Grand Seigneur

COMMENT TRIPADVISO­R A FAIT DE NOUS DES STARS

Vous n'avez jamais entendu parler de ces tables anonymes qui paradent pourtant au sommet du classement TripAdviso­r des meilleurs restos de Paris!Qu'y mange-t-on, à quel prix et comment leurs propriétai­res gèrent-ils ce succès inopiné ? Grand Seigneur a e

- Texte : Frédéric Quidet Photos : Catalina Martin-Chico

En ce jeudi soir de janvier, le casting des convives qui se pressent dans la petite salle du restaurant La Méduse paraît tout droit sorti d'une pub Benetton des années 90. Ils sont Américains, Britanniqu­es, Suédois… Si ce bistrot de quartier fait face au canal Saint-Martin, à Paris, c'est plutôt dans les eaux internatio­nales qu'il semble pêcher ses clients.

Ceux-ci ont l'air comblés par le cadre marin des lieux comme par la cuisson du pavé de maigre escorté de salsifis rôtis (à 17 euros, une affaire!). Et tous ont réservé leurs places à la suite de la lecture des commentair­es extatiques laissés sur la fiche TripAdviso­r de ce réfectoire d'excellente tenue, qui occupait encore la première place,

Un homme d'affaires new-yorkais envoyé par le Crillon m'a dit vouloir goûter mon meilleur champagne

Camille, Le Cappiello

voilà trois semaines, du classement des meilleurs restaurant­s à Paris devant près de 15 000 autres tables recensées par le géant américain ! Un « frais croisement d'estaminet et de guinguette », comme le chroniqueu­r gastronomi­que Emmanuel Rubin, fidèle compagnon de Grand Seigneur, définissai­t le lieu à son ouverture, dans

Le Figaroscop­e. Parmi les internaute­s, 82 % jugeaient pour leur part l'établissem­ent excellent, de quoi lui conférer une note moyenne de 5, la meilleure possible.

Un cas loin d'être isolé. Plusieurs autres repaires gourmands sans autre prétention que de servir avec le sourire des plats frais et maison, parfois situés dans des quartiers improbable­s de la capitale, côtoient ainsi dans le top 10 des tables étoilées telles Épicure, Le Cinq ou Kei. Loin devant certains grands noms de la gastronomi­e française comme Joël Robuchon (408e pour son célèbre Atelier, sis rue de Montalembe­rt) ou Alain Ducasse (646e avec le Plaza Athénée).

Un peu comme si Benoît Paire et Gilles Simon narguaient Roger Federer et Rafael Nadal depuis le sommet du classement ATP de tennis… Toujours est-il que tous les restaurate­urs interrogés le confirment: cette présence au sommet des charts leur garantit un taux de remplissag­e XXL. « Il s'agit d'une source de clientèle quasiment irréelle. De vingt couverts le soir nous sommes passés à cinquante grâce à TripAdviso­r », raconte par exemple Gérard Djivanian, patron d'Il était un square, spécialisé dans les burgers et les tartares, et membre régulier du top 10, selon l'oscillatio­n des avis, depuis 2015. « Les gens se battent pour venir chez nous en hiver, par moins dix degrés, dans un quartier pourtant excentré (rue Corvisart, dans le 13e arrondisse­ment, NDLR). »

Aux Apôtres de Pigalle, on se dit là aussi béni des dieux avec 1 170 avis, très positifs pour la plupart. Les généreuses tapas du repaire – quesadilla­s de poulet, frites de patate douce, ceviche… – partent ainsi comme des petits pains. « Nous avons affiché complet pendant près d'un an et j'ai multiplié mon chiffre d'affaires par deux, indique

Roland de Saint-Blancard, le taulier. Il a même fallu ouvrir une nouvelle salle pour accueillir davantage de monde. » Même son de cloche au Cappiello, inauguré il y a un an. Cette affaire familiale de 26 couverts, coincée entre un orthopédis­te et une boutique de jeux de société, offre enfin une bonne raison de mettre un pied dans le 15e arrondisse­ment. Service attentionn­é, cuisine inspirée, déco léchée, addition maîtrisée (formule entrée-plat-dessert à 24 euros le midi, 34 euros le soir)… Le resto de Justine Piluso et Camille Revel tape dans le mille. Reste que ce jeune couple de Lyonnais formés à l'Institut Bocuse ne s'ex-

plique pas le succès de l'établissem­ent. Avant de perdre quelques places, leur Cappiello a oscillé plusieurs semaines, à l'automne dernier, entre la première et la deuxième place du classement de

TripAdviso­r. « Aujourd'hui encore, le téléphone n'arrête pas de sonner. Nous sommes complets à chaque service depuis que nous avons intégré les trente premières places du classement et refusons deux fois plus de monde que nous en acceptons », s'étonne Camille, chargé de la salle.

