GQ (France)

DIEGO LUNA toujours rebelle

Deux décennies après avoir percé dans le film culte Y Tu Mamá También, l’acteur mexicain lance une révolution galactique dans Andor, la nouvelle série Star Wars.

- PAR IANA MURRAY PHOTOGRAPH­E FANNY LATOUR-LAMBERT STYLISME TOBIAS FRERICKS

“JE PARTICIPE À LA LUTTE depuis que j’ai six ans.” C’est l’espion rebelle Cassian Andor qui prononce cette énigmatiqu­e réplique dans Rogue One, le fameux spin-off de Star Wars sorti en 2016. Si le film n’en dit pas plus, ce sont ces quelques mots qui vont servir de point de départ à Andor, la toute nouvelle série Disney+, dont l’action se déroule quelques années avant que le martyre rebelle ne se sacrifie pour l’Alliance. Mi-origin story, mi-récit d’un éveil à la conscience politique, les douze épisodes de la première saison scrutent les mécanismes qui vont pousser ce cynique récalcitra­nt – et tout un peuple avec lui – à sortir de sa torpeur pour lutter contre l’Empire.

Pour Diego Luna, interprète du rôle-titre, Andor est avant tout “l’histoire du réveil d’une communauté”. Une idée qui tient particuliè­rement à coeur à l’acteur mexicain de 42 ans, et pour cause. En 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) organise un soulèvemen­t contre le gouverneme­nt fédéral pour défendre les droits des population­s indigènes du Chiapas, l’État situé à la pointe sud du Mexique. Encouragé par ses parents et ses professeur­s, le jeune Diego sèche les cours pour participer aux manifestat­ions. Avec ses camarades de classe, ils se mobilisent et organisent des collectes de fonds et de nourriture en soutien aux habitants du Chiapas.

Par une chaude après-midi madrilène de juillet dernier, il se souvient : “J’ai rencontré des gens géniaux de tous âges et de tous horizons concernés par les mêmes problèmes. J’avais le sentiment de prendre part à quelque chose d’important. J’avais 15 ans, je me sentais une responsabi­lité citoyenne. Ça a été une période décisive pour moi. Elle a fait de moi celui que

je suis aujourd’hui.” Nous sommes attablés dans un restaurant de tapas du quartier de Chamberí, dans une capitale espagnole étonnammen­t calme. Joueur, le comédien lorgne sur mon assiette de légumes grillés avant de lancer : “Tu es tombé sur le seul Mexicain qui n’aime pas l’avocat !”

Diego Luna est en Espagne depuis quelques semaines déjà. Il y interprète la pièce Cada Vez Nos Despedimos Mejor (“Nous nous séparons un peu mieux à chaque fois”), un monologue intimiste qui mêle petite et grande histoire. Habitué des planches avant la pandémie, il se réjouit de renouer avec l’énergie vibrante et éphémère de la scène, surtout dans “une salle aussi modeste, devant 250 personnes chaque soir”.

DEPUIS SON ENTRÉE FRACASSANT­E sur la scène internatio­nale en 2001 avec son rôle dans Y Tu Mamá También d’Alfonso Cuarón, Diego Luna n’a eu de cesse d’explorer les univers des réalisateu­rs les plus exigeants, tour à tour employé d’aéroport transi d’amour dans Le Terminal de Steven Spielberg ou imitateur de Michael Jackson chez Harmony Korine dans Mister Lonely. Avec Andor, l’acteur laisse un temps de côté le cinéma d’auteur pour se (re)mettre au service d’une franchise à plusieurs milliards de dollars.

Mais pour celui qui s’apprête à redevenir Cassian Andor pour le grand public, les choses ne sont pas aussi manichéenn­es. “La grosse cavalerie, ça ne m’intéresse pas. La série raconte des histoires très intimes, axées sur les personnage­s. J’aime avoir ce genre de textures dans un univers comme celui-ci.” Il n’hésite pas à faire un parallèle entre le statut de réfugié de Cassian (dont le monde natal est détruit par l’Empire alors qu’il est encore enfant) et celui des migrants jetés sur les routes et les océans par les conflits du monde entier. “Son regard est celui d’un réalisateu­r”, souligne Sienna Miller, sa partenaire dans Wander Darkly en 2021. “Il ne se contente pas d’être acteur, il envisage vraiment les situations dans leur ensemble.”

Entretenir une flamme auteuriste au coeur de la machine Star Wars n’est évidemment pas une mince affaire. Mais son obstinatio­n à mettre toute sa sensibilit­é et tout son coeur dans le récit a fini par déteindre sur le reste du casting. Comme le rappelle Tony Gilroy, créateur de la série, “la personnali­té, les qualités de leader, la grâce et l’empathie de celui qui tient le premier rôle ont évidemment un impact sur le show”. En Diego Luna, il est convaincu d’avoir trouvé “le parfait numéro un”.

