GQ (France)

SUR LA ROUTE

- PAR HÉLÈNE BRUNET-RIVAILLON, ILLUSTRATI­ONS FRANÇOIS CHAPERON.

Partir un jour, sans retour. Et si possible dans un combi trop mignon. C’est le choix qu’ont fait les adeptes de la vanlife. Nomades mais connectés, libres mais un peu seuls, les vanlifers mènent une vie d’entreprene­urs loin de la ville. Une tendance de plus en plus prospère, mais qui peut engendrer certaines désillusio­ns.

CE LUNDI DU MOIS DE SEPTEMBRE 2020, au 6e étage d’un immeuble d’Issy-les-Moulineaux, Zoé sort du bureau de son chef en suffoquant. « Il m’avait passé un savon comme si j’avais quatre ans, raconte la trentenair­e, cadre dans la finance depuis dix ans. Il avait besoin de se défouler sur quelqu’un et c’était tombé sur moi. » Dans le métro, elle ressasse le bilan qui l’obsède depuis le confinemen­t. « Je fais un boulot qui n’a aucun sens, avec une bande de moutons dirigés par un fou. J’ai peu de temps pour voyager et je suis en manque de nature. » Son salaire élevé est englouti par un loyer exorbitant et un train de vie qu’elle justifie par « une pression sociale qui pousse à remplir ses placards de fringues et d’iMac. » En faisant défiler son feed sur Instagram, elle tombe sur des images qui répondent à son besoin d’évasion. Des mises en scène romantique­s de couples se baignant dans des lagons turquoise. Une paire de mugs en acier posée dans la neige. Et cette photo qui lui donne des frissons : « On voyait des draps froissés au premier plan et les deux portières arrière d’un combi ouvertes sur l’océan déchaîné au second plan. J’ai compris que j’étais en train de gâcher ma vie et j’ai décidé d’en changer. » Depuis, la jeune femme a entamé des négociatio­ns pour quitter son entreprise. Et elle s’apprête à résilier son bail avant de prendre la route pour une durée indétermin­ée à bord d’un VVT3 Westfalia acheté d’occasion. Comme elle, les trentenair­es essorés par les cadences urbaines infernales sont de plus en plus nombreux à tenter l’expérience de la vanlife (la vie en van). Et cela n’est pas un hasard.

Du burn-out au barbecue sauvage

Il y a dix ans, Foster Huntington, un Américain de 23 ans, quittait son job de designer chez Ralph Lauren pour rouler sa bosse en van bicolore aux quatre coins des États-Unis. Surfeur, blogueur et photograph­e, il poste depuis la Californie la photo d’une vieille bagnole aménagée avec le hashtag #vanlife (un clin d’oeil au tatouage « thug life » du rappeur Tupac Shakur). Il invite les internaute­s à l’imiter et appelle ce nouveau projet « Home is where you park it » (« chez toi, c’est là où tu te gares »). Depuis, près de dix millions de photos ont été publiées avec ce hashtag devenu culte. Huntington a fait des livres, réalisé des campagnes pour des marques comme Patagonia, et construit lui-même sa maison dans les arbres. Ce beau gosse aventurier est l’icône de toute une génération qui salive devant des clichés de plongeons dans des lacs émeraude, de douches naturelles dans des cascades et de feux de camp sur la plage. Sur les réseaux sociaux, la vanlife s’est imposée comme le summum du cool. Et les hashtags ont fleuri (#homeonwhee­ls, #travellife, #nomadiclif­e, #vanlifefra­nce).

Les librairies, aussi, regorgent d’ouvrages consacrés à cette thématique – guides, récits de road-trips, recueils de photos – lesquels constituen­t parfois une sous-catégorie du rayon « voyage ». En couverture, des combis vintage aux couleurs pop à flanc de montagne, des hamacs perchés dans la pinède et des barbecues au coucher du soleil. Joseph Teyssier est le directeur marketing et communicat­ion de WeVan, un loueur de véhicules aménagés : « Il y a quatre ans, nous avons lancé la campagne Drive Your Adventure. Nous avons sélectionn­é des équipages pour écrire des guides de voyage par pays, explique-t-il. Ce sont des mines de conseils techniques et pratiques, et d’idées de spots où dormir. » La tendance n’a pas échappé au guide Michelin, qui propose maintenant l’ouvrage « Week-ends en van ». La presse n’est pas en reste, avec des titres comme The Rolling Home Journal aux États-Unis ou Van Life Magazine en France. Les vanlifers fulltimers, comme ils se désignent eux-mêmes pour se différenci­er des vacanciers, seraient plus d’un millier dans l’Hexagone. Et bien plus dans certains pays d’Europe, au Canada, aux États-Unis et en Australie. Pendant un an, le journalist­e Maxime Brousse a enquêté sur le sujet. Dans un livre passionnan­t, Les nouveaux

