LE MYSTÈRE DES GRANDS CRUS À 15 EUROS
Combien coûte réellement une bonne bouteille de vin ? Pourquoi les meilleurs vignerons sontils souvent les moins chers ? Comment arrêter de boire idiot au rayon vins des hyper ?Grand Seigneur a trinqué pour vous (avec modération) avec les meilleurs flacon
Vous avez forcément vécu cette situation. Crispé devant la cohorte de quilles au rayon vins du supermarché, la main hésitante et les sourcils froncés. Ou pire encore, face aux flacons chauffés par le néon blafard de l’épicier, au coin de la rue. Finalement, vous avez opté pour une bouteille quelconque, brouillonne, pommadée, plate comme une planche à pain… voire même, aigrelette. Vous pensiez pourtant qu’en posant dix à quinze euros, vous aviez une chance de lui soutirer une once d’émotion. Raté. Et rageant, considérant que pour le même prix, vous auriez pu siroter une petite pépite, du calibre de celles que nous avons englouties pour notre enquête. « Étonnement, le bon vin est souvent moins cher que le mauvais », sourit Raphaël Aubry-Marais, qui couve de véritables trésors chez Appellation & Co, sa cave-librairie parisienne. « Pour le dénicher, il s’agit juste de connaître quelques clés... »
Acheter du Mouton Cadet, c’est un peu comme se payer une Clio…
DENIS SAVEROT,
La Revue du vin de France
COEFFICIENT 4,5
La première étape, pour le padawan du verjus, consiste à prendre conscience du fait que le prix du vin n’obéit, de base, à aucune logique véritable. « La seule donnée assurée, c’est le coût de production d’une bouteille, toutes appellations confondues, qui oscille entre un et dix euros maximum, indique Raphaël Aubry-Marais, même si elle peut être vendue, par la suite, pour des sommes astronomiques. » Directeur de La Revue du vin de France, Denis Saverot renchérit : « Une même bouteille de vin peut avoir huit ou neuf prix différents, selon qu’elle est achetée directement à la propriété, chez le caviste, sur internet ou encore lors d’une foire aux vins. » Avec un cas particulier, celui du restaurant, où l’on utilise en général un coefficient multiplicateur de 4,5 : un cru acheté 8 euros à la propriété s’affichera ainsi à 36 euros sur carte. Aoutch.
Comment naviguer dans cette nébuleuse ? Doit-on craquer pour le port altier du Mouton Cadet à 10 euros que nous avons tous, un jour, croisé chez Monoprix ? Cette star des rayonnages de grande distribution joue l’ambiguïté grâce à un nom rappelant le Mouton Rothschild, classé parmi les 25 plus grands vins au monde… « Le Mouton Cadet, c’est l’exemple type de la bouteille abordable, sans défaut, sans émotion et sans profondeur », décrypte Raphaël Aubry-Marais. « En optant pour cette gamme, le consommateur achète un vin standardisé, l’équivalent d’une Clio ou d’une Laguna », confirme Denis Saverot. « Le Baron de Rothschild a créé cette marque de négoce pour déclasser une partie de son vin rouge : le Mouton Cadet est certes produit sur le domaine du château Mouton Rothschild, mais à partir de raisins achetés à l’extérieur. » Il s’en vend, malgré tout, 11 millions de bouteilles chaque année. Du débit à haut rendement, réputé pour affecter directement la qualité. « Cela dilue le goût », confirme Raphaël Aubry-Marais. Loin du bon vigneron, donc, qui tend à limiter la production pour que le raisin conserve ses nutriments et les arômes du terroir. « Vous ne pourrez trouver une potentielle pépite dans la grande distribution – hormis durant les foires aux vins – car toutes ces enseignes aspirent avant tout à écouler de gros volumes. »
VIN DE NÉGOCE
Et l’inoxydable caviste Nicolas, alors ? Même tonneau que les grandes surfaces pour cette propriété du groupe Castel, qui déploie près de 500 boutiques sur le territoire et fait valoir une expertise en trompe-l’oeil. « Ils sont spécialisés dans le rachat de vins à très grand volume et bas prix avant de rhabiller les bouteilles avec un packaging attractif, d’où des prix de vente très compétitifs », éclaire Denis Saverot. Là encore, il s’agit donc de remplir les rayons avec qu’on appelle du vin de « négoce » (le négociant ne possède pas de vignes et achète du raisin au vigneron pour produire ses bouteilles luimême), plutôt que du vin de propriété. Désabusé ? Lâchez donc cette corde, le salut est au coin de la rue. Notre pays compte plus de 5 000 petits cavistes qui s’appliquent à rapatrier des merveilles susceptibles, elles, au moins, de provoquer une émotion. Un pont précieux entre le grand public et le vigneron consciencieux mais isolé, dont la communication et le marketing ne sont pas forcément le fort ou la priorité. Premier effet de cette relation directe avec le producteur : des prix plus bas, puisque délestés des frais de promotion. « Et puis ici, le client peut rentabiliser au mieux ses dix ou quinze euros en s’orientant vers la superbe entrée de gamme d’un bon viticulteur, qui pourra tenir la dragée haute à une grande maison, à un Saint-Julien bas de gamme par exemple », explique Raphaël Aubry-Marais. Exemple : François Villard, l’un des vignerons les plus réputés du Rhône septentrional, qui délivre, aux côtés de ses prestigieux Côte-Rôtie, Condrieu ou Saint-Joseph, une époustouflante Syrah baptisée « L’Appel des Sereines » et tarifée 12 euros en boutique.
