Grand Seigneur

PEUT-ON VRAIMENT BIEN MANGER À VOLONTÉ ?

À des années-lumière du buffet de sushis, ou encore de l'assiette de légumes à volonté de chez Flunch, ces repaires hautement recommanda­bles de la débauche gourmande sont prisés des initiés, mais inconnus du grand public.

- Reportage : Timothée Barrière et Julio Rémila Photos : Cyril Marcilhacy, Jean-Christophe Milhet, Stefan Meyer et DR

Plongée orgiaque dans l'univers de la ripaille sans limite…

Àl'entrée de Narbonne, une mer de bitume gris charrie parkings et restaurant­s fast-foods. C'est une zone périurbain­e comme il en existe des centaines et où campe généraleme­nt un grand hangar de tôle orné de néons, refuge des adeptes de la formule wok à volonté. Pas de ça ici, cependant. En lieu et place trône un imposant complexe nommé Les Grands Buffets, dont l'architectu­re anguleuse fait songer, de prime abord, à une piscine municipale ou une salle de concert.

Lorsqu'il approche de la demi-pyramide de verre faisant office d'entrée, le visiteur n'a pas conscience qu'il s'apprête à vivre le rêve de tout gourmet, l'expérience ultime. Il emprunte d'abord un long corridor aux murs vert bouteille, au bout duquel apparaisse­nt hôtesses et serveurs tirés à quatre épingles. Puis soudain, comme un mirage, le premier morceau de réjouissan­ce : une gigantesqu­e rôtisserie ornée de la devise de Gargantua : « Fay ce que vouldras. »

Transcendé­s par cette chaude recommanda­tion, quelques estomacs remontés piochent à la volée, assiette en main, sous les cloches fumantes: agneaux de lait des Pyrénées, cailles, poulets bio à la broche, saucisses maison, rognons de veau, coeurs de canard, coustellou­s, pieds de porc, andouillet­tes, cochons de lait à la broche… Bienvenue dans le plus grand restaurant à volonté de France, temple de la démesure gourmande devant lequel l'assistance se presse dès 11h30, tous les jours de l'année, pour ne rien rater des 432 plats (dont 133 desserts) proposés… midi et soir. Droit d'entrée au paradis, 37,90 €. On hésiterait presque, dans les premiers moments, à creuser dans le buffet aux proportion­s gigantesqu­es, à se saisir des viandes à la cuisson millimétré­e ou à agripper les homards délicateme­nt rougis qui dégoulinen­t de toute part. Car oui, le lieu n'a rien d'une cantine Sodexo. Depuis 1989, Les Grands Buffets régalent des dizaines de milliers d'âmes (300 000 en 2017) en

célébrant le bon produit et mettant en lumière les grands classiques de la tradition française, avec une démesure tout occitane. Une anomalie gastronomi­que anticrise qui ravive le fantasme rabelaisie­n, dont le héros pouvait s'enfiler quatre chariots de pommes de terre et de côtes de boeuf (en entrée) ou six pèlerins en salade sans songer à la crise de foie.

— L’ENFER DU CHOIX

Si un restaurant est un théâtre, Les Grands Buffets sont une sorte d'opéra wagnérien, où l'on sature les sens. Boiseries, laiton et végétation luxuriante donnent l'impression de crapahuter dans une brasserie titanesque, parsemée d'oeuvres contempora­ines du type sculptures de cuillères réalisées par l'Anglaise Ann Carrington ou statues africaines issues du Musée internatio­nal des arts modestes (le bien nommé MIAM, à Sète)… Voilà pour le décor qui ne se mange pas, puisque le spectacle, évidemment, prend place sur les buffets. Dans un coin, une fontaine de homards fait jaillir les crustacés au-dessus d'un lit d'huîtres, de tourteaux ou de crevettes roses. Plus loin se dresse un stand de charcuteri­e, sur lequel s'épanouit une quarantain­e de produits : jambon de Bayonne séché neuf mois, Villemagno­l, Serrano Réserve affiné douze mois, Prosciutti Castoldi… Du lourd, quoi. Vous êtes plutôt foie gras? Tâchez de faire de la place pour les versions au rivesaltes, au poivre ou au piment basque, ou alors la terrine mi-cuite nature… voire l'escalope poêlée. Et attention, il ne s'agit là que des entrées, la suite valant également les multiples allers-retours. Outre les fameuses viandes grillées de la rôtisserie, escortées d'accompagne­ments bio, une cohorte de plats issus des grimoires de cuisine traditionn­elle française parade devant le chaland. Homard au naturel ou à l'américaine, huîtres chaudes au sabayon, saint-jacques à la nantaise, tournedos au foie gras, turbot entier rôti ou cuisses de grenouille: partout, entre les poêlons crépitants et les casseroles rissolante­s, le péché de gourmandis­e condamne les indécis à l'enfer du choix. À ce stade, la tentation peut même être forte de zapper le plateau de (46) fromages.

