Grand Seigneur

“JE N’ÉTAIS ABSOLUMENT PAS FAIT POUR ÊTRE DANS LA BOUFFE! ”

Maraboutag­es de chefs et notes de frais à gogo… Pendant 30 ans, François Simon a été le critique gastronomi­que le plus détesté de France, sans jamais laisser voir son visage. À l’occasion de son dernier livre (Village Paul Bert, Chêne), il raconte tout à

- FRANÇOIS SIMON Entretien : Olivier Malnuit Photos : Cécile Chabert

François Simon, c’est quoi la particular­ité gastronomi­que du Village Paul Bert à Paris (11e) ?

— F.S. :

C’est une petite communauté de cuisiniers, de bouchers, de bistrotier­s, de cavistes et d’artisans comme on en trouve finalement assez peu à Paris. Ce n’est pas que la ville manque de quartiers gourmands, mais aucun n’a conservé cet esprit à la fois populaire et bourgeois du petit commerce. On y croise beaucoup d’architecte­s et d’encadreurs, mais aussi des immigrés, des provinciau­x, des Canadiens, des Japonais, etc. Comme le dit l’architecte et patron du resto argentin Unico (15 rue Paul Bert, Paris 11e), Marcelo Joulia : « Cette rue, on la voit de partout ! »

Et c’était suffisant pour faire un livre ? F.S. :

Pour l’éditrice (Fabienne Kriegel des Éditions du Chêne), oui ! Elle trouvait qu’après les attentats du 13 novembre 2015, l’identité du village s’était solidifiée dans une sorte de résistance, d’hymne à la vie, à la bouffe, aux terrasses. Il y avait une forme de rébellion palpable dans le quartier, comme une énorme émotion, et c’est comme ça que le livre est né… Avec bien sûr aussi l’envie de raconter le pigeon en habits d’automne du Bistrot Paul Bert (18 rue Paul Bert, Paris 11e), les artichauts à la romaine et Rillons de porc de la Cave Septime (3 rue Basfroi, Paris 11e) ou le Risotto à la courge et truffes

d’été d’Osteria Ferrara (7 rue du Dahomey, Paris 11e)…

Village Paul Bert, c’est un livre de copains ? F.S. :

Oui, parce que c’est une communauté très liée, entre autres par la bouffe, même si je ne suis pas moi-même très copain. On peut même dire que j’ai construit une bonne partie de ma carrière sur le fait d’être extrêmemen­t associable, totalement snob et toujours anonyme…

C’est vrai qu’à la fin des 80’s, lorsque vous avez créé Le Figaroscop­e, vous interdisie­z à vos journalist­es de parler aux chefs ?

F.S. :

Absolument. Et aussi aux attachés de presse ! Mais c’était pour leur bien, comme pour celui des lecteurs. La consigne pour les enquêteurs, c’était de faire profil bas. On ne parle pas, on ne fréquente pas, chacun chez soi. Éventuelle­ment, on appelle pour vérifier des horaires ou si un plat est toujours à la carte, mais c’est tout. Je trouve que ce genre de règles apporte beaucoup de sérénité dans la vie d’un critique gastronomi­que. Non, parce que sinon, on rentre en amitiés et les gens se fâchent à chaque fois qu’on écrit des saloperies, c’est épuisant…

Il paraît même que vous aviez un répondeur spécial pour les messages d’insultes…

F.S. :

Oui, mais pas seulement. Je publiais mon numéro de fixe dans le journal et, comme il était toujours branché sur répondeur, il n’était pas rare qu’un restaurate­ur en fin de service se défoule dessus vers 1h30 du matin. Il arrivait également que des lecteurs qui n’avaient pas tout compris à l’article laissent un message

pour réserver une table.

Vous avez été longtemps le critique gastronomi­que le plus détesté de France. C’était pas trop dur à vivre ?

