PEUT-ON VRAIMENT BIEN MANGER À VOLONTÉ ?
À des années-lumière du buffet de sushis, ou encore de l'assiette de légumes à volonté de chez Flunch, ces repaires hautement recommandables de la débauche gourmande sont prisés des initiés, mais inconnus du grand public.
Plongée orgiaque dans l'univers de la ripaille sans limite…
Àl'entrée de Narbonne, une mer de bitume gris charrie parkings et restaurants fast-foods. C'est une zone périurbaine comme il en existe des centaines et où campe généralement un grand hangar de tôle orné de néons, refuge des adeptes de la formule wok à volonté. Pas de ça ici, cependant. En lieu et place trône un imposant complexe nommé Les Grands Buffets, dont l'architecture anguleuse fait songer, de prime abord, à une piscine municipale ou une salle de concert.
Lorsqu'il approche de la demi-pyramide de verre faisant office d'entrée, le visiteur n'a pas conscience qu'il s'apprête à vivre le rêve de tout gourmet, l'expérience ultime. Il emprunte d'abord un long corridor aux murs vert bouteille, au bout duquel apparaissent hôtesses et serveurs tirés à quatre épingles. Puis soudain, comme un mirage, le premier morceau de réjouissance : une gigantesque rôtisserie ornée de la devise de Gargantua : « Fay ce que vouldras. »
Transcendés par cette chaude recommandation, quelques estomacs remontés piochent à la volée, assiette en main, sous les cloches fumantes: agneaux de lait des Pyrénées, cailles, poulets bio à la broche, saucisses maison, rognons de veau, coeurs de canard, coustellous, pieds de porc, andouillettes, cochons de lait à la broche… Bienvenue dans le plus grand restaurant à volonté de France, temple de la démesure gourmande devant lequel l'assistance se presse dès 11h30, tous les jours de l'année, pour ne rien rater des 432 plats (dont 133 desserts) proposés… midi et soir. Droit d'entrée au paradis, 37,90 €. On hésiterait presque, dans les premiers moments, à creuser dans le buffet aux proportions gigantesques, à se saisir des viandes à la cuisson millimétrée ou à agripper les homards délicatement rougis qui dégoulinent de toute part. Car oui, le lieu n'a rien d'une cantine Sodexo. Depuis 1989, Les Grands Buffets régalent des dizaines de milliers d'âmes (300 000 en 2017) en
célébrant le bon produit et mettant en lumière les grands classiques de la tradition française, avec une démesure tout occitane. Une anomalie gastronomique anticrise qui ravive le fantasme rabelaisien, dont le héros pouvait s'enfiler quatre chariots de pommes de terre et de côtes de boeuf (en entrée) ou six pèlerins en salade sans songer à la crise de foie.
— L’ENFER DU CHOIX
Si un restaurant est un théâtre, Les Grands Buffets sont une sorte d'opéra wagnérien, où l'on sature les sens. Boiseries, laiton et végétation luxuriante donnent l'impression de crapahuter dans une brasserie titanesque, parsemée d'oeuvres contemporaines du type sculptures de cuillères réalisées par l'Anglaise Ann Carrington ou statues africaines issues du Musée international des arts modestes (le bien nommé MIAM, à Sète)… Voilà pour le décor qui ne se mange pas, puisque le spectacle, évidemment, prend place sur les buffets. Dans un coin, une fontaine de homards fait jaillir les crustacés au-dessus d'un lit d'huîtres, de tourteaux ou de crevettes roses. Plus loin se dresse un stand de charcuterie, sur lequel s'épanouit une quarantaine de produits : jambon de Bayonne séché neuf mois, Villemagnol, Serrano Réserve affiné douze mois, Prosciutti Castoldi… Du lourd, quoi. Vous êtes plutôt foie gras? Tâchez de faire de la place pour les versions au rivesaltes, au poivre ou au piment basque, ou alors la terrine mi-cuite nature… voire l'escalope poêlée. Et attention, il ne s'agit là que des entrées, la suite valant également les multiples allers-retours. Outre les fameuses viandes grillées de la rôtisserie, escortées d'accompagnements bio, une cohorte de plats issus des grimoires de cuisine traditionnelle française parade devant le chaland. Homard au naturel ou à l'américaine, huîtres chaudes au sabayon, saint-jacques à la nantaise, tournedos au foie gras, turbot entier rôti ou cuisses de grenouille: partout, entre les poêlons crépitants et les casseroles rissolantes, le péché de gourmandise condamne les indécis à l'enfer du choix. À ce stade, la tentation peut même être forte de zapper le plateau de (46) fromages.
