Arthur Hayes, le crypto-milliardaire en Bitcoins aujourd’hui en cavale.
Il a créé BitMex, une plateforme d’échange de bitcoins qui a vu transiter des trilliards, et il attend aujourd’hui son procès pour violation des lois anti-blanchiment. Mais Arthur Hayes et ses associés, aussi incriminés, sont-ils des escrocs du digital ou plutôt les victimes d’une justice américaine à la solde des banques et des gouvernements ?
ARTHUR HAYES EST BEAU, sportif et milliardaire. Il était déjà riche lorsqu’il travaillait pour JP Morgan ou Citibank mais c’est en se lançant à son compte qu’il a vraiment fait fortune. Une fortune qu’il doit à la plateforme boursière en ligne qu’il a fondée en 2015, BitMex, devenue depuis un haut lieu de la spéculation sur le bitcoin. Sauf que l’an dernier, le FBI a décidé de neutraliser l’ascension de cet Américain de 36 ans expatrié depuis plus d’une décennie, à Hong Kong puis à Singapour. En octobre 2020, Hayes a en effet été inculpé de violation des lois anti-blanchiment. En avril dernier, il s’est rendu aux autorités avant de payer une caution de 10 millions de dollars. Il risque jusqu’à dix ans de prison.
L’affaire Arthur Hayes est symptomatique du conflit qui oppose la vieille garde des banques centrales et autres hedge funds aux jeunes loups de la finance du XXIe siècle. On reproche à Hayes et à ses associés de ne pas avoir honoré leurs obligations en matière de lutte contre la corruption et d’avoir laissé de l’argent sale circuler sur la plateforme. Mais dans la communauté « crypto », on estime que Hayes n’a fait que construire un outil habile et innovant, et que, afin de dissiper la menace qu’il représente pour eux, les régulateurs n’ont pas trouvé d’autre moyen que de l’inculper. Hors de la cryptosphère, nombre d’experts juridiques considèrent comme sans précédent l’imposant dossier monté contre BitMex. À l’heure où l’on sait que la SEC (Securities and Exchange Commission) a protégé Wall Street face aux spéculateurs indépendants qui en janvier dernier ont osé faire grimper l’action GameStop (lire GQ de mai dernier), on peut penser que l’affaire Hayes prouve encore une fois l’hypocrisie et le relativisme des grands banquiers lorsqu’il s’agit de sanctionner les délits financiers et d’estimer leur gravité.
Multiplier sa mise par cent
Arthur Hayes est né en 1985 dans une famille de la classe moyenne afro-américaine. Ses deux parents sont employés de General Motors et il passe son enfance entre Detroit et Buffalo, dans l’État de New York. Sorti diplômé d’une business school de Philadelphie en 2008, il part à Hong Kong travailler pour la Deutsche Bank puis pour Citibank. En 2013, il est licencié. Il a de quoi voir venir pendant un moment et se dit qu’il pourrait monter un projet qui ne l’obligerait plus à rendre des comptes à un énorme établissement bancaire et qui lui permettrait d’assouvir sa nouvelle passion : le bitcoin.
En débarquant dans le Far West de la crypto, Arthur Hayes s’aperçoit vite d’une chose: si la sécurité du bitcoin en lui-même est garantie par le principe du blockchain (une technologie de stockage et de transmission d’informations sans organe de contrôle), les espaces virtuels où il circule sont, eux, beaucoup moins sûrs. Les adeptes se souviennent notamment de la chute de Mt. Gox, fameuse place de marché crypto hackée en 2014, où un demi-milliard de dollars s’était volatilisé. Le jeune financier songe donc à une plateforme qui proposerait des produits financiers dits « dérivés » et potentiellement immunisés contre le piratage : ces derniers seraient basés sur des contrats qui lient deux parties s’accordant à l’avance, et pendant une période donnée, sur le prix d’un actif dit « sous-jacent ».
