COMMENT TRIPADVISOR A FAIT DE NOUS DES STARS
Vous n'avez jamais entendu parler de ces tables anonymes qui paradent pourtant au sommet du classement TripAdvisor des meilleurs restos de Paris!Qu'y mange-t-on, à quel prix et comment leurs propriétaires gèrent-ils ce succès inopiné ? Grand Seigneur a e
En ce jeudi soir de janvier, le casting des convives qui se pressent dans la petite salle du restaurant La Méduse paraît tout droit sorti d'une pub Benetton des années 90. Ils sont Américains, Britanniques, Suédois… Si ce bistrot de quartier fait face au canal Saint-Martin, à Paris, c'est plutôt dans les eaux internationales qu'il semble pêcher ses clients.
Ceux-ci ont l'air comblés par le cadre marin des lieux comme par la cuisson du pavé de maigre escorté de salsifis rôtis (à 17 euros, une affaire!). Et tous ont réservé leurs places à la suite de la lecture des commentaires extatiques laissés sur la fiche TripAdvisor de ce réfectoire d'excellente tenue, qui occupait encore la première place,
Un homme d'affaires new-yorkais envoyé par le Crillon m'a dit vouloir goûter mon meilleur champagne
Camille, Le Cappiello
voilà trois semaines, du classement des meilleurs restaurants à Paris devant près de 15 000 autres tables recensées par le géant américain ! Un « frais croisement d'estaminet et de guinguette », comme le chroniqueur gastronomique Emmanuel Rubin, fidèle compagnon de Grand Seigneur, définissait le lieu à son ouverture, dans
Le Figaroscope. Parmi les internautes, 82 % jugeaient pour leur part l'établissement excellent, de quoi lui conférer une note moyenne de 5, la meilleure possible.
Un cas loin d'être isolé. Plusieurs autres repaires gourmands sans autre prétention que de servir avec le sourire des plats frais et maison, parfois situés dans des quartiers improbables de la capitale, côtoient ainsi dans le top 10 des tables étoilées telles Épicure, Le Cinq ou Kei. Loin devant certains grands noms de la gastronomie française comme Joël Robuchon (408e pour son célèbre Atelier, sis rue de Montalembert) ou Alain Ducasse (646e avec le Plaza Athénée).
Un peu comme si Benoît Paire et Gilles Simon narguaient Roger Federer et Rafael Nadal depuis le sommet du classement ATP de tennis… Toujours est-il que tous les restaurateurs interrogés le confirment: cette présence au sommet des charts leur garantit un taux de remplissage XXL. « Il s'agit d'une source de clientèle quasiment irréelle. De vingt couverts le soir nous sommes passés à cinquante grâce à TripAdvisor », raconte par exemple Gérard Djivanian, patron d'Il était un square, spécialisé dans les burgers et les tartares, et membre régulier du top 10, selon l'oscillation des avis, depuis 2015. « Les gens se battent pour venir chez nous en hiver, par moins dix degrés, dans un quartier pourtant excentré (rue Corvisart, dans le 13e arrondissement, NDLR). »
Aux Apôtres de Pigalle, on se dit là aussi béni des dieux avec 1 170 avis, très positifs pour la plupart. Les généreuses tapas du repaire – quesadillas de poulet, frites de patate douce, ceviche… – partent ainsi comme des petits pains. « Nous avons affiché complet pendant près d'un an et j'ai multiplié mon chiffre d'affaires par deux, indique
Roland de Saint-Blancard, le taulier. Il a même fallu ouvrir une nouvelle salle pour accueillir davantage de monde. » Même son de cloche au Cappiello, inauguré il y a un an. Cette affaire familiale de 26 couverts, coincée entre un orthopédiste et une boutique de jeux de société, offre enfin une bonne raison de mettre un pied dans le 15e arrondissement. Service attentionné, cuisine inspirée, déco léchée, addition maîtrisée (formule entrée-plat-dessert à 24 euros le midi, 34 euros le soir)… Le resto de Justine Piluso et Camille Revel tape dans le mille. Reste que ce jeune couple de Lyonnais formés à l'Institut Bocuse ne s'ex-
plique pas le succès de l'établissement. Avant de perdre quelques places, leur Cappiello a oscillé plusieurs semaines, à l'automne dernier, entre la première et la deuxième place du classement de
TripAdvisor. « Aujourd'hui encore, le téléphone n'arrête pas de sonner. Nous sommes complets à chaque service depuis que nous avons intégré les trente premières places du classement et refusons deux fois plus de monde que nous en acceptons », s'étonne Camille, chargé de la salle.
— DES TOURISTES EN PAGAILLE
On l'a vu en préambule, la curiosité et le snobisme conduisant à vouloir tester l'une des meilleures tables de Paris n'ont pas de frontières. « Le soir, environ la moitié de notre clientèle est étrangère. Nous avons même eu un service exclusivement asiatique », affirment Gildas Rubenstein et Hamza Saïdi, respectivement responsable de salle et barman de La Méduse. Au point que ces deux copains originaires d'Aix-en-Provence ont hésité à traduire le menu en anglais. Pas toujours facile d'expliquer à un touriste en plein jetlag les secrets des ris de veau… L'échange autour des cultures culinaires d'ici et d'ailleurs fait aussi partie du quotidien d'Il était un square. « Saviez-vous que les Chinois demandent souvent de l'eau chaude ou n'hésitent pas à ramener leurs propres sachets de thé? Et, parce que beaucoup ne parlent pas anglais, il arrive qu'ils prennent préalablement des photos des plats vus sur TripAdvisor pour passer commande! Par ailleurs, on sait maintenant dire
bonjour et au revoir en coréen », rigole Gérard. La demande touristique est telle que plusieurs de nos interlocuteurs avouent garder une ou deux tables à disposition des habitués ou de la clientèle du quartier. Objectif: ne pas perdre son âme et son authenticité.
Car les carnets de réservation se noircissent vite et en amont. Aux Apôtres de Pigalle, membre du top 3 depuis un an et demi, entre 70 et 80 % du chiffre d'affaires provient désormais des touristes. « Il arrive que 20 à 30 % des réservations soient effectuées trois ou quatre mois à l'avance, un taux digne d'un étoilé », avance Roland. Aveuglés par la popularité numérique de ces tables de quartier, certains clients BCBG semblent d'ailleurs persuadés de débarquer dans un grand
restaurant primé par Bibendum. Gildas, de La Méduse, manquera de tomber à la renverse quand un client lui demandera s'il dispose d'un
service de voiturier. « On nous interroge parfois sur le dress-code à adopter, racontent Gérard et son associé Nicolas Ansourian chez Il était un square. J'en vois aussi tourner dans le quartier téléphone en main pour nous localiser et passer devant la devanture sans entrer, convaincus qu'ils ne sont pas au bon endroit. » Quant à Camille, du Cappiello, il a désormais l'habitude d'assister au ballet des chauffeurs du
Bristol, du Lancaster ou du Royal Monceau. « Un après-midi, un homme d'affaires new-yorkais envoyé par le Crillon m'a dit vouloir goûter mon meilleur champagne, un Louis Roