COMMENT FAIRE SIENNE LA CHEMISE HAWAÏENNE
Popularisée par Tom Selleck dans la série Magnum au mitan des années 1980, cette chemise bariolée, plus japonaise qu’on ne le pense, est une pièce qui peut payer si on en connaît les codes.
CONTRE TOUTE ATTENTE, c’est dans des champs de cannes à sucre que la chemise hawaïenne est née. Nous sommes à la fin du XIXe siècle : des migrants japonais rejoignent l’archipel d’Hawaï qui a besoin de main-d’oeuvre saisonnière. Accablés de chaleur, ils prennent l’habitude de travailler torse nu, ce qui choque les missionnaires chrétiens qui leur imposent le port d’une chemise en coton avec des boutons de nacre ou de cocotier, une « palaka », à laquelle sont ajoutées des fleurs locales. Le concept est né : une chemise large (car destinée à être portée sous le soleil), aux manches courtes (même raison), a priori en coton même si ses avatars plus tardifs seront souvent en viscose, col échancré, boutons végétaux, avec des motifs floraux ou animaliers, mais surtout toujours très très très colorés. L’un de ces immigrés japonais, sans doute las de jouer de la machette sous le cagnard, décide en 1905 d’ouvrir une boutique où il la vend confectionnée dans du tissu de kimono. Aujourd’hui encore, le comble du chic, c’est de la porter ainsi, dans un très beau tissu de kimono. D’abord cantonnée à l’île, la chemise dite « aloha » (« bonjour » en hawaïen), avec ses motifs de fleurs caractéristiques, se répand aux États-Unis dans les années 1930 : touristes et militaires la ramènent de l’île et la portent sur un pantalon chino – surtout jamais rentrée à l’intérieur, malheureux, comme un T-shirt. Comble du cool et de la décontraction, elle est plébiscitée par les surfeurs et les plagistes. Du coup, déjà, ses motifs évoluent et parfois les planches de surf remplacent les fleurs locales. Mais le vrai boom a lieu après la Seconde Guerre mondiale : le casual wear devient une tendance mondiale et la chemise hawaïenne voyage dans le monde entier. En 1951,
le président américain Harry S. Truman se fait photographier en couverture du mensuel Life dans une chemise hawaïenne ornée d’oiseaux. En 1959, Hawaï devient le 50e État des États-Unis. Commence alors une grosse vague hawaïenne, la vague tiki, ambiance colliers de fleurs, monoï et ukulélés, qui culminera avec l’album Blue Hawaï d’Elvis Presley, sorti en 1961, bande originale du film Sous le ciel bleu d’Hawaï.
Que ce soit dans le film, sur la pochette du disque ou en promo, Elvis n’apparaît plus qu’en chemise hawaïenne et l’effet prescripteur est dément. Il faudra attendre vingt ans pour qu’une autre icône de la pop culture s’est approprié la fameuse chemise. Non, je ne pense pas à Carlos, l’inoubliable interprète de « Tirelipimpon sur le Chihuahua », mais plutôt à Tom Selleck, le plus célèbre moustachu de la télé américaine. Avec la série Magnum, vue dans les foyers du monde entier, il fait une énorme promo pour la fameuse chemise, avec laquelle même la scène où Al Pacino la porte dans le Scarface de 1983 ne parviendra à rivaliser. Jusque-là, la chemise hawaïenne se porte au premier degré pour signifier qu’on veut se détendre. Mais ses récents avatars, à partir des années 2010, sont teintés de second degré. On en assume le mauvais goût, voire la ringardise. Ainsi, quand Demna Gvasalia la présente pour Balenciaga sur un podium en juin 2017, c’est dans sa collection « Dad Wear » (vestiaire de papa). Idem quand on la retrouve sur le dos d’Omar Sy dans Le Flic de Belleville en 2018, ou de Brad Pitt dans Once Upon a Time... in Hollywood en 2019. C’est la limite de la chemise hawaïenne : elle donne le smile, évoque le soleil, la bonne humeur et la sangria. Mais difficile pour elle d’incarner le summum du chic. Elle garde toujours ce petit côté claquettes de plage-barbecue-bob Ricard. Idem pour tous ses avatars. Car dans la foulée de son succès, on a vu fleurir, c’est le cas de le dire, toutes sortes d’imprimés les plus délirants : du madras, de la toile de Jouy, du panthère, du léopard, du pangolin, du wax, du navajo, bref, pléthore de motifs ethniques, au risque de s’attirer les foudres des huissiers de l’appropriation culturelle.
Ce côté populaire se retrouve jusque dans sa commercialisation car si on en trouve des versions dans les grandes marques, de Valentino (qui a carrément sorti une collection Hawaï) à Louis Vuitton, en passant par Paul Smith ou AMI, elle se dégote aussi à pour cinq euros dans la première friperie venue. Bref, la chemise hawaïenne est incurablement sympathique, mais jamais complètement classe. Mais c’est justement ce cool, cette décontraction qui la rend si populaire dans le contexte pandémique. Confinés chez nous, nous avons perdu l’habitude (et même l’envie) de looks trop rigides. Au fond, la chemise hawaïenne donne une excuse pour une sorte d’avachissement tout en donnant quand même l’illusion d’un geste stylistique. Et puis elle offre un aspect thérapeutique : privés de boîtes de nuit, de plage, de fêtes, porter une chemise hawaïenne aujourd’hui, c’est s’en donner l’illusion, rattraper le temps perdu. Proustienne la chemise hawaïenne ?