En janvier 2014, Hayes recrute un mathématicien et programmeur britannique du nom de Ben Delo, brillant esprit formé à Oxford. Celui-ci ne se sent pourtant pas à l’aise parmi les élites financières où il a évolué quelques années, et semble plus adapté au monde sauvage et imprévisible du bitcoin. Pour dessiner l’interface et penser l’expérience-utilisateur de la future plateforme, l’Américain embauche Sam Reed. Ce codeur de Silicon Valley connaît le bitcoin depuis son apparition et a écrit sur son blog cette phrase qui résonne dans la tête de Hayes : « Pendant une ruée vers l’or, la meilleure idée n’est pas de creuser les mines d’or : c’est de vendre les pelles. »
Fin 2015, BitMex est lancée depuis quelques mois mais va accéder à une nouvelle dimension en proposant à ses usagers un effet de levier (leverage en anglais) affichant un coefficient sans précédent : celui ou celle qui investit peut multiplier sa mise par… cent. Cette perspective de gagner très gros – ou de perdre très gros – en jouant très peu va évidemment attirer du monde. Hayes et ses camarades rappellent à leurs clients qu’ils doivent assumer leurs responsabilités face aux risques de pertes qu’ils encourent. « Vous n’achetez pas une Lamborghini pour rouler en première, résume Hayes sur le blog de BitMex. Le trading, c’est pareil: vous pouvez en faire sans leverage, mais c’est moins marrant. »
Au moment où BitMex prend son envol, la perception du bitcoin évolue à Wall Street. Jusqu’ici, la scène crypto y était considérée comme un marché noir pour renégats libertariens, quand elle n’accueillait pas carrément des trafiquants d’armes ou de drogue. Mais peu à peu, des acteurs institutionnels commencent à se montrer moins méfiants, notamment en voyant des gens, comme le trio derrière BitMex, accumuler des sommes invraisemblables en prélevant leurs commissions sur des transactions souvent très juteuses.
Un vide juridique
Pour mieux appréhender BitMex, il faut peut-être d’abord comprendre à qui la plateforme vend ses services. Officiellement, les adresses IP états-uniennes n’ont pas accès
à la place de marché, administrativement domiciliée aux Seychelles, et les régulateurs du pays n’ont donc rien à faire là-bas: c’est le discours tenu par Hayes. Sauf que les régulateurs soutiennent, eux, que BitxMex attirerait des meutes d’usagers américains cachés derrière des VPN, ces réseaux virtuels privés. Lors d’une présentation de sa plateforme à des investisseurs potentiels, Hayes se vante que les derivatives qui circulent sur BitMex sont « totalement dérégulés ». Ce n’est pas qu’une fanfaronnade, si l’on en croit Jehan Chu, ami d’Arthur Hayes et figure de la scène crypto, qui rappelle la confusion juridique qui régnait alors : « Aux débuts du bitcoin, on allait voir les autorités en leur demandant si telle ou telle chose qu’on voulait faire était légale ou non, et elles ne savaient jamais trop quoi répondre. »
Le leverage au centuple lancé par BitMex fin 2015 va connaître un succès stratosphérique en 2016, année instable du fait du Brexit et de l’élection de Trump. En 2017, trente personnes travaillent pour la plateforme. En 2018, elle devient la plus grosse place de marché mondiale, en matière de volume: des milliards y circulent chaque jour. En 2019 la société emménage au Cheun Kong Center, la tour la plus chère de l’ancienne colonie anglaise, où elle a pour voisins Goldman Sachs, Barclays ou Bloomberg. Puis en juillet, sur la scène du Asia Blockchain Summit à Taipei, Hayes tient la dragée haute à un éminent professeur d’économie de la New York University, Nouriel Roubini, qui l’accuse d’escroquer ses clients en profitant de leurs pertes et estime la plateforme infestée d’escrocs et de trafiquants. Hayes réplique sans frémir: il évoque la réussite éclatante de son projet, mené en indépendant, et critique les freins légaux et les copinages qui plombent les marchés américains. Puis on lui demande pourquoi il a domicilié son entreprise aux Seychelles. Sa réponse ? « Parce que contrairement à ce que pense Nouriel Roubini, il y a d’autres façons de procéder que de se pencher en avant et de laisser le gouvernement américain vous la mettre dans le cul. Les régulateurs américains et européens demandent des pots-devin beaucoup trop gros. Aux Seychelles, vous leur donnez une noix de coco, ça leur suffit. »