Mais qui pourrait résister à ces meules entières de salers vieux, de cantal jeune, de morbier ou de munster ? Manifestement, pas grand monde parmi les affamés qui viennent garnir, chaque jour, les 300 sièges mol-
letonnés des Grands Buffets. Nombre d'entre eux n'hésitent pas à faire le déplacement depuis les départements limitrophes, et il arrive même que certains viennent de Paris, voire de l'étranger! Ces derniers auront bien mérité de se ruer sur la centaine de desserts divers et variés, avec une préférence pour les glaces artisanales, même si les gabarits les plus solides trouvent des ressources insoupçonnées pour faire un sort aux Paris-Brest, macarons ou cornes de gazelle.
— UN MODÈLE RENTABLE
Si Les Grands Buffets n'ont pas d'équivalent dans les autres régions, la tradition du service à la française (escamotée depuis des lustres au profit du service à la russe) survit dans quelques bastions. Et offre même quelques bonnes surprises, où l'appétit déraisonnable ne le dispute pas au plaisir et à la convivialité. Pour s'en convaincre, direction Le Barbezingue et son décor de loft contemporain ou La Cave de l'os à moelle, bistrot sauce moderne, deux adresses imaginées par Thierry Faucher. Le chef, ex-Bristol époque Fréchon et ex-Crillon époque Constant, ressuscite via ces adresses la tradition de la table d'hôtes, avec buffets à volonté. Une formule aussi généreuse que l'immense baratte de beurre dans laquelle le visiteur se sert allègrement, avant de taper dans la saucisse de boudin maison ou la terrine de lapin du chef, le filet mignon mijoté plusieurs heures ou les cuisses de canard confites. Cap, ensuite, sur le clafoutis débordant de tendresse ou la quinzaine de fromages bien affinés.
Le plus étonnant dans tout ça, c'est que l'idée a germé par hasard ! « Au départ, j'ai racheté La Cave de l'os à moelle pour en faire un bar à vin, mais je m'en servais aussi pour le repas des employés,
explique Thierry Faucher. Sauf qu'une fois les clients se sont assis et ont commencé à goûter aux plats de service. » Voilà pour le concept, que le chef se plaît à proposer au côté de sa carte bistronomique, « parce que c'est plus relax ». Très bien, mais la rentabilité est-elle assurée ? « Plus qu'on le croit, assure le taulier, sans tellement s'épancher. Puis, même si beaucoup de Parisiens ne connaissent pas le principe, la clientèle ne manque pas… à tel point que j'ai dû racheter La Cave de l'os à moelle il y a quelques années, après l'avoir vendue, car les habitués me réclamaient ! » Possible d'en savoir un peu plus sur le modèle économique, tout de même ? Bon, d'accord. Il y a tout d'abord ce calcul, facile à faire : un buffet à
volonté permet généralement de diviser le service en salle par deux ou trois. « Les garçons se contentent de débarrasser les assiettes et de servir les boissons : les clients font tout le boulot », s'amuse Faucher. Voilà pour la base.
Deuxième précepte: pour garantir des produits de qualité, c'est toute l'organisation en cuisine qu'il faut repenser. Au Barbezingue, pour réduire les coûts, et puisque le buffet à volonté n'est pas chevillé à l'immuabilité de la carte, Thierry Faucher exploite de bonnes affaires de Rungis. Jusqu'à la moelle, littéralement. Mettons qu'il commande des agneaux entiers, notre homme mettra de côté certaines parties pour le bistrot et cuisinera les autres en ragoût. Il rentabilise non seulement la bête, allant jusqu'à servir ses tripes (« comme ça, au moins, les gens
peuvent goûter ! »), mais aussi son temps, puisque la viande du buffet
se prépare « quasiment toute seule ».
Même idée au Louchébem, l'institution viandarde des Halles, où le patron Étienne Jojot a lancé, il y a une dizaine d'années, son assiette du rôtisseur, avec jambon rôti, gigot d'agneau et cuisse de boeuf à volonté. Une manière de concurrencer le Bistro Romain avoisinant et son carpaccio à discrétion. Tarif de l'opération : 26,90 euros, la maison ne mégotant
pas sur la qualité. Là encore, la formule, en plus de constituer un produit d'appel, suscite l'ingéniosité d'une maison qui a l'ADN boucher gravé dans ses entrecôtes. « Rendez-vous compte, pour faire rôtir un jambon entier, il faut environ 4h30: si je n'en servais que quelques tranches, ce serait intenable, assure Monsieur Étienne entre deux lampées de blanc.
