GQ (France)

Maîtrise, passion, audace et goût de la liberté : Monsieur Vito a influencé des génération­s de lunetiers.

De Chirac à Yves Saint Laurent, ses lunettes sur mesure ont été portées par les plus grandes stars de l'époque. Par sa maîtrise, sa passion, son audace et son goût de la liberté, Monsieur Vito a influencé des génération­s de lunetiers.

- PAR MICHEL DALLONI.

C’EST UN PETIT MAGASIN,equi sent bon le métropolit­ain. Pas loin de la Chaussée-d’Antin, rue d’Hauteville, Paris 10 , n° 45-47. Aujourd’hui, il abrite un atelier de luminaires. Mais au début des années 1960, on apercevait derrière la vitrine un petit homme en tablier ajuster, dans les volutes d’un cigare cubain, des verres correcteur­s à une monture d’exception. Sur l’enseigne, quatre lettres bleues au design radical : VITO. L’opticien-lunetier le plus créatif de l’histoire. Un artisan au savoir-faire inégalé. Un auteur prodigue étrangemen­t oublié, disparu en 2016. Il aura fallu Le Grand Livre des lunettes (E/P/A, 2010) de Dominique Cuvillier, expert en marketing des tendances et lynétaphil­e averti, pour ranimer sa mémoire : « Bohème et scientifiq­ue, Vito bouleverse les formes, bouscule les lignes, chahute le regard par une approche réellement artistique. » Dominique Cuvillier renchérit: « Il s’était libéré de la technique en la maîtrisant totalement. Il s’exprimait comme un plasticien mais n’oubliait pas la fonction de l’objet. Sa production tranchait avec l’approche anecdotiqu­e de ses confrères. Son influence est immense. » Dans la collection de Cuvillier, les montures Vito se distinguen­t par leurs formes organiques et la subtilité de leurs couleurs. Les faces empruntent aux accents circonflex­es, jouent avec la quadrature des cercles, exagèrent les volumes. Les branches sont courbes, évidées, basses (une exclusivit­é) voire dessinées en ailerons de poisson! Les couleurs évoquent la brume, la fumée douce, le sirop d’orange. « Vito intriguait les plus grands opticiens, comme Pierre Marly ou Lafont, confie Dominique Cuvillier. Il a fini sa carrière en collaboran­t avec Alain Mikli. » Alain Mikli. L’homme qui a réveillé le monde de la lunetterie à l’entame des années 1980 en méprisant les règles établies pour séduire les branchés. Dans son mythique atelier de la rue Campo-Formio (Paris 13e), il se souvient : « Le génie de Vito me fascinait. Alors, quand j’ai lancé ma marque, je lui ai demandé de me rejoindre.Il venait tous les matins en fumant le cigare. Il était généreux dans la transmissi­on et impitoyabl­e dans la critique. Il cherchait la perfection. Je lui dois tout. Sans Monsieur Vito, Mikli ne serait pas ce qu’est Mikli. » Sacré compliment. Des années plus tard, Daniel Delabre, Meilleur Ouvrier de France, prototypis­te d’élite chez Mikli et retiré à SaintJouin-de-Marnes (Deux-Sèvres), entend encore le son de sa voix. « Il pouvait rire et ronchonner, raconte-t-il. Il avait un oeil terrible. On l’écoutait avec respect parce qu’on savait qu’il avait été un grand précurseur. Mais personne ne connaissai­t son histoire. Il ne se confiait pas, interdisai­t qu’on touche à ses outils, récupérait tous ses dessins, déjeunait seul. Il nous impression­nait. On le vouvoyait. C’était Monsieur Vito. Personne ne se serait risqué à l’appeler Vito. » Une photograph­ie noir et blanc, tirée du catalogue d’une vente aux enchères caritative organisée par Alain Mikli en 1992, nous le révèle. Il porte un modèle solaire de sa collection des années 1950, une moustache balai-brosse et une gapette de titi parisien pied-de-poule. Bien entendu, un Montecrist­o n° 2 à moitié fumé est coincé entre l’index et le majeur de sa main droite. À part ça, aucune informatio­n publique. L’Internet est peu disert. Quelques montures proposées sur des places de marché. Zéro témoignage. Si ce n’est celui d’une lunetière de Luçon (Vendée), Emmanuelle Fouquet. Vito est son exemple. Elle a chiné ses pièces. En porte certaines. « Les faces sont biseautées, les branches jamais standard, le brillant exceptionn­el. L’équilibre est parfait », admire-t-elle. Elle collection­ne aussi les coupures de presse. Dont cet entretien détonnant publié en 1974 par Inform’Opt´que : « Les lunettes doivent être faites pour voir et être vu par ceux qui nous aiment. Je leur donne un peu de mystère, un rien de provocatio­n, même, et je crée un nouveau visage », y proclame Monsieur Vito. D’autres questions ? Oui. Beaucoup. Mais personne à qui les poser. Emmanuelle Fouquet sourit : « Vous cherchez mal... » Car Monsieur Vito est un alias. Le diminutif d’un prénom trop classique pour un artiste moderne – Victor –, le paravent d’un nom trop compliqué à graver sur des branches

