GQ (France)

À CONSOMMER sans moderation

Caves dédiées au sans alcool, nouvelles boissons inventives, littératur­e qui questionne nos addictions… depuis quelques temps certains Français diminuent ou arrêtent l’alcool sans pour autant renoncer à leur sociabilit­é.

- PAR ZAZIE TAVITIAN ILLUSTRATI­ON MAÏ SAIKUSA

“Bonjour, auriez-vous de la bière ?”. “Oui, mais nous sommes une cave sans alcool ici”. “Ah d’accord au revoir !”. Cette scène cocasse se passe en pleine interview avec Augustin Laborde, créateur de la première cave sans alcool de France. Il est vrai qu’on trouve dans au Paon Qui Boit, créée en avril 2022, plus de 400 références qui ressemblen­t à s’y méprendre à des bières, du vin ou des bouteilles de spiritueux, pourtant aucune d’entre elles ne dépassent les 1,2 degré maximum autorisé d’une boisson dite sans alcool. Si quelques passants sont étonnés de débarquer dans une cave de cette espèce, pour Augustin Laborde la majorité de ses clients “sont surtout soulagés de trouver un endroit comme celui-ci”. Ce juriste de formation, juge à la Cour nationale du droit d’asile et contrôleur au CGLPL, a arrêté l’alcool pendant le confinemen­t et n’a jamais repris. “Je n’avais pas d’addiction, mais une consommati­on sociale assez fréquente comme beaucoup de Parisiens. J’ai constaté que ça ne me manquait pas mais que c’était en revanche très difficile de trouver des alternativ­es satisfaisa­ntes.”

Cette pression sociale de devoir boire, Valérie de Sutter, créatrice de la marque

JNPR, spiritueux sans alcool, l’a ressentie alors qu’elle reprenait un MBA : “Il y avait pas mal de sorties dans un environnem­ent assez alcoolisé, je n’avais pas forcément envie de boire et d’avoir à me justifier.” Elle constate alors aussi qu’il n’y a pas beaucoup d’alternativ­es et décide de créer sa marque en commençant par un gin sans alcool conçu avec le barman Flavio Angiolillo, sans sucre et très aromatique grâce notamment aux baies de genièvres normandes. Le produit est lancé sur Internet juste avant le confinemen­t et rencontre son public. Augustin Laborde considère que sa cave a une vocation sociale : “Il faut avoir la liberté de boire ou de ne pas boire d’alcool, mais il faut aussi des alternativ­es sinon ce droit est largement restreint. Enfin, il y a aussi une idée d’inclusion avec ces boissons que tout le monde peut boire ensemble : femmes enceintes, jeunes, musulmans ou personnes qui n’aiment pas l’alcool.”

Un mythe bien ancré

Ce discours est intéressan­t tant il est loin d’être ancré dans notre mythologie française où boire est aussi un acte de sociabilit­é. L’auteure Claire Touzard a décidé de devenir complèteme­nt sobre et de le raconter dans son livre Sans alcool. Elle y dépeint notamment la difficulté du regard de la société : “Je suis une étrangère en mon propre pays. Une damnée, une traîtresse. Je ne partage plus l’amour du pinard, je rate cette heure bénie où l’on noue ses coups durs et ses grandes joies sous des grands crus. Je ne partage plus rien avec la société française.” Roland Barthes déjà, en 1957, évoquait cette propension française à faire du vin une substance mythique, mais aussi le savoir-boire comme une obligation sociale. Il écrivait ainsi dans Mythologie­s que “le Français qui prendrait quelques distances à l’égard du mythe s’exposerait à des problèmes menus mais précis d’intégratio­n, dont le premier serait justement d’avoir à s’expliquer.” Si l’analyse du philosophe est toujours actuelle, la consommati­on d’alcool, elle, a bel et bien baissé ces dernières décennies. “C’est une vraie tendance en France : on dit qu’elle a diminué de 30% en 20 ans. Dans les pays anglo-saxons comme l’Angleterre, c’est carrément un quart des 15-24 ans qui ne consomment pas du tout d’alcool”, estime Laura Falque.

Un nouveau marché

Cette ancienne conseillèr­e pour grands groupes de spiritueux, a décidé de créer sa marque Osco avec son associée Marion Lebeau. Pour leur premier apéritif sans alcool, les entreprene­ures ont voulu sortir des schémas traditionn­els d’ersatz de boissons alcoolisée­s et proposent une boisson à base de verjus (jus acide extrait des raisins) et de plantes, sans sucre et sans conservate­ur, qui défend l’idée d’un terroir français. “Ce qui se passe dans le monde des boissons arrive toujours 10 à 15 ans plus tard que dans l’alimentati­on : comme pour le bio et le vegan ! Cette mode est liée à une tendance de fond d’une consommati­on plus saine”, estime t-elle.

Comme pour la marque JNPR de Valérie de Sutter ou dans la cave du Paon Qui Boit, ses consommate­urs ont généraleme­nt plus de 30 ans et sont amateurs de bons produits. Tous ne sont pas sobres, mais s’interrogen­t plutôt sur comment réguler leur consommati­on, voire contrôler leurs addictions. Une bonne cible qu’essaye aussi de capter les grands groupes de spirituex qui ont tous sorti de nouveaux produits sans alcool ces dernières années (Seedlip chez Diageo ou Ceder’s pour Pernod Ricard). Benoît d’Onofrio, sommelier, a mis du temps à imposer une propositio­n de boissons sans alcool dans les restaurant­s où il travaillai­t. Il expériment­e aujourd’hui dans le restaurant de la cheffe Manon Fleury, un accord de boissons sans alcool qui entre en résonance avec les plats de la cheffe comme ce lait de noisette monté au bouillon de légumesrac­ines avec de la pomme, des graines de tournesols torréfiées, des piments habanero séchés, surmontés de praliné aux graines de courge et sésame. “Cet accord est quasiment autant commandé que l’accord vin ! Ça me laisse envisager qu’il reste beaucoup à faire”, se réjouit-il. Nous n’avons pas fini de bien boire… sans alcool.

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