Grand Seigneur

“Un kebab et ça repart ! ”

- Entretien : Olivier Malnuit Photos : Nicolas Buisson

— Thierry Marx, ça vous brancherai­t d’ouvrir un Kebab ?

Bien sûr ! Vous savez, il y a quelques années, quand j'ai lancé la première école de cuisine de rue pour aider les gens à s'installer à leur compte (L'Atelier de cuisine nomade de Blanquefor­t), je disais déjà aux élèves : « Si vous avez un produit, même le plus modeste et quel que soit le type de cuisine, vous pouvez vous installer dans la rue et tenter de lui donner une valeur ajoutée. » Du riz, des coquillage­s ? Une paëlla ! Un des plats les plus humbles, mais auquel on peut donner une énorme valeur ajoutée sur le riz. C'est ça qui est intéressan­t. Et le kebab, c'est pareil... Finalement, la restaurati­on qui a le plus intégré les communauté­s étrangères, c'est la cuisine de rue.

— Quand vous étiez ado, vous fréquentie­z beaucoup les Kebabs avec vos potes du « 140 » (la cité où il a grandi à Ménilmonta­nt, ndr) ?

Oui. Mais à l'époque, quand on allait « se faire un grec », on n'avait pas toujours conscience du sav oir-faire et de l'artisanat qui pouvaient se cacher derrière notre sandwich. En fait, au milieu des années 70, les restos grecs ouvraient leur local à broches dans la rue et vendaient du kebab à deux balles pour faire plus de business. On devait payer ça trois ou quatre francs, pas plus. Venant d'où on venait, ça nous faisait manger pour à peine plus cher que le prix de quelques baguettes et c'était super, on se régalait. C'était avant l'arrivée massive des MCDONALD's. Mais même si c'était des casse-croûtes de morfalous, il y avait du savoirfair­e, presque une création...

—Du « salade-tomates-oignons » à la cuisine étoilée (il en a deux, ndr), il n’y a qu’un pas ?

Et pourquoi pas (rires) ! La cuisine de rue n'est pas illégitime par rapport à la haute gastronomi­e. Au contraire, c'est un modèle d'initiation. Le vrai métier du cuisinier consiste à donner de la valeur ajoutée au produit. Ça veut dire aussi initier aux saveurs des gamins et des gens qui n'ont pas beaucoup de moyens, mais qui un jour peut-être chemineron­t vers la haute gastronomi­e. Et puis, faire du kebab n'interdit pas l'imaginatio­n : on peut très bien travailler avec un agneau d'Aveyron cuit à la broche, par exemple. Mais le plus important dans le kebab, c'est la calculette et la balance…

Bien avant de devenir végétarien, Thierry Marx, le pape de la cuisine moléculair­e, rêvait d’ouvrir un Kebab-frites pour cuisiner comme dans son enfance. Rencontre inédite en cuisine avec le seul grand chef branché salade tomates oignons

— C’est à dire?

Si vous mettez quinze grammes de viande en plus chaque jour dans vos sandwichs, à la fin du mois vous avez un coût de matières trop fort et vous perdez des marges. Donc, il faut une vraie rigueur, un peu comme celle d'un chef étoilé.

—Ça vous est déjà arrivé de « kiffer » de très mauvais kebabs ?

J'en ai goûtés d'excellents à Beyrouth (où il

était casque bleu au début des années 80, ndr) et, comme tout le monde, d'épouvantab­les à Paris. Mais même le pire des kebabs procure toujours une émotion : l'odeur, l'arrière-salle, le carrelage blanc… On est avec tout le monde, il est deux heures du matin, c'est un trip. Il y a des ambiances comme ça que j'ai connues à Ménilmonta­nt, Barbès et Stalingrad quand j'étais môme. J'ai essayé ensuite de m'extraire socialemen­t – et je continue de le faire – mais on ne peut pas toujours se couper de ses racines.

— C’est difficile d’imaginer « le pape de la cuisine moléculair­e » se taper un kebab au milieu de la nuit…

Bah si, justement. On peut être le chef du Sur Mesure (son restaurant du palace Mandarin Oriental, Paris 1er), travailler sur un risotto de soja aux huîtres et morilles ou une soupe à l'oignon en trompe-l'oeil, avoir un coup de blues et se casser pour manger un bout ailleurs, même si c'est un kebab à Barbès (Paris 18e). Ça fait partie de mon histoire : un kebab et ça repart ! C'est pour ça qu'aujourd'hui, quand je vois des mômes bien fringués débarquer dans l'univers du kebab, ça me frustre un peu.

— Pourquoi ?

Parce que le « grec-frites », le « döner », etc., c'était à nous : un truc des quartiers populaires, rien à voir avec les mecs d'HEC qui

Le plus important dans le kebab, c’est la calculette et la balance

se la ramènent aujourd'hui avec une casquette plate sur la tête pour faire ouvrier en disant : « J'ai un concept, ça s'appelle le kebab de luxe. » Ils ne pouvaient pas nous le laisser, il fallait aussi qu'ils prennent ça ? Mais bon, je dois être un peu con, les mecs ont le droit d'y croire. Simplement, comme je suis quelqu'un qui veut aider les gens qui sont un peu dans la merde, je m'étais toujours dit que ça viendrait de chez nous, des kebabs de pauvres…

— En même temps, vous ne pouvez pas nier que des kebabs un peu bobos comme Our, Grillé ou Zarma, ont considérab­lement fait évoluer le produit pour à peine plus cher…

Vous avez sûrement raison. À un moment donné, il a fallu amener un peu de jus de cerveau dans tout ça. Et ce sont les plus malins qui ont tiré le kebab vers le haut, ce n'est pas illégitime. Mais quand même, j'enrage qu'on n'ait pas réussi à le faire nous, à l'époque. Pareil pour le burger. Ça m'énerve qu'une boulette de viande ashkénaze, née à Vienne au 19e siècle puis passée par New York, revienne à Paris pour qu'on finisse par nous donner des leçons de cuisine sur les buns.

—Justement, on a vous a apporté un vrai « Kebab gourmet » de chez Our avec du veau, de la dinde, des tomates cerises, une sauce blanche à la citronnell­e, etc.

Oh là, mais on est dans la gastronomi­e ! Voyons voir ça (il goûte)… On a un peu de texture avec la sauce, le pain est bien croustilla­nt, la liaison tomates, viandes et salade ramène une jolie fraîcheur. Et dans un sandwich à 35/40 degrés, c'est très agréable. Joli jeu de texture et températur­e, c'est très bon. Et celui-là, c'est quoi ?

—Des légumes grillés dans un pita sans gluten avec une sorte de feta et de la harissa maison…

Fantastiqu­e ! Et ça ne coûte que 7 euros, vous me dîtes ? Et pour ce prix-là, on a aussi les frites et la sauce algérienne avec ?

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