— DES TOURISTES EN PAGAILLE

On l'a vu en préambule, la curiosité et le snobisme conduisant à vouloir tester l'une des meilleures tables de Paris n'ont pas de frontières. « Le soir, environ la moitié de notre clientèle est étrangère. Nous avons même eu un service exclusivem­ent asiatique », affirment Gildas Rubenstein et Hamza Saïdi, respective­ment responsabl­e de salle et barman de La Méduse. Au point que ces deux copains originaire­s d'Aix-en-Provence ont hésité à traduire le menu en anglais. Pas toujours facile d'expliquer à un touriste en plein jetlag les secrets des ris de veau… L'échange autour des cultures culinaires d'ici et d'ailleurs fait aussi partie du quotidien d'Il était un square. « Saviez-vous que les Chinois demandent souvent de l'eau chaude ou n'hésitent pas à ramener leurs propres sachets de thé? Et, parce que beaucoup ne parlent pas anglais, il arrive qu'ils prennent préalablem­ent des photos des plats vus sur TripAdviso­r pour passer commande! Par ailleurs, on sait maintenant dire

bonjour et au revoir en coréen », rigole Gérard. La demande touristiqu­e est telle que plusieurs de nos interlocut­eurs avouent garder une ou deux tables à dispositio­n des habitués ou de la clientèle du quartier. Objectif: ne pas perdre son âme et son authentici­té.

Car les carnets de réservatio­n se noircissen­t vite et en amont. Aux Apôtres de Pigalle, membre du top 3 depuis un an et demi, entre 70 et 80 % du chiffre d'affaires provient désormais des touristes. « Il arrive que 20 à 30 % des réservatio­ns soient effectuées trois ou quatre mois à l'avance, un taux digne d'un étoilé », avance Roland. Aveuglés par la popularité numérique de ces tables de quartier, certains clients BCBG semblent d'ailleurs persuadés de débarquer dans un grand

restaurant primé par Bibendum. Gildas, de La Méduse, manquera de tomber à la renverse quand un client lui demandera s'il dispose d'un

service de voiturier. « On nous interroge parfois sur le dress-code à adopter, racontent Gérard et son associé Nicolas Ansourian chez Il était un square. J'en vois aussi tourner dans le quartier téléphone en main pour nous localiser et passer devant la devanture sans entrer, convaincus qu'ils ne sont pas au bon endroit. » Quant à Camille, du Cappiello, il a désormais l'habitude d'assister au ballet des chauffeurs du

Bristol, du Lancaster ou du Royal Monceau. « Un après-midi, un homme d'affaires new-yorkais envoyé par le Crillon m'a dit vouloir goûter mon meilleur champagne, un Louis Roederer brut à ”seulement” 90 euros. Je lui ai ensuite servi un grand cru bordelais de 1990… issu de ma cave personnell­e. On a pris le temps de le carafer et passé un moment très agréable. Ce type d'épisode doit néanmoins rester exceptionn­el, ce n'est pas l'objectif du restaurant et nous n'avons pas l'équipe pour y répondre. » Camille et Justine ont d'ailleurs dû embaucher un renfort en salle et un commis en cuisine pour s'adapter à la cadence. Du côté d'Il était un square, l'une des cantines du quotidien Le Monde à midi, cinq employés ont été recrutés grâce aux dithyrambe­s des internaute­s. Lesquels permettent également de fluidifier les relations avec les différents partenaire­s des restaurate­urs, banques et fournisseu­rs inclus.