Mais qui pourrait résister à ces meules entières de salers vieux, de cantal jeune, de morbier ou de munster ? Manifestem­ent, pas grand monde parmi les affamés qui viennent garnir, chaque jour, les 300 sièges mol-

letonnés des Grands Buffets. Nombre d'entre eux n'hésitent pas à faire le déplacemen­t depuis les départemen­ts limitrophe­s, et il arrive même que certains viennent de Paris, voire de l'étranger! Ces derniers auront bien mérité de se ruer sur la centaine de desserts divers et variés, avec une préférence pour les glaces artisanale­s, même si les gabarits les plus solides trouvent des ressources insoupçonn­ées pour faire un sort aux Paris-Brest, macarons ou cornes de gazelle.

— UN MODÈLE RENTABLE

Si Les Grands Buffets n'ont pas d'équivalent dans les autres régions, la tradition du service à la française (escamotée depuis des lustres au profit du service à la russe) survit dans quelques bastions. Et offre même quelques bonnes surprises, où l'appétit déraisonna­ble ne le dispute pas au plaisir et à la conviviali­té. Pour s'en convaincre, direction Le Barbezingu­e et son décor de loft contempora­in ou La Cave de l'os à moelle, bistrot sauce moderne, deux adresses imaginées par Thierry Faucher. Le chef, ex-Bristol époque Fréchon et ex-Crillon époque Constant, ressuscite via ces adresses la tradition de la table d'hôtes, avec buffets à volonté. Une formule aussi généreuse que l'immense baratte de beurre dans laquelle le visiteur se sert allègremen­t, avant de taper dans la saucisse de boudin maison ou la terrine de lapin du chef, le filet mignon mijoté plusieurs heures ou les cuisses de canard confites. Cap, ensuite, sur le clafoutis débordant de tendresse ou la quinzaine de fromages bien affinés.

Le plus étonnant dans tout ça, c'est que l'idée a germé par hasard ! « Au départ, j'ai racheté La Cave de l'os à moelle pour en faire un bar à vin, mais je m'en servais aussi pour le repas des employés,

explique Thierry Faucher. Sauf qu'une fois les clients se sont assis et ont commencé à goûter aux plats de service. » Voilà pour le concept, que le chef se plaît à proposer au côté de sa carte bistronomi­que, « parce que c'est plus relax ». Très bien, mais la rentabilit­é est-elle assurée ? « Plus qu'on le croit, assure le taulier, sans tellement s'épancher. Puis, même si beaucoup de Parisiens ne connaissen­t pas le principe, la clientèle ne manque pas… à tel point que j'ai dû racheter La Cave de l'os à moelle il y a quelques années, après l'avoir vendue, car les habitués me réclamaien­t ! » Possible d'en savoir un peu plus sur le modèle économique, tout de même ? Bon, d'accord. Il y a tout d'abord ce calcul, facile à faire : un buffet à

volonté permet généraleme­nt de diviser le service en salle par deux ou trois. « Les garçons se contentent de débarrasse­r les assiettes et de servir les boissons : les clients font tout le boulot », s'amuse Faucher. Voilà pour la base.

Deuxième précepte: pour garantir des produits de qualité, c'est toute l'organisati­on en cuisine qu'il faut repenser. Au Barbezingu­e, pour réduire les coûts, et puisque le buffet à volonté n'est pas chevillé à l'immuabilit­é de la carte, Thierry Faucher exploite de bonnes affaires de Rungis. Jusqu'à la moelle, littéralem­ent. Mettons qu'il commande des agneaux entiers, notre homme mettra de côté certaines parties pour le bistrot et cuisinera les autres en ragoût. Il rentabilis­e non seulement la bête, allant jusqu'à servir ses tripes (« comme ça, au moins, les gens

peuvent goûter ! »), mais aussi son temps, puisque la viande du buffet

se prépare « quasiment toute seule ».

Même idée au Louchébem, l'institutio­n viandarde des Halles, où le patron Étienne Jojot a lancé, il y a une dizaine d'années, son assiette du rôtisseur, avec jambon rôti, gigot d'agneau et cuisse de boeuf à volonté. Une manière de concurrenc­er le Bistro Romain avoisinant et son carpaccio à discrétion. Tarif de l'opération : 26,90 euros, la maison ne mégotant

pas sur la qualité. Là encore, la formule, en plus de constituer un produit d'appel, suscite l'ingéniosit­é d'une maison qui a l'ADN boucher gravé dans ses entrecôtes. « Rendez-vous compte, pour faire rôtir un jambon entier, il faut environ 4h30: si je n'en servais que quelques tranches, ce serait intenable, assure Monsieur Étienne entre deux lampées de blanc.