F.S. :

C’était épouvantab­le, vous voulez dire ! Heureuseme­nt que je vivais en dehors du circuit. Mais il y a quand même un chef très célèbre qui m’a marabouté en public en me disant : « J’espère de tout coeur que parmi les gens que vous aimez ou qui vous sont proches, beaucoup soient touchés par un drame ou un décès. Comme ça, vous saurez d’où ça vient ! » La même année, je divorçais de ma femme, ce qui a été l’une des pires tragédies de ma vie. On n’imagine pas la violence de ce milieu. Rien que d’en reparler, j’ai quasiment une paralysie faciale…

Comment avez-vous pu former autant de journalist­es brillants (Emmanuel Rubin, Colette Monsat, Eve-Marie ZizzaLalu, etc.) dans un climat pareil ?

F.S. :

Je les entraînais dans l’idée de raconter une histoire, mais surtout pas la leur ! Il faut dire qu’avant Le Figaroscop­e, la critique était très technique, les mecs gagnaient dix lignes rien qu’avec l’intitulé des plats... Alors, je disais à mes journalist­es : « Sortez de l’assiette, prenez du plaisir, soyez hyper honnêtes. » En fait, je crois que ce que je ne supportais pas dans la gastronomi­e, c’est l’arrogance des sachants qui avaient table ouverte. Notamment au Figaro où la vieille critique ne se gênait pas pour me tirer dessus sans arrêt. C’est vrai aussi qu’on cassait leurs adresses à longueur de temps et c’était tout à l’honneur du Figaro. Logiquemen­t, on aurait dû écrire à Libé ou un truc comme ça…

Le

Financière­ment, c’était un bon plan

?

Figaroscop­e

F.S. : Énorme, surtout pour les pigistes. Je m’étais battu avec la direction pour qu’on ait les tarifs les plus élevés, des frais de resto pour deux personnes, des taxis, etc. Et en plus, je pigeais les journalist­es au résultat… Récemment, je suis même tombé sur Laurent Guimier (actuel N°2 de Radio France) qui m’a dit : « Si tu savais comme tu m’as aidé. À chaque fois que je pondais vingt lignes, tu me payais mon loyer. »

Le

Pourquoi avoir quitté brutalemen­t

il y a quelques années ?

Figaro

F.S. : Parce que mon fils m’a offert une veste rouge ! Au Japon (il a épousé une Japonaise, ndlr), quand on fête ses 60 ans, on vous remet une veste rouge pour signifier que vous avez enfin atteint l’âge de raison. C’est une forme d’injonction douce à changer quelque chose dans votre vie. Message reçu. J’avais pourtant le meilleur job du monde, mais je me suis mis en danger sans raisons apparentes. Et je dois dire que rien ne m’attendait à l’extérieur… Ça m’a réappris l’humilité, ça m’a galvanisé, j’ai dû faire des photocopie­s moi-même à La Poste. En fait, ça m’a fait un bien fou. Comme j’ai des enfants et des emprunts, je travaille toujours autant (M le Magazine du Monde, Air France Magazine, Financial Times, Vogue Paris, Arte, etc.) mais aujourd’hui je décélère un peu, je fais des voyages…

Que pensez-vous du journalism­e gastronomi­que actuel ?

F.S. :

C’est un peu comme le marché d’Aligre (Paris 12e). Quand on y va, on se dit : « Putain, mais c’est vraiment un marché de merde, on se fout de notre gueule ! » Et puis, on tombe sur quelques maraîchers exceptionn­els, juste un ou deux. Eh bien, dans la critique de table, c’est la même chose. Le niveau a baissé, mais il reste des artisans…

Les gens se fâchent à chaque fois qu’on écrit des saloperies, c’est épuisant…

Comment avez-vous pu faire une telle carrière sans savoir cuisiner ?

