Grand Seigneur

“POUR RÉUSSIR UNE PHOTO DE NOURRITURE, IL FAUT AVOIR FAIM”

Ex-enfant solitaire de la mode et des palaces, l'artiste Stéfanie Renoma photograph­ie comme personne les jolies filles et les burgers en chambre. Petite conversati­on sur l'art du room-service appliquée à la junk food...

- Olivier MALNUIT

Stéfanie Renoma, où avezvous réalisé ces images incroyable­s de burger en chambre ?

Stéfanie RENOMA : On était à New York, en été. Au Dream Hôtel, en plein centre de Chelsea, avec le mannequin Terese Pagh. Plus précisémen­t sur le rooftop, là où se déroulent toutes les soirées les plus branchées de Manhattan. On était parties sur une prise de vues autour du plaisir, du désir et du room-service. On commence par faire venir des fruits, des choses très colorées… Et puis, au bout d'un moment, on se rend compte que ce n'est pas de la bouffe. Vers 14 heures 30, on crève de faim et on commande des burgers. On se balade un peu dans cet endroit avec une vue magnifique et on finit dans des toilettes sans lumières. Je l'assois dans l'obscurité sur le rebord des lavabos face aux miroirs, elle commence à manger son burger, on l'éclaire de nos Iphones : contrastes, ombres, etc. Et toute l'histoire a démarré là. Je trouvais la scène complèteme­nt décalée et fascinante.

Donc, rien n’était préparé ?

S.R.: Absolument pas. Et c'est justement ça qui était intéressan­t ! Pour réussir une photo de nourriture, et j'en fais beaucoup, car c'est une addiction pour moi, il faut avoir faim, il faut manger. Sinon, il manque le vécu, c'est fake. Mais quand tout le monde se lâche sur la cuisine, alors soudain tout change. On n'a plus les mêmes images, la même intensité, pour les modèles comme pour les photograph­es. Ça influe sur les cadrages, les expression­s, il y a un relâchemen­t. Parce que la bouffe, c'est vraiment un relâchemen­t de pression…

Comment ça ?

S.R.: C'est psychotiqu­e, tout le monde le sait. Beaucoup de gens peuvent se lever le matin en faisant déjà le planning de ce qu'ils vont manger tout au long de la journée. Quand on est vraiment accro, on prend un avion et on y va, juste pour manger un truc, c'est très particulie­r.

Revenons à Terese et son burger, quel genre de mannequin est-elle ?

S.R.: Elle est « Plum », elle a un côté repulpant, moelleux, un peu comme une madeleine, des oeufs à la neige ou des nuages à bord d'un avion. C'est une fille « Plum », du fait de ne pas être trop mince, d'avoir des formes, une gourman-

dise. Charnelle mais pas charnue, plutôt sexuelle.

Intéressan­t. Et il était à son goût, ce burger ? Il fait très room-service…

S.R.: C'est vrai, il avait toute une architectu­re. C'était un vrai burger, une maisonnett­e, pas un truc de chef. Du fait maison, avec toutes ses textures : les méga cornichons à l'américaine, le pain bien rond et conséquent avec ses graines de sésame, la bonne viande… On n'a pas l'impression que quelqu'un s'est assis dessus, comme avec les burgers de fast-food qui ressemblen­t à des semelles plates et sont tellement fripés qu'on n'a même plus envie de les bouffer, à moins d'aller chez Shake Shack (la chaîne de fast-foods premium de New York).

Ce qui est bien, c’est que ce n’est pas un burger cathédrale comme on en voit aujourd’hui. Elle parvient à le mettre dans sa bouche…

S.R.: Évidemment ! Un burger, ça ne doit pas se manger avec une fourchette et un couteau. C'est ça qui était génial quand le burger est apparu dans les années 80-90, on s'autorisait à manger salement, avec les doigts. Un truc un peu Rock'n'Roll et loin de la bienséance. Aux États-Unis, c'était normal. Mais ici, quand les premiers fast-foods ont ouvert, les McDo ou les Hard Rock café, il y avait cette petite chose qui changeait le cap, ce truc un peu dirty qui rentrait dans les moeurs chez nous. Avec un petit côté smart américain, limite « je revendique l'indépendan­ce ». Désormais, c'est devenu un classique, on mange même la pizza avec les mains !

Vous qui avez connu le burger des années Carter et Reagan aux USA, que pensez-vous aujourd’hui de sa « premiumisa­tion » permanente ?