En revanche, en le proposant dans la formule à volonté, je peux vendre

quasiment tout le jambon, en limitant les restes. »

Juste en face, le Bistrot du Louchébem, annexe de la maison-mère, fait valoir la même générosité : Étienne Jojot y propose un carpaccio de boeuf à volonté, servi brut de décoffrage. Le record actuel? Dix-neuf assiettes pour la même personne. Difficile à battre. L'alléchante propositio­n n'est cependant valable que de 19h à 20h30, une mesure restrictiv­e visant à écarter les « petits malins qui débarquaie­nt en fin de service et ne savaient plus s'arrêter ». Thierry Faucher, lui, a instauré une taxe poubelle pour éviter le gaspillage : prune de 10 euros si le client ne finit pas son assiette. « Comme ça, je leur apprends à respecter le produit et le travail. »

au rayon gourmandis­e à outrance, direction Colombes, pour glaner, cette fois, un peu d'exotisme. Le viandard impénitent peut y éprouver la variante brésilienn­e du buffet à volonté: le rodizio, tradition gaucho souvent galvaudée à Paris mais traitée avec bien des égards au Rodizio Brazil. Soit un buffet d'entrées à faire pleurer Thiago Silva, garni notamment de cogumelos (champignon­s), salada de cenoura (carottes) ou feijoada (le ragoût de haricots noirs, plat étendard des Auriverde), à acoquiner avec des délices carnés (boeuf, agneau, saucisse…).

— UN GOÛTER PRINCIER

Ceux-ci sont rivés à des broches que balade une ronde de serveurs affables, découpant les morceaux de bravoure à la demande, jusqu'à extinction des feux. Coût de l'aller simple pour Rio, 23 à 29 euros. Autre astuce pour les amateurs de formules à discrétion, les bons plans temporaire­s, à dénicher en gardant un oeil sur la montre et l'autre sur le calendrier. Au Buffet de la Gare, mignonnett­e brasserie parisienne qui fait foisonner sa déco végétale du côté des gares de l'Est et du Nord, on propose d'étancher les (grosses) envies de fromage durant la période hivernale. Pour 25 euros, c'est raclette à volonté, avec un honnête assortimen­t de char- cuterie, qui sert surtout de faire-valoir aux incroyable­s morbier, raclette à l'ail des ours ou tomme de Savoie, rapatriés tout droit des alpages. Au Bar à Huîtres, adresse iodée mitoyenne de la place des Vosges, trois rendez-vous font piaffer les appétits ostréicole­s: les mercredis, jeudis et dimanches soir, qui voient le plateau d'huîtres garni « à discrétion », sur simple sourcillem­ent du client. De quoi faire oublier le décor un brin tapageur de poissonner­ie lounge… moyennant, tout de même, 39 euros. Tout autre cadre : les salons ouatés de La Bauhinia, le restaurant du palace Le Shangri-La. L'hyperglycé­mique avisé s'y ruera le week-end, de 16h à 18h, pour une exceptionn­elle « Heure du thé ». Tarifée 48 euros, cette parenthèse enchantée et sucrée, à s'offrir au moins une fois dans une vie, propose de goûter autant que l'on veut aux 25 propositio­ns du chef-pâtissier local, Michaël Bartocetti. L'amoncellem­ent de tartes au citron furieuseme­nt meringuées, de Paris-Brest ardemment pralinés ou de cookies bigrement caramélisé­s offre de se gaver de douceurs. Un peu comme si l'on réalisait le vieux fantasme de se voir confier, pour une nuit, les clés d'une pâtisserie haut de gamme dans laquelle on pourrait piocher à son gré. Pour faire glisser tout cela, épatante sélection de thés de la très respectabl­e maison Dilmah et scats délicats d'une chanteuse de jazz. Reste, dans la grande famille des formules à volonté, celles planToujou­rs

quées dans les menus eux-mêmes. Au Sébillon, institutio­n de Neuillysur-Seine aux faux airs de brasserie chic de province, si les habitués connaissen­t le plat emblématiq­ue de la maison, le néophyte devra se plonger dans la carte pour découvrir le fameux gigot d'agneau Allaiton de l'Aveyron, servi… autant de fois que demandé (24 euros).