COTE DANS LA DÉCOTE
Autre truc d’initié : fausser compagnie aux cadors du type Bordeaux et Bourgogne pour privilégier des appellations sous-estimées, méconnues ou démodées. La cote dans la décote, en somme. Il en va ainsi du bon vieux Muscadet, par exemple, dont on disait encore, il y a quelque temps, qu’il était juste bon à récurer les barriques... « J’en ai goûté un récemment à l’aveugle, eh bien franchement, il égalait les plus grands blancs de Loire, du type Sancerre ou Pouilly-Fuissé !, s’enthousiasme Raphaël Aubry-Marais. Long en bouche, presque velouté… Il s’agissait de la cuvée L’Ancestrale, du Châ-
teau du Coing, désormais étiquetée chez moi à 14 euros. » Et que dire du très confidentiel Jasnières, élevé côté Sarthe, qui parade sur les tables de Matignon et de l’Élysée mais peut se débusquer pour moins de 10 euros ? Curnonsky, le prince des gastronomes, confiait qu’il est « trois fois par siècle, le plus grand vin blanc du monde ».
CUVÉES GRAPHIQUES
Autre piste à explorer, pour le rouge cette fois, celle des appellations à la réputation balourde mais qui savent désormais faire preuve de finesse, à l‘image de celle de Gaillac. C’est dans cette région que s’épanouit, notamment, le magnifique Galien du domaine de la Chanade, de Christian Hollevoet, incroyablement soyeux en bouche. On le trouve à 12 euros, par exemple, au Comptoir des Deux Frères, épicerie fine de Maisons-Laffitte. Le créateur de cette exigeante enseigne, Jérôme Albouy, s’emploie, en parallèle de son activité de marchand de goût, à dépoussiérer l’image de certaines appellations en escamotant leur flaconnage désuet au profit de noms de cuvées et étiquettes résolument graphiques. Ainsi du Vouvray, un blanc de Loire célébré par Rabelais, qui peut, selon notre dénicheur de pépites, « flirter avec la finesse du champagne et dépasser largement le Prosecco ». Jérôme Albouy a opté pour celui de Mathieu Cosme, du domaine de Beaumont, qu’il embouteille sous le nom de « Balbuzard » et met à prix 12 euros.
Dernier bon coup à faire pour les petits budgets : lorgner sur la production des jeunes vignerons, qui égale parfois celle des plus chevronnés mais demeure raisonnablement tarifée, car en quête de notoriété. Le nez dans sa cave, l'un des repaires à grands crus à petits prix (Marcillac, Bugey, etc.) les plus goûlus des Champs-Élysées (Paris 8e) , notre ami Serge Conquet évoque le nom d’Anita Kuhnel, sa petite protégée sur la carte des réjouissances bachiques. « C’est une viticultrice hors pair qui sort des choses incroyables, mais doit composer avec les cadors des grands crus du Beaujolais, tels JeanPaul Brun ou Mathieu Lapierre. Résultat, ses vins plaisir affichent un excellent rapport qualité/prix ». Moyennant 14 euros, on peut ainsi mettre la main sur sa cuvée Les Maurier Numéro 1, chez certains cavistes. Pour la débusquer en supermarché, en revanche… il faudra vous accrocher !