F.S. :

Je peux tout de même préparer un bon repas, mais je ne suis pas un chef et sans aucune envie de le devenir. Par exemple, je ne sais pas comment on fait un Pavlova, mais après en avoir mangé deux cents, je sais quand ils sont mal faits. La première qualité d’un journalist­e gastronomi­que, c’est de ne surtout pas être un expert. À mes débuts, moi-même, je n’étais absolument pas fait pour être dans la bouffe…

Vous avez démarré où ? F.S. :

À Presse Océan, où j’étais permanenci­er de nuit cinq ans. C’était la misère ! Même le balayeur de la rédaction était mieux payé que moi. Je me suis inscrit à la CGT pour être titularisé et on m’a envoyé en poste aux Sables-d’Olonne (Vendée) où je me suis fait chier comme un rat mort. Du coup, je suis entré au Matin de Paris (le quotidien de Claude Perdriel, ndlr) et j’ai eu la chance de faire les papiers dont personne ne voulait sur la popote, les restos, les people, etc. C’est comme ça que j’ai été repéré par Henri Gault et Christian Millau pour leur guide gastronomi­que, j’ai eu beau leur expliquer que je n’y connaissai­s rien, ils m’ont quand même embauché. Il faut dire qu’ils avaient suivi le même parcours (Millau était journalist­e politique, Gault chroniqueu­r judiciaire), ce qui ne les avait pas empêchés de lancer « la nouvelle cuisine » dans les 70’s…

Est-ce qu’il vous arrive d’être injuste comme avec le Grand Véfour, une institutio­n que vous n’avez pas cessé de démolir ?

F.S. :

Ce n’est pas moi qui suis injuste, c’est l’assiette ! Mais en ce qui concerne le Grand Véfour (17 rue de Beaujolais, Paris 1er), vous avez raison, j’aurais adoré faire un papier confession disant : « Je me suis trompé, je reviens sur ce que j’ai écrit, etc. » Reconnaîtr­e sa faute dans un article, c’est formidable ! Non seulement ça permet d’entrer en empathie avec le chef, mais aussi avec le lecteur. Le problème, c’est que je n’ai jamais pu, je n’ai jamais eu la matière. J’y suis retourné récemment, c’était toujours aussi nul.

À l’opposé, pouvez-vous faire l’éloge d’un resto dont vous n’appréciez pas exagérémen­t la cuisine ?

F.S. :

Ça m’arrive tout le temps. Dans le genre, mon préféré à Paris, c’est La Société (4 place Saint-Germain-des-Prés, Paris 6e). Si vous y commandez des haricots verts, ils sont bien cuits, pas de problème (17 euros l’assiette). Idem pour le turbot-béarnaise ou les côtelettes d’agneau grillées. Mais en réalité, on s’en cogne ! La magie de La Société, c’est l’ambiance, la pénombre, le plat qu’on distingue à peine, la beauté des serveuses, etc. Et puis cette silhouette à la table d’à côté qui pourrait bien être celle de Jane Fonda… Il transpire de cet endroit un snobisme parisien insupporta­ble qui me rend fou de joie ! Un petit côté « Je m’y sens bien ! Vous vous sentez mal ? C’est fait pour ça… » Comme disait Jean-Louis Costes, le patron des lieux : « Je n’ai pas besoin de mettre un portier, les gens s’éliminent d’eux-mêmes. » Eh bien, moi, c’est justement ce qui m’amuse. J’y trouve mon miel parce que ça fait des matériaux formidable­s pour écrire sur un endroit. De belles personnes, des gens qui font très attention à eux-mêmes. OK, c’est un peu ridicule ! Mais au moins, ils prennent le risque de s’habiller pour aller manger une salade niçoise au homard…

O.M.

J’ai construit une bonne partie de ma carrière sur le fait d’être extrêmemen­t associable…

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Non, ce n’est pas le légendaire critique anonyme François Simon ! Mais unserveur du Village Paul Bert…
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 ??  ?? Une table pour deux au Bistrot Paul Bert.
Une table pour deux au Bistrot Paul Bert.
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