Flanqué de ses cocos blancs au jus de viande, il est présenté entier sur son guéridon et découpé dans la grande tradition. Même idée au Boeuf Couronné, établissem­ent emblématiq­ue lui aussi, situé à Paris, face à la Grande Halle de la Villette. Dans ce repaire de carnivores (belle entrecôte persillée, tête de veau sauce ravigote…), le long menu débute par une terrine de campagne aux foies de volaille servie à discrétion, qui tient toutes ses promesses. Le gros plat est posé sur la table avec un semblant de négligence, et l'on y tape joyeusemen­t, avec d'autant plus de bonne conscience qu'elle est proposée pour la modique somme de 8,50 euros. Conviviali­té et partage comme à la maison, donc. Et c'est peut-être cela que recherchen­t les adeptes du « manger plus sans payer plus »: la tranquilli­té rassurante du foyer et d'une vivifiante satiété.

 ??  ?? Ci-contre, Au Baeuf Couronné (Paris 19e), où l'on peut bâfrer sans limites une démente terrine de campagne aux foies de volaille pour 8,50 euros.
Ci-contre, Au Baeuf Couronné (Paris 19e), où l'on peut bâfrer sans limites une démente terrine de campagne aux foies de volaille pour 8,50 euros.
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 ??  ?? Ci-dessous, "l’Heure du thé", au restaurant du palace Le Shangri-La (Paris 16e), donne l'impression aux becs sucrés de se voir confier les clés d'une pâtisserie de luxe dans laquelle ils peuvent piocher à leur guise.
Ci-dessous, "l’Heure du thé", au restaurant du palace Le Shangri-La (Paris 16e), donne l'impression aux becs sucrés de se voir confier les clés d'une pâtisserie de luxe dans laquelle ils peuvent piocher à leur guise.
 ??  ?? Au Louchébem (Paris 1er), les gros appétits peuvent s'empiffrer de jambon rôti, gigot d'agneau ou cuisse de baeuf.
Au Louchébem (Paris 1er), les gros appétits peuvent s'empiffrer de jambon rôti, gigot d'agneau ou cuisse de baeuf.
 ??  ?? Ci-contre, le Bistrot du Louchébem (Paris 1er) débite du carpaccio de boeuf à tire-larigot. Le record actuel est de 19 assiettes englouties par le même glouton.
Ci-contre, le Bistrot du Louchébem (Paris 1er) débite du carpaccio de boeuf à tire-larigot. Le record actuel est de 19 assiettes englouties par le même glouton.
 ??  ?? Ci-dessous, Étienne Jojot, le taulier du Louchébem (Paris 1er). Pour contrer les grandes enseignes, ce fils de boucher a décidé de créer une assiette de viande servie à volonté.
Ci-dessous, Étienne Jojot, le taulier du Louchébem (Paris 1er). Pour contrer les grandes enseignes, ce fils de boucher a décidé de créer une assiette de viande servie à volonté.
 ??  ?? Créateur de la Cave de l’os à moelle (Paris 15e), le chef Thierry Faucher redonne vie à la tradition de la table d'hôtes. Chaque jour, il propose pour 25 euros une incroyable formule avec entrée, plat, fromage et dessert à volonté.
Créateur de la Cave de l’os à moelle (Paris 15e), le chef Thierry Faucher redonne vie à la tradition de la table d'hôtes. Chaque jour, il propose pour 25 euros une incroyable formule avec entrée, plat, fromage et dessert à volonté.
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 ??  ?? Ci-dessus, aux Grands Buffets de Narbonne (Aude), les clients écarquille­nt les yeux devant les grosses meules de fromage, piochant à leur gré parmi 46 variétés du type salers vieux, cantal, morbier ou munster.
Ci-dessus, aux Grands Buffets de Narbonne (Aude), les clients écarquille­nt les yeux devant les grosses meules de fromage, piochant à leur gré parmi 46 variétés du type salers vieux, cantal, morbier ou munster.
 ??  ?? Aux Grands Buffets, restaurant situé à Narbonne (Aude), le client pioche sans limite dans les stands qui débordent de victuaille­s : jambons de pays, foie gras artisanaux, viandes grillées, poissons, huîtres, fromages, pâtisserie­s...
Aux Grands Buffets, restaurant situé à Narbonne (Aude), le client pioche sans limite dans les stands qui débordent de victuaille­s : jambons de pays, foie gras artisanaux, viandes grillées, poissons, huîtres, fromages, pâtisserie­s...
 ??  ?? Le Sébillon (Neuilly-sur-Seine), et son fameux gigot d'agneau aveyronnai­s, à savourer sans fin pour 24 euros.
Le Sébillon (Neuilly-sur-Seine), et son fameux gigot d'agneau aveyronnai­s, à savourer sans fin pour 24 euros.

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