Grand Seigneur

“QUAND J’ÉTAIS MAÎTRE D’HÔTEL…”

Récemment à l'affiche de Wonder Woman, Saïd Taghmaoui, l'un des seuls acteurs français bankable à Hollywood et véritable icône du rap français*, nous a livré une anecdote étonnante sur son passé au service des grandes maisons parisienne­s…

- Texte : Olivier Malnuit (avec Timothée Barrière) Photos : Stéfanie Renoma

Saïd Taghmaoui, l’image du personnage de Saïd dans La Haine (1995), que vous aviez coscénaris­é avec Mathieu Kassovitz, vous colle encore à la peau. Et pourtant, quelques années auparavant, vous appreniez les bonnes manières… S.T.:

Bien sûr, d'où croyez-vous que vient mon côté aristocrat­ique (rires) ? De l'École de Paris des métiers de la table (EMPT), à Louise-Michel dans le 17e arrondisse­ment, où j'ai étudié pendant deux ans. L'une des plus grandes écoles françaises de restaurati­on et des arts de la table. J'ai commencé à seize ans, je faisais deux semaines à l'école et deux semaines au restaurant. J'ai travaillé dans les plus grands restaurant­s de France, Le Train Bleu à l'époque, Le Ruc Saint-Lazare, Le Maxim's, Le Pub Saint-Germain-des-Prés, Le Crillon…

Et concrèteme­nt, vous faisiez quoi ? S.T.:

J'étais un petit commis, j'étais là pour apprendre avec les chefs de rang. Un an et demi à me faire au métier : ramener les plats à la plonge, nettoyer les casseroles en cuivre, découper les viandes et les poissons, servir à la russe, à la française, à l'anglaise, connaître les cépages, les vins, les fromages, etc. A la fin, j'étais quasiment maître d'hôtel ! Et puis j'ai connu ces grandes familles d'Auvergnats qui tenaient toutes les grandes brasseries parisienne­s. Ils m'aimaient bien parce que je suis berbère. On a une réputation de gros travailleu­rs, comme les Juifs, et ils adoraient ça. Ils me disaient : « Toi, tu vas aller très loin, mais t'es un artiste, tu n'as rien à foutre ici. »

Que gardez-vous aujourd’hui de cette période en salle ?

S.T.:

Toute cette histoire m'a donné les codes d'une certaine société, ça m'a profondéme­nt marqué. En voyant de grandes familles venir manger, moi, tout petit, je les regardais et j'apprenais. Comment déguster un poulet, découper un poisson, boire le vin… Il m'en reste l'amour du service, la qualité des produits, les AOC. L'éducation poussée au paroxysme quand il s'agit de l'art de la table. Et tous mes copains qui étaient en cuisine à l'époque sont devenus de grands chefs étoilés pour les rois et les princes. L'un d'eux est même devenu le directeur de l'école où il m'invite souvent à déjeuner au restaurant d'applicatio­n des élèves.

Justement, comment définiriez-vous vous un bon service ?

S.T.:

C'est un show, l'art du service élégant poussé à son paroxysme, la noblesse absolue. Il a fallu des siècles et de très grandes familles pour arriver à cette qualité de service, et j'y accorde une importance fondamenta­le. Aujourd'hui encore, j'ai ce réflexe de me dire « oh my god, il pense que c'est ça du service ! », alors que ça laisse à désirer. Quand je suis invité chez certains rois ou certains princes, je peux renouer avec cette première éducation.

C’est important la cuisine dans votre famille ?

S.T.:

Comme dans toutes les familles arabes ! Je me souviens quand je nettoyais les fèves avec ma mère. Elle faisait elle-même le pain tous les jours, pas le choix, on n'avait pas assez d'oseille pour en acheter. Au Maroc, pendant les vacances, on n'avait pas de four parce qu'on était pauvres. Donc, tous les matins, il fallait amener sur un grand plateau son pain au four commun, le foran (en roulant le « r », ndlr) et venir le soir pour le récupérer. Et sinon, on achetait tout au détail : des clopes au bout de beurre. Comme on n'avait pas d'argent, c'était au jour le jour.

Comment vous êtes-vous acclimaté aux États-Unis, avec une telle passion de la cuisine ?

S.T.:

C'est un drame absolu ! Tous les produits sont différents, crevettes, farine, eau, pain. Ils font venir ces grandes stars, qui se rapprochen­t du truc, mais c'est uniquement pour le profit. En fait, et pardon pour l'expression, mais c'est de la merde enrobée de savoir-faire. C'est dommage. Ou alors, vous allez dans un restaurant italien qui fait venir ses produits directemen­t de Rome ou de Naples, mais là ça devient très coûteux. C'est un budget hollywoodi­en du coup ! Alors que moi, j'ai un budget « Aliwoodien » ! (Rires). Par contre, si vous voulez bien manger, et pas cher, vous allez au Maroc !

Il paraît que c’est dans les stationsse­rvice marocaines qu’on y mange le mieux (lire Grand Seigneur 11)…

S.T.:

Oui, c'est le top ! The best of the fucking best ! Oublie tout ce que vous avez déjà mangé dans votre vie. Le vrai cinq étoiles Michelin, c'est chez le Bibendum. Un jour, j'amène le graffeur JonOne avec moi au Maroc pour faire une collection de peintures. C'est un mec très important. On commence à manger dans les restaurant­s chics de Marrakech, mais je lui dis : « Arrête tes conneries, on prend la voiture et je t'emmène dans le vrai truc. » On sort de la ville et on voit une station-service, accolée à une ferme, avec les vrais produits du village. On mange, il me regarde et il me dit : « What the fuck, this is so big. » Tous les jours, on allait y manger matin, midi et soir, avec ses enfants, ma soeur… Et quand on ne pouvait pas y aller, on envoyait quelqu'un chercher les repas.

C’est l’amour fou… S.T.:

Vous ne me croyez pas ? Quand vous avez goûté ce tajine… Je vous inviterai! Vous n'avez pas grand-chose à faire ? Venez manger un tajine à la maison ! Maintenant, vous avez intérêt à écrire un bon article. Vous avez vu comment on fait de la corruption ? Je devrais faire de la politique (blague !)... * Ancien membre du groupe de hip-hop Assassin, proche du rappeur Asap Rocky (il joue dans son clip Money Man), Saïd Taghmaoui produirait de nombreux artistes de rap français.

“AUJOURD’HUI ENCORE,

J’AI CE RÉFLEXE DE ME DIRE : “OH MY GOD, IL PENSE QUE C’EST ÇA DU SERVICE !”

 ??  ?? Saïd Taghmaoui, lors de son dernier passage à Paris, en pleine séance d’essayage à la boutique Renoma
(129 bis rue de la Pompe, Paris 16è)
Saïd Taghmaoui, lors de son dernier passage à Paris, en pleine séance d’essayage à la boutique Renoma (129 bis rue de la Pompe, Paris 16è)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France