« AUX DÉBUTS DU BITCOIN, ON ALLAIT VOIR LES AUTORITÉS EN LEUR DEMANDANT SI TELLE OU TELLE CHOSE ÉTAIT LÉGALE OU NON, ET ELLES NE SAVAIENT JAMAIS TROP QUOI RÉPONDRE. » JEHAN CHU, FIGURE DE LA SCÈNE CRYPTO
Deux poids deux mesures
Quelques semaines plus tard, Roubini riposte dans le Financial Times avec un article intitulé « Le grand braquage de la crypto ». Il y répète que BitMex et son PDG cultivent des pratiques extrêmement louches et tireraient près de la moitié de leurs revenus d’une entité interne qui spéculerait elle-même sur les transactions et doublerait donc ses clients. Puis il assène le coup de grâce: la plateforme servirait à blanchir les fonds de terroristes et de mafieux venus d’Iran ou de Russie. Hayes et ses comparses seraient au courant, ne feraient rien pour l’empêcher et empocheraient même de copieuses commissions sur ces mouvements d’argent sale. Ce papier décide les autorités américaines à s’intéresser de plus près à BitMex. Il va falloir plus d’un an d’enquête pour que, un matin d’octobre 2020, Sam Reed soit arrêté par le FBI dans sa maison de Boston, puis que Hayes et Delo, qui résident tous deux hors des USA, ne soient inculpés. Les motifs ? Violation et tentative de violation de la loi sur le secret bancaire en « faillant à établir et maintenir une politique adéquate contre le blanchiment d’argent ». Les trois fondateurs risquent chacun au moins cinq ans d’emprisonnement. L’un des dirigeants du FBI de New York, William F. Sweeney Jr., déclare que si Hayes est reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés, « il ne s’en sortira pas en payant en noix de coco ».
Au-delà du pouvoir fédéral, c’est aussi la CFTC (Commodity Futures Trading Commission), une agence indépendante, qui entame des poursuites contre la plateforme pour activités non déclarées et violation des procédures anticorruption. Il semblerait qu’à travers le cas BitMex, les régulateurs et le gouvernement cherchent ensemble à faire un exemple et à envoyer un sérieux avertissement à la communauté crypto. L’attaque est en effet d’une rare violence, surtout parce qu’elle ne vise pas seulement une société, mais les individus qui la dirigent. Une violence si peu courante
dans ce contexte qu’on en vient à se demander si les délits financiers ne font pas l’objet de deux poids deux mesures, selon le milieu d’où viennent celles et ceux qui en sont suspectés. Jehan Chu évoque ainsi l’affaire HSBC : « Des dirigeants de HSBC ont blanchi des fonds du cartel de Sinaloa et ont pris l’argent d’Iraniens ou de Soudanais sans rien leur demander, alors qu’ils étaient blacklistés par les banques du monde entier. Pourtant ils ne sont pas allés en prison: ils ont juste payé des amendes. » Laurel Loomis Rimon, experte de la délinquance en col blanc jadis employée au Department of Justice, nous confie quant à elle qu’elle trouve en effet cette procédure très inhabituelle, et probablement à charge. C’est à sa connaissance la première fois qu’une inculpation aussi lourde est lancée pour une simple violation des procédures anti-blanchiment. « Normalement, ce genre de dossier comporte des volets criminels spécifiques, liés au terrorisme, à la pédopornographie ou au trafic de drogue, surtout lorsqu’il inculpe des gens en leur nom propre. Et là je ne vois rien de tout ça dans cette affaire. » Une source familière de ces problématiques juridiques ajoute par ailleurs que les faits reprochés à BitMex appartiennent à un cadre légal extrêmement précis, qui relève d’une sorte « d’exception dans l’exception ». Pour résumer très brièvement la situation, on dira que les transactions reprochées à la plateforme ont profité d’un long flou juridique et n’ont fait l’objet d’une clarification officielle qu’en mars dernier – une clarification publiée par… la CFTC.