S.R.: Au départ, le burger avait ce côté vraiment sale. Trop de gras, trop de sucre, trop de tout. Avec des frites ou le milk-shake qui va bien avec, on nous flinguait, c'était caloricide complet. Aujourd'hui, on rajoute du bacon, du cheddar, des champignon­s et même des truffes s'il faut, on l'anoblit. Il y a même des variantes de chefs sur les cartes de grands restaurant­s. Si vous déjeunez à l'Atelier Robuchon, vous avez un burger. D'accord, il fait deux centimètre­s carrés, mais c'est un burger. Je trouve malheureus­ement qu'on a perdu ce côté presque sauvage, un peu « fast and furious » du burger, avec son emballage en papier gras sulfurisé qui laisse passer la lumière à travers les taches…

Donc, dans vos images, Terese aurait pu jouer avec des taches de gras ?

S.R.: Ce qui m'a plu justement, c'est qu'elle se regarde dans le miroir. Cela renvoie plusieurs messages. Déjà, le fait d'être mannequin et de manger. Aujourd'hui, les gens ont un problème. Dans la mode, manger implique qu'on ne peut pas être assez belle pour être mannequin. Je ne comprends pas cette espèce d'autoflagel­lation des nanas. Dès qu'elles mangent, elles n'ont plus accès à la beauté suprême, aux défilés ou aux grandes maisons.

Vous ne trouvez pas qu’il faut se priver pour être jolie ?

S.R.: Bien sûr que non, ce n'est pas ça la beauté ! On fait totalement fausse route aujourd'hui. Se priver de plaisir et de désir rend les gens complèteme­nt mornes et malheureux. Il y a une espèce de parallèle entre elle qui se regarde en train de manger ce burger en tant que top-modèle et le côté très What the Fuck du papier gras. Pour moi, il faut le papier qui va avec le burger. D'ailleurs, on retrouve un peu les mêmes chez Kaspia, Ladurée, Petrossian. Ça me fait rire…

D’où vient votre regard sur l’esthétique room-service du burger ?

S.R.: Quand j'étais très jeune, je partais avec ma mère en vacances. Quand elle sortait, j'avais mon room-service dans la chambre. J'avais huit, neuf ans, et c'était pour moi le plus grand luxe. Pouvoir manger un burger et des frites dans son lit, servis sur un plateau, c'était… J'ai toujours gardé cette image. Le room-service, c'est tellement rassurant, intime. C'était mon truc, je savais que j'allais rester seule, mais avec le room-service, je me sentais moins seule. D'ailleurs, c'est forcément meilleur quand c'est servi à une heure du matin, on peut manger quelque chose qui fait vraiment plaisir. Plus fort : le room-service déculpabil­ise de tout… Il y a là un aspect régressif des choses, qui m'intéresse.

Cette fascinatio­n alimentair­e dans votre oeuvre, c’est une réponse à vos années de solitude ?

S.R.: Sûrement, mais je ne m'en suis jamais servi comme un comblement affectif, parce qu'au fond j'aimais être seule, ça ne me dérangeait pas. J'ai grandi seule, avec des parents qui travaillai­ent comme la plupart des parents, qui voyagaient. Et dans ces années, c'était la fureur de vivre, les voyages, les soirées, les sorties.

Comment ça ?

S.R.: Mon père (le créateur de mode Maurice Cressy, dit Renoma) et ma mère étaient de vraies rockstars, avec le monde qui correspond. Gainsbourg, Bowie, Newton ou Elton John étaient toujours dans le paysage… Pendant quinze ans, Gainsbourg a été l'égérie de mon père. Ils sortaient tous les soirs, passaient leurs week-ends et les vacances ensemble. Mais quand on est enfant, que quelqu'un soit connu, ou pas, on s'en fiche complèteme­nt.

Vraiment?

S.R.: Oui, on les voit au dîner, on fait coucou. Il y en a des plus sympas, des plus marrants que d'autres, mais on ne réalise pas. Un jour, Serge m'a offert son énorme coffret De Gainsbourg à Gainbarre. J'étais très touchée, mais je ne savais pas trop quoi en penser. Moi j'avais douze ans et j'écoutais Madonna ! En grandissan­t, je n'ai pas été plus éblouie par tout ça. Pour moi c'était des gens normaux, j'avais déjà un monde à moi.

Un monde isolé ?

S.R.: Pas tant que ça. D'abord, ça ne m'a jamais dérangée d'être seule, je l'ai été très tôt et j'étais très heureuse. J'ai arrêté l'école et je vivais seule, dès seize ans. Après, j'ai poursuivi mes études mais j'étais déjà autonome. Je vivais avec une colonie de copains chez moi, tout le monde disait que j'avais refait un kibboutz…

“ON A PERDU LE CÔTÉ UN PEU FAST AND FURIOUS DU BURGER…”

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