GAMIN, DIEGO EST OBSÉDÉ PAR LE FOOTBALL. Il ne perd pas une miette de la Coupe du monde au Mexique en 1986. Mais le théâtre coule dans ses veines. Son père est un décorateur renommé, et sa mère, une expatriée britanniqu­e, crée des costumes pour la scène. À table, dans la cuisine familiale, les repas sont animés, on y débat et discute longuement en toute liberté. La maison, encombrée de journaux et de livres, est un havre de paix, où le jugement n’existe pas et où le jeune homme va pouvoir éprouver ses idées, forger ses opinions, et “trouver ce en quoi il croyait”.

Sa mère meurt dans un accident de voiture alors qu’il est encore jeune. Dès lors, Diego colle aux basques de la figure paternelle. Le théâtre devient son terrain de jeu. Chaque fois que son père travaille sur une production, il traîne dans les travées et observe, fasciné, technicien­s et acteurs.

C’est à cette époque qu’il croise Gael García Bernal, lui aussi fils d’artistes. Très vite, les deux jeunes gens deviennent inséparabl­es. “On était plutôt avancés pour notre âge”, dit García Bernal, “on a vraiment grandi en étant exposés à la dynamique des adultes. On les voyait jouer sur scène et on voulait en faire autant. On voulait être comme eux. On est devenu de vrais petits fantômes de l’Opéra.”

Diego suit avec gourmandis­e le processus créatif de son père, étape par étape, des croquis impression­nistes disséminés dans la maison jusqu’aux dioramas architectu­raux dont la taille et les détails ne cessent d’augmenter. “C’était comme si on était dans Alice au pays des merveilles.” Ado, il devient l’apprenti de son père, et apprend les ficelles de la production théâtrale.

“C’était assez incroyable de grandir comme ça”, ajoute, ému, Gael García Bernal. “On avait le sentiment de pouvoir devenir n’importe quoi, n’importe qui.”

Diego finit par faire ses premiers pas d’acteur dans des telenovela­s et, quasiment du jour au lendemain, devient une idole au Mexique. Cette célébrité soudaine le déboussole, lui qui vient du théâtre, où l’intégrité et la performanc­e tiennent lieu de valeurs ultimes.

Il décroche alors un rôle dans Y Tu Mamá También,

“Au Mexique, on a un dicton qui dit : ‘Jugamos como nunca y perdimos como siempre’. En gros, ça veut dire : ‘On a joué comme jamais auparavant, et on a perdu comme toujours...’”

aux côtés de son comparse García Bernal. Le roadmovie de Alfonso Cuarón sur deux adolescent­s en goguette, au sous-texte homo-érotique à peine voilé, propulse les comparses au rang de stars mondiales dès sa sortie en 2001. Six mois durant, ils sillonnent le circuit internatio­nal des festivals. “Je n’avais aucune idée de la façon dont ma vie allait changer”, se souvient Luna. “Le film a remporté le prix du meilleur scénario à Venise. J’ai trouvé un agent et tout s’est enchaîné. On a voyagé partout, Europe, Amérique du Sud, Japon, États-Unis…”

Le genre de tournée promo habituelle­ment réservée aux blockbuste­rs hollywoodi­ens. Les deux acteurs savent qu’ils ont eu la chance unique de jouer dans un film comme on n’en voit qu’un par génération. “Je ne sais pas si Y Tu Mamá También pourrait voir le jour aujourd’hui”, se demande García Bernal. “Avec ce film, on a pu goûter au cinéma. C’est là qu’on a tous les deux décidé de devenir acteurs pour de bon.”

TÉMOIN PRIVILÉGIÉ DE LA VAGUE de films mexicains (Sexo, Pudor y Lágrimas, Amores Perros, Y Tu Mamá También…) qui ont donné naissance à un véritable mouvement, Diego Luna reste attentif à la situation du cinéma dans son pays d’origine. “Les gens allaient au cinéma pour voir des histoires et des personnage­s dans lesquels ils se reconnaiss­aient enfin. À l’époque, le gouverneme­nt n’accordait une aide financière qu’à très peu de films. Ce contrôle n’existe plus aujourd’ hui.” Mais si la marge de manoeuvre de la création

“Tu es tombé sur le seul Mexicain qui n’aime pas l’avocat !”

est aujourd’hui plus grande, le cinéma mexicain se heurte à d’autres obstacles. “Notre industrie n’est pas saine, explique Luna. Il est quasiment impossible pour un film de gagner de l’argent. La pression qu’exercent les blockbuste­rs sur les salles de cinéma laisse très peu de place aux production­s hispanopho­nes.”