Face à ceux et celles qui critiquent l’hypocrisie des institutions financières, l’ex-président de la CFTC, J. Christopher Giancarlo, nie en bloc avoir soutenu Wall Street, et encore moins s’être acharné sur la scène crypto. Il cite les cas de CEO de grandes entreprises américaines, comme Refco ou Peregrine Financial, mis en prison à la suite des signalements donnés par la CFTC aux autorités fédérales. Et explique qu’en 2019, sa commission avait envoyé un mémo préventif à l’ensemble des acteurs du bitcoin pour leur rappeler qu’ils n’échappaient pas aux lois. « Mais BitMex n’a visiblement pas reçu le mail », sourit-il. Il n’en demeure pas moins que si Barclays, JP Morgan, Goldman Sachs, BNP Paribas, Crédit Suisse, Deutsche Bank, Royal Bank of Scotland, ING ou Lloyds ont toutes été condamnées en tant qu’entités bancaires à payer de lourdes amendes pour fraude, blanchiment ou évasion fiscale, aucun de leurs patrons n’a jamais été écroué. « Et les sommes qu’ils ont dû payer sont très inférieures à celles aujourd’hui réclamées à Arthur », précise un ami de Hayes, comme lui expatrié en Asie.
Il ne s’agit pas pour autant de croire que les agissements présumés de l’Américain et de ses deux associés ne sont que de la petite bière comparés aux combines et arrangements qui seraient monnaie courante entre les grandes banques et le gouvernement fédéral américain. Un ancien investisseur mécontent, Frank Amato, raconte en effet que les trois fondateurs de BitMex auraient su depuis janvier 2019, si ce n’est plus tôt, qu’ils étaient dans le viseur des régulateurs, et qu’ils auraient rapidement mis une partie de leur fortune à l’abri – on parle de 140 millions de dollars chacun, versés en plusieurs tranches sur des comptes habilement disséminés.
Aussi n’a-t-on pas été très surpris qu’Arthur Hayes ait eu les moyens de régler sa caution de 10 millions de dollars lorsqu’il s’est enfin rendu à la justice après des mois de négociation entre avocats. Depuis Singapour, il a regagné le territoire américain, et plus précisément le territoire hawaïen – le crypto-milliardaire aime les îles, visiblement. Et le 12 mai dernier, une pré-audience nous apprenait que le procès des associés de BitMex aurait lieu le 28 mars 2022. Entre-temps, si leurs ex-clients et ex-investisseurs auront peut-être déjà absorbé une partie de leurs économies à coups de procès pour escroquerie, on imagine tout de même que Hayes, Delo et Reed auront encore de quoi payer leurs avocats – et peut-être de convaincre qu’ils sont les martyrs inexpérimentés d’un système qui protège la corruption institutionnalisée et qui fait plonger les outsiders.
« LES DOSSIERS OÙ ON INCULPE DES GENS EN LEUR NOM PROPRE SONT GÉNÉRALEMENT LIÉS AU TERRORISME, À LA PÉDOPORNOGRAPHIE OU AU TRAFIC DE DROGUE. LÀ, JE NE VOIS RIEN DE TOUT ÇA. »
LAUREL LOOMIS RIMON, EXPERTE
DE LA DÉLINQUANCE EN COL BLANC