En revanche, en le proposant dans la formule à volonté, je peux vendre
quasiment tout le jambon, en limitant les restes. »
Juste en face, le Bistrot du Louchébem, annexe de la maison-mère, fait valoir la même générosité : Étienne Jojot y propose un carpaccio de boeuf à volonté, servi brut de décoffrage. Le record actuel? Dix-neuf assiettes pour la même personne. Difficile à battre. L'alléchante proposition n'est cependant valable que de 19h à 20h30, une mesure restrictive visant à écarter les « petits malins qui débarquaient en fin de service et ne savaient plus s'arrêter ». Thierry Faucher, lui, a instauré une taxe poubelle pour éviter le gaspillage : prune de 10 euros si le client ne finit pas son assiette. « Comme ça, je leur apprends à respecter le produit et le travail. »
au rayon gourmandise à outrance, direction Colombes, pour glaner, cette fois, un peu d'exotisme. Le viandard impénitent peut y éprouver la variante brésilienne du buffet à volonté: le rodizio, tradition gaucho souvent galvaudée à Paris mais traitée avec bien des égards au Rodizio Brazil. Soit un buffet d'entrées à faire pleurer Thiago Silva, garni notamment de cogumelos (champignons), salada de cenoura (carottes) ou feijoada (le ragoût de haricots noirs, plat étendard des Auriverde), à acoquiner avec des délices carnés (boeuf, agneau, saucisse…).
— UN GOÛTER PRINCIER
Ceux-ci sont rivés à des broches que balade une ronde de serveurs affables, découpant les morceaux de bravoure à la demande, jusqu'à extinction des feux. Coût de l'aller simple pour Rio, 23 à 29 euros. Autre astuce pour les amateurs de formules à discrétion, les bons plans temporaires, à dénicher en gardant un oeil sur la montre et l'autre sur le calendrier. Au Buffet de la Gare, mignonnette brasserie parisienne qui fait foisonner sa déco végétale du côté des gares de l'Est et du Nord, on propose d'étancher les (grosses) envies de fromage durant la période hivernale. Pour 25 euros, c'est raclette à volonté, avec un honnête assortiment de char- cuterie, qui sert surtout de faire-valoir aux incroyables morbier, raclette à l'ail des ours ou tomme de Savoie, rapatriés tout droit des alpages. Au Bar à Huîtres, adresse iodée mitoyenne de la place des Vosges, trois rendez-vous font piaffer les appétits ostréicoles: les mercredis, jeudis et dimanches soir, qui voient le plateau d'huîtres garni « à discrétion », sur simple sourcillement du client. De quoi faire oublier le décor un brin tapageur de poissonnerie lounge… moyennant, tout de même, 39 euros. Tout autre cadre : les salons ouatés de La Bauhinia, le restaurant du palace Le Shangri-La. L'hyperglycémique avisé s'y ruera le week-end, de 16h à 18h, pour une exceptionnelle « Heure du thé ». Tarifée 48 euros, cette parenthèse enchantée et sucrée, à s'offrir au moins une fois dans une vie, propose de goûter autant que l'on veut aux 25 propositions du chef-pâtissier local, Michaël Bartocetti. L'amoncellement de tartes au citron furieusement meringuées, de Paris-Brest ardemment pralinés ou de cookies bigrement caramélisés offre de se gaver de douceurs. Un peu comme si l'on réalisait le vieux fantasme de se voir confier, pour une nuit, les clés d'une pâtisserie haut de gamme dans laquelle on pourrait piocher à son gré. Pour faire glisser tout cela, épatante sélection de thés de la très respectable maison Dilmah et scats délicats d'une chanteuse de jazz. Reste, dans la grande famille des formules à volonté, celles planToujours
quées dans les menus eux-mêmes. Au Sébillon, institution de Neuillysur-Seine aux faux airs de brasserie chic de province, si les habitués connaissent le plat emblématique de la maison, le néophyte devra se plonger dans la carte pour découvrir le fameux gigot d'agneau Allaiton de l'Aveyron, servi… autant de fois que demandé (24 euros).
Flanqué de ses cocos blancs au jus de viande, il est présenté entier sur son guéridon et découpé dans la grande tradition. Même idée au Boeuf Couronné, établissement emblématique lui aussi, situé à Paris, face à la Grande Halle de la Villette. Dans ce repaire de carnivores (belle entrecôte persillée, tête de veau sauce ravigote…), le long menu débute par une terrine de campagne aux foies de volaille servie à discrétion, qui tient toutes ses promesses. Le gros plat est posé sur la table avec un semblant de négligence, et l'on y tape joyeusement, avec d'autant plus de bonne conscience qu'elle est proposée pour la modique somme de 8,50 euros. Convivialité et partage comme à la maison, donc. Et c'est peut-être cela que recherchent les adeptes du « manger plus sans payer plus »: la tranquillité rassurante du foyer et d'une vivifiante satiété.