MÊME TEMPS QU’À L’ALCOOL. »
ANTOINE DRÉAU, ANCIEN MEMBRE