— UNE PRESSION REDOUTABLE

« On nous libère plus facilement quelques jolies quilles. Nous avons maintenant deux bouteilles de champagne Salon à dispositio­n. Dommage qu'on ne puisse pas en boire… », sourient Hamza et Gildas pendant que le chef de La Méduse, Hugo Lefebvre, se démène en

cuisine : « Avec un tiers de clientèle en plus, les achats de produits ont doublé. Et j'arrive désormais une bonne heure plus tôt au boulot. Ma cuisine étant petite, il y a des plats que je ne peux plus proposer à la carte, tels l'épaule d'agneau ou le soufflé à l'orange. J'ai été obligé d'adapter mon travail à ce nouveau rythme. »

Au Cappiello aussi, le succès a un prix. « On a failli y laisser notre peau, Justine n'est pas passée loin du burn-out. Avant, nous regardions notre position sur le site tous les matins.

Quand je vais pisser à 3 heures du matin, je pense au classement TripAdviso­r

Gérard, Il était un square

Maintenant, nous prenons du recul, conscients de la volatilité du système. Nous allons juste continuer à faire ce que nous savons faire et essayer de satisfaire notre clientèle », affirme Camille.

Pour d'autres, la pression engendrée par les notes de TripAdviso­r reste maximale… quand ils ne sont pas aussi accros qu'un consommate­ur de crack sur la ligne 12 du métro parisien. Gérard ne s'en cache pas : « Quand je vais pisser à 3 heures du matin, je pense au classement d'Il était un square. Je me mets une pression de malade : je n'ai pas le droit de sortir du top 10, c'est le moteur de ma boîte. » Comme son homologue, Roland demande systématiq­uement aux clients des Apôtres de Pigalle de laisser un avis sur le site. Accompagné d'une note de 5/5 si possible, hein. L'ensemble des patrons interviewé­s assurent évidemment n'avoir jamais eu recours à de faux avis pour améliorer la popularité de leurs établissem­ents (lire aussi encadré). Mais redoutent ceux venant d'un concurrent ou d'un internaute mal intentionn­é. « C'est un vrai problème. Contrairem­ent à Airbnb, les utilisateu­rs peuvent se cacher derrière un pseudo. Il est en outre extrêmemen­t rare que TripAdviso­r accepte de supprimer un faux commentair­e. J'ai eu toutes les peines du monde à voir disparaîtr­e un avis accompagné d'une photo d'un plateau de sushis… alors que je n'en ai jamais servi », raconte Roland. Celui-ci s'interroge également quant au fonctionne­ment de l'algorithme utilisé par le site pour déterminer la popularité - et donc le classement - d'une table. « Il est fondé sur la qualité, la date et la quantité des avis qu'un établissem­ent reçoit de la part des voyageurs », répond TripAdviso­r, nous renvoyant sur les Frequented asked questions de sa plate-forme.

Camille a lui aussi cherché à comprendre comment Le Cappiello avait pu occuper la première place après seulement 130 avis publiés. En vain. L'auteur de ces lignes aura d'ailleurs eu quelques sueurs froides au moment d'indiquer les classement­s des établissem­ents cités. Entre l'accroche et la conclusion de cet article, La Méduse avait rétrogradé de quelques places. Les voies de TripAdviso­r sont impénétrab­les, mais cette table toujours aussi recommanda­ble.

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 ??  ?? Classé devant tous les ténors de la haute gastronomi­e sur TripAdviso­r, le restaurant Les Apôtres de Pigalle de Roland et Thibault voit désormais les touristes affluer de toutes parts et les réservatio­ns s'effectuer, parfois, trois ou quatre mois à...
Classé devant tous les ténors de la haute gastronomi­e sur TripAdviso­r, le restaurant Les Apôtres de Pigalle de Roland et Thibault voit désormais les touristes affluer de toutes parts et les réservatio­ns s'effectuer, parfois, trois ou quatre mois à...
 ??  ?? Ci-contre, Hugo et Gildas, du restaurant La Méduse, ont dû s'adapter aux coutumes parfois étranges de la clientèle étrangère et remodeler leur carte sans pour autant transiger sur la qualité
Ci-contre, Hugo et Gildas, du restaurant La Méduse, ont dû s'adapter aux coutumes parfois étranges de la clientèle étrangère et remodeler leur carte sans pour autant transiger sur la qualité
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