nomades : Toujours ailleurs, partout chez eux (éd. Arkhê, 2020), il les situe « quelque part entre la start-up nation, les ZAD et les ronds-points ». Il décrit une communauté relativeme­nt homogène, constituée de vingtenair­es et de trentenair­es majoritair­ement blancs, hétérosexu­els et issus de la classe moyenne supérieure. Sur Instagram, ils apparaisse­nt bronzés, souvent tatoués, les hommes portant la barbe et les femmes les cheveux lâchés. « Ils se ressemblen­t tous ! s’amuse le journalist­e. C’est la théorie du hipster effect : les gens qui veulent être différents finissent tous par se ressembler. » Les uns et les autres racontent d’ailleurs un peu la même histoire : des diplômes, un bon job, des voyages en sac à dos, un épisode de type burn-out et l’envie de se lancer dans la vanlife. « Ils ont souvent fait le même constat, remarque Maxime Brousse : la société ne leur offre pas les moyens de se réaliser pleinement maintenant. L’avenir étant incertain, ils font le choix de profiter tout de suite. » Il les qualifie d’« hédonistes angoissés ».

La 4G a succédé au LSD

Biberonnés à la pop culture héritée du Flower Power, ces néo-routards ont un imaginaire peuplé de combis – ceux de Scooby-Doo et de Little Miss Sunshine – et de vans – de Barbie et de Playmobil. Ils citent volontiers Henry David Thoreau et Jack Kerouac, et font référence à des scènes de road movies allant d’Into the Wild (2007) à Nomadland

(2020). « La vanlife offre une grande liberté de mouvement, ça permet de choisir où on veut dormir et se réveiller, et ça donne la possibilit­é de travailler depuis partout, y compris en pleine nature, du moment que nous avons de l’électricit­é et la 4G », s’enthousias­ment Camille Visage et Pierre Rouxel, les auteurs du site theroadtri­ppers.fr et du livre Partir en van (éd. Larousse, 2021). À condition d’avoir une activité qui s’y prête. C’est pourquoi beaucoup se lancent dans un nouveau projet profession­nel en quittant leurs vies sédentaire­s. Dana et Stéphane, les blogueurs derrière Le Monde de Tikal, également auteurs de Vanlife et vie nomade – vivre, voyager, travailler... sur les routes (éd. Eyrolles, 2021) en sont un bon exemple : « J’étais avocate, je faisais des fusions-acquisitio­ns dans un cabinet de droit des affaires, raconte Dana. Et Stéphane travaillai­t dans une grosse société d’informatiq­ue. » Elle est aujourd’hui photojourn­aliste au sein de l’agence Hans Lucas, et lui, développeu­r web à son compte. Pour ces baroudeurs adeptes de slow life et de minimalism­e, il semble néanmoins inconcevab­le de renoncer à l’hyper connexion et aux soirées Netflix. Maxime Brousse les appelle les « hippies 2.0 ». Mais ils ont finalement très peu de points communs avec leurs aînés de la Beat Generation qui quittaient leurs provinces en combi pour aller fumer du hash à Katmandou. Les digital nomads s’appliquent à réaliser des postures de yoga instagrama­bles et n’ont que faire de la défonce. Sur les spots de la côte Pacifique, les apéros zéro déchet ont remplacé les trips au LSD. « Les vanlifers

sont rarement de gros fêtards, reconnaît Chloé Ferrari du compte @vanlifegoe­son, également cofondatri­ce du studio itinérant Slow Road Studio. Souvent, on se cale sur le rythme du soleil : on se lève tôt et on se couche tôt. »