S’IL RESTERA TOUJOURS l’un des visages de cette nouvelle vague mexicaine, Diego Luna se refuse à jouer les porte-drapeaux. “Mon passeport ne me définit pas, si ce n’est que je suis né à tel endroit, tel jour à telle heure...” Il marque une pause, comme pour observer ce que cette pensée à de paradoxale : esquiver tout nationalis­me, tout en reconnaiss­ant que ses rôles ont pu permettre à d’autres de se sentir enfin pris en compte.

”Comment traduit-on arraigo ?” Il me regarde, prend acte de mon ignorance, et attrape son téléphone pour demander à Siri : “Arraigo en anglais.”

Le mot se traduit par “racines”, mais la définition ne lui convient pas. Trop réductrice. Arraigo est l’un de ces mots dont les nuances sont trop subtiles pour la traduction automatiqu­e.

“Mais peu importe, on va dire racines”, poursuit-il. Je pense que nos racines ne se résument pas à un seul endroit. Ma mère était britanniqu­e, mon père mexicain. Quand j’ai eu 18 ans, j’ai passé du temps en Espagne, puis aux États-Unis [pour travailler]. J’ai vécu dans de nombreux endroits. Je me sentirai toujours chez moi au Mexique. Mais quand je suis en Espagne, je me sens d’ici. Il faut se méfier du nationalis­me, il est aujourd’hui plus dangereux que jamais.”

Chaque soir, à Madrid, après la représenta­tion, l’acteur échange avec les fans qui l’attendent à l’entrée des artistes. Il y a fait connaissan­ce avec toute une riche communauté latino-américaine – des Colombiens, des Vénézuélie­ns, des Péruviens.

“Quand on est au Mexique et en Amérique centrale”, estime-t-il, “les États-Unis sont la destinatio­n privilégié­e pour émigrer. Mais en Amérique du Sud, on a plutôt tendance à se tourner vers l’Espagne. J’ai fini par comprendre un peu mieux ce qu’est l’Amérique latine en passant du temps ici, à Madrid. Les Latino-Américains s’y côtoient davantage que dans leurs pays respectifs. On ne voit ça nulle part ailleurs dans le monde, tu peux traverser vingt frontières et parler toujours la même langue. En même temps, c’est un peu triste de voir à quel point les Mexicains voyagent peu, que ce soit notre art, nos histoires, notre travail… À Madrid, toutes ces différente­s communauté­s peuvent interagir d’une manière très intéressan­te, très riche.”

LE LENDEMAIN, je retrouve Diego dans la modeste villa où il réside aux abords de la ville. D’épais volumes patinés par le temps tapissent les murs : une Historia de España, un atlas architectu­ral de Varsovie, une biographie de l’ingénieur américain John DeLorean. Il me confie son envie de passer derrière la caméra, comme il l’a déjà fait à quelques occasions. “Ça me manque”, me confie-t-il.

Il aspire à créer quelque chose de plus personnel. “Au Mexique, on a un dicton qui dit : ‘Jugamos como nunca y perdimos como siempre’. En gros, ça veut dire : ‘On a joué comme jamais auparavant, et on a perdu comme toujours...’” Il hésite un peu. “Bon, ça sonne mieux en espagnol.”

L’acteur explique que la phrase vient du foot et se remémore une anecdote concernant la Coupe du monde 2018. Son souvenir est encore très vif. Le Mexique affrontait l’Allemagne, grande favorite de la compétitio­n. En première mi-temps, miracle, Hirving “Chucky” Lozano, l’attaquant mexicain, ouvre le score. Chez lui, avec une trentaine de potes agglutinés devant la télé, Diego Luna retient son souffle. “Jusqu’à la dernière seconde, on était persuadés qu’on allait faire le nul, qu’ils allaient égaliser.” Le dicton décrit précisémen­t ce “sentiment de ne jamais pouvoir gagner”. Ce jour-là pourtant, la défense d’El Tricolor contient les assauts teutons: le Mexique l’emporte 1 à 0.

“On a été éliminé au tour suivant”, s’esclaffe Diego Luna. “Mais on avait battu l’Allemagne, l’équipe réputée imbattable. Et à cet instant, j’ai senti que les choses pouvaient changer, que tout était possible.”

“Je me sentirai toujours chez moi au Mexique. Mais quand je suis en Espagne, je me sens d’ici. Il faut se méfier du nationalis­me, il est aujourd’hui plus dangereux que jamais.”

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