de lunettes – Bitchatchi. « On m’a dit qu’un de ses enfants était avocat à Paris », glisse la malicieuse opticienne. D’un mail, Me Jo¯lle Bitchatchi-Ordonneau répond : « Je suis effectivem­ent la fille du peintre Vito. Je ne suis pas opposée à entrer en contact avec vous. » Tout s’illumine. Le rendez-vous a lieu dans un de ces grands immeubles beiges de la porte de Vincennes. Là où vit Roberte, la veuve de Victor Bitchatchi. Au mur, des tableaux signés Vito. Sur la table, des archives bien rangées. Dans les voix, beaucoup d’émotions. Les deux femmes racontent l’histoire d’un jeune homme qui a grandi seul dans la France de la reconstruc­tion parce que la Seconde 'uerre mondiale a séparé des familles pour toujours. Le parcours d’un artiste apprenti qui fréquente les Beaux-Arts et les académies de dessin de Montparnas­se avant de chambouler la lunetterie. Un apprentiss­age chez un opticien du quartier Saint-Sulpice (Paris 6e), de longs échanges avec son futur beau-père qui réalisait des outils pour lunetier, de l’exigence, de l’ambition et c’est parti. « Il a transformé la cuisine de notre appartemen­t de la rue Beauregard en atelier et puis s’est installé dans une loge de concierge de la rue Mazagran », raconte Roberte. Il refusait de travailler comme les autres. Ses modèles, il les dessinait à même le visage ou sur des photos de ses clients pour les tailler au mieux, comme un vêtement sur mesure. Son credo : « La monture est un charme, une beauté. »

Brouille avec Dior et Cadillac rose

Ceux qui portent des lunettes Vito n’ont pas l’impression de chausser des prothèses mais de se faire élégants. On rapplique rue d’-auteville comme on va alors chez Cardin ou chez Carvil. Des classeurs conservés par Roberte s’échappent les photos de VIP – Yves Saint Laurent, Jacques Chirac, le prince Rainier III de Monaco, Jacques Dutronc, Nana Mouskouri – relookés par Monsieur Vito. La boutique est située juste en face de la grande maison de disques Vogue et il y travaille à la main, entouré de ses trois ouvriers Angelo, Atal et Michel. Il multiplie les créations (60 lignes, 200 modèles), imagine des marques (Vito de Paris, Victor 2 Beauregard, Victor de Bonne Nouvelle), réclame aux chimistes de Rhône-Poulenc des plastiques plus innovants, fait sensation en débarquant au Silmo, le grand salon internatio­nal de l’optique, en Cadillac rose, refuse de s’allier à 'eorges Lissac, le magnat du secteur, pour « garder [sa] liberté de création », quitte le centre de son cher Paris pour acheter un vieux moulin à Pantin (au 29 rue Mehul) dont il fait son usine. Monsieur Vito est au faîte de sa gloire. On le reconnaît comme un maître lunetier, un champion de la haute façon. « Je l’ai vu former des plaquettes de nez en étirant l’écaille de tortue à chaud, d’un seul geste, vif et précis, avec une symétrie parfaite. Plus personne ne savait faire ça », se rappelle JeanPierre Finot, directeur général de la vénérable maison Meyrowitz. Il s’offre le luxe d’une brouille avec Dior et Cartier, à qui il reproche de piller ses collection­s. Il roule en Oldsmobile Chevrolet Jetstar 88 grise. « On a bien vécu », résume sa fille. Mais il s’amuse moins. « Il avait l’impression d’avoir fait le tour du sujet », se désole Roberte. Après son passage chez Mikli et quelques piges pour Meyrowitz au début des années 2000, il baisse le rideau. Consacre tout son temps à la peinture, expose. Se remémore les randonnées de sa jeunesse évanouie avec les copains de l’Union française des associatio­ns de camping. Pense souvent à sa maison de Coursegoul­es, près de Nice, où, avec femme et enfants, il avait fui le tumulte de Mai-68. Fatigué, il rejoint une maison de repos, un peu par raison, beaucoup par dépit. « Pour un artiste en mouvement, c’était terrible », reconnaît sa fille. Monsieur Vito était comme un empereur sur une île déserte. Accompagné de souvenirs impossible­s à partager et d’autres qui ne lui appartenai­ent déjà plus. Certain que l’histoire, un jour, repasserai­t les plats, et qu’en attendant des fidèles entretiend­raient la légende. Fier du chemin parcouru au prix de la douleur et au nom de la liberté. Il avait 88 ans et plus rien à faire. Ni tableaux, ni montures, ni balades dans les forêts de l’Oise. Alors, il s’en est remis à la mémoire des hommes. Et de battre son coeur s’est arrêté.

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