Par ailleurs, il n’y a aucune porosité entre les vanlifers et les autres communauté­s itinérante­s que sont les Roms, les gitans, les forains ou encore les punks à chiens. Ni même avec les retraités camping-caristes qui voyagent avec tout le confort. Pour Luce, du binôme levanmigra­teur. com (organisate­ur du Vanlifest, qui rassemble chaque été les vanlifers à Capbreton, dans les Landes), ces citadins reconverti­s en nomades ne sont pas pris au sérieux par tout le monde : « J’ai des potes teufeurs pour qui les vanlifers sont des bobos qui suivent une mode. Eux n’ont pas Instagram et ils vivent sur la route depuis longtemps. » Au départ, le choix du voyage en van est souvent motivé par des considérat­ions pratiques. « En sac à dos, nous étions dépendants des transports en commun, alors qu’en van, tu es libre de choisir où tu vas et quand tu veux y aller, justifient Caroline et Frédéric de Sojanar, auteurs du site casquettee­tbaskets.com et du livre Vanlife, portraits de

nouveaux nomades (éd. du Chemin des Crêtes, 2020). La phase d’aménagemen­t, qui s’étend sur plusieurs mois, donne un avant-goût de l’aventure qui va suivre.

« BEAUCOUP DE VANLIFERS TRANSPOSEN­T LEUR VIE D’AVANT DANS CE NOUVEL ESPACE. ÇA ME FAIT TOUJOURS BIZARRE DE VOIR DE LA CRÉDENCE SUR LES MURS DE LA CUISINE D’UN VAN ! » CLÉMENCE POLDGE, ARCHITECTE ET AUTEURE DE LIVRES SUR LA VANLIFE

Digital nomads vs décroissan­ts

Les vanlifers retapent à leur image des véhicules achetés d’occasion. Certains relookent une ancienne ambulance, un petit camion de pompier, un fourgon militaire ou un bus scolaire déniché dans un autre pays. Beaucoup leur donnent des petits noms : « Kirikou », « Popo », « Raymond », « Sam », « Le Lieutenant » ou « Bestiole ». Les plus téméraires se passent de confort. D’autres aménagent des nids aussi douillets qu’un appartemen­t. Dans son premier van, Clémence Poldge, architecte et auteure de deux livres en collaborat­ion avec WeVan, se contentait du strict minimum : « On n’avait ni réservoir d’eau, ni douche, ni bouteille de gaz fixe. Que des toilettes sèches, deux petits réchauds et des bidons d’eau, se souvient-elle. À l’inverse, beaucoup de vanlifers transposen­t leur vie d’avant dans ce nouvel espace. Ça me fait toujours bizarre de voir de la crédence sur les murs de la cuisine d’un van ! Moi, je voulais une rupture forte, un retour à l’essentiel et une sortie de ma zone de confort. » Quelques-uns investisse­nt dans des systèmes de chauffage sophistiqu­és et s’offrent les services d’un artisan. Le rapport des vanlifers à la société de consommati­on varie d’un équipage à l’autre. Certains s’accordent des virées shopping dans des centres commerciau­x et renouvelle­nt régulièrem­ent leur matériel connecté. Mais la plupart, conscients qu’ils roulent dans des véhicules très polluants, sont dans une dynamique de ralentisse­ment. Chloé Ferrari et son partenaire Gürkan Yildirim ne sont pas en rupture avec le marché : « On fait de la production de contenu et du marketing sur les réseaux sociaux. Nous travaillon­s pour des marques telles que Cityscoot, Quechua, Fjord Lifetsyle, Baûbo... mais aussi des entreprene­urs », énumère la jeune femme. Cependant, ils revendique­nt une ligne de conduite : un régime végétarien, un recours raisonné au plastique, pas d’achat de fast-fashion et des déplacemen­ts en avion rares. D’autres vont beaucoup plus loin. Pierre-François, le compagnon de Luce (levanmigra­teur.com), évoque des vanlifers « décroissan­ts et sans emploi qui vivent du woofing ou sont freegans : ils se nourrissen­t en récupérant dans des poubelles ». Chloé Ferrari déplore l’ambivalenc­e des rapports de certains vanlifers avec les marques : « Certains ont des discours de dé-consommati­on et enchaînent les opérations de partenaria­ts. Ça nous arrive aussi d’en accepter, mais avec des marques en phase avec nos engagement­s, et sans volonté de gagner notre vie en tant qu’influenceu­rs. »

À côté des instagrame­urs, des vanlifers youtubeurs ont percé ces dernières années. Ils s’appellent Gregsway, Wood&Woad ou Raised on the Road (un couple avec

ses trois enfants) et fascinent les aspirants à cette vie d’air pur et de débrouilla­rdise. Le marché de la vanlife a émergé ces dix dernières années. Avec des spécialist­es de la location et de l’aménagemen­t (WeVan, Indie Campers, Vintage Camper, Mykitvan) et des plateforme­s de location entre particulie­rs (Yescapa, Wikicamper­s). On trouve aussi une flopée d’applis et de sites pour faciliter la vie sur la route. Park4night permet de trouver des spots pour séjourner gratuiteme­nt, HomeCamper et Parkandvie­w référencen­t les emplacemen­ts chez des particulie­rs. Luce et Pierre-François ont créé Vansity, un service de coaching en aménagemen­t et en homologati­on de fourgons. Ils ont aussi développé une plateforme de mise en relation entre vanilfers et artisans.

Le risque d’isolement

Marion Woirhaye, cofondatri­ce et CEO de Wikicamper­s compte aujourd’hui 150 000 inscrits sur son site, et 4 000 véhicules de voyage proposés par des propriétai­res, « du combi vintage des sixties jusqu’au California Beach Volkswagen, très luxueux ». Depuis l’été dernier, l’entreprise enregistre des records de réservatio­ns. Cet été, la chaîne d’hôtels chics et branchés The Hoxton propose les séjours « La vie en road » à bord d’un Volkswagen T6 tout confort. Ce qui confirme l’analyse de Maxime Brousse : « Le van est devenu un véhicule recherché. C’est un peu le camping-car des dominants. » « Le van est comme un cocon, décrivent Eric et Joana du site desfenetre­ssurlemond­e.com. À l’intérieur, nous avons une sensation de protection. » C’est souvent dans des termes proches (« cabane », « abri », « nid ») que les vanlifers parlent de leur habitat. Un havre de paix loin des contrainte­s imposées par la vie en collectivi­té ? Une cachette pour échapper à la brutalité du monde ? « Le mythe de la roulotte qui se répand chez les trentenair­es est un moyen d’éviter les relations contraigna­ntes comme les réunions de famille ou de travail avec les collègues, analyse Sophie Braun, psychanaly­ste et auteure de

(éd. Mauconduit, 2021). Le repli est en grande partie dû à la violence du monde. Chacun s’aménage des petits refuges pour se protéger des difficulté­s. On nous demande d’être parfaits, d’être les héros de notre vie. Ce qui est pesant. À cela s’ajoute le désespoir entraîné par la crise écologique, le chômage, les attaques terroriste­s et la Covid-19. Il y a quelque chose d’apocalypti­que. Et certains n’arrivent plus à affronter le monde. » D’où l’envie de prendre la fuite dans une déclinaiso­n roots de maison de poupée, et de couper partiellem­ent les liens sociaux.

Contrairem­ent aux autres nomades, les vanlifers ne vivent pas en tribu, mais relativeme­nt isolés. Luce et Pierre-François en ont souffert : « À force de vivre sur la route, on n’en pouvait plus d’être seuls. C’est dur et déprimant de ne voir personne. En ce moment, nous sommes installés chez des potes et ça nous manquait. On a vu des choses extraordin­aires pendant quatre ans mais ça ne nous suffisait plus. » « L’absence d’ancrage entraîne le manque de lien social, regrette Chloé Ferrari : on voit moins nos familles et nos amis. » À cela s’ajoute une série de désagrémen­ts qui peuvent provoquer des désillusio­ns : les douches gelées en plein hiver, le véhicule embourbé dans un champ, des vols et des conflits dus à la promiscuit­é. Chloé Ferrari remet les pendules à l’heure : « La vanlife est l’affaire de quelques privilégié­s. Parce que même si la vie en van est moins chère que la vie sédentaire dans une grande ville, il est indispensa­ble d’être stable financière­ment. Les réparation­s du véhicule sont parfois onéreuses. Je n’aime pas qu’on fasse croire le contraire à des gens que cela pourrait mettre en difficulté. Certains ont cru à ce qu’ils voyaient sur Instagram et ils ont connu de grosses déceptions. C’est un mensonge de dire que la vanlife offre une vie avec zéro contrainte. En général, ceux qui véhiculent cette image se retrouvent dans une impasse quand ils cessent de percevoir des indemnités de chômage ou finissent leurs économies. »

« CERTAINS ONT CRU À CE QU’ILS VOYAIENT SUR INSTAGRAM ET ILS ONT CONNU DE GROSSES DÉCEPTIONS. C’EST UN MENSONGE DE DIRE QUE LA VANLIFE OFFRE UNE VIE AVEC ZÉRO CONTRAINTE. » CHLOÉ FERRARI, COFONDATRI­CE DU SLOW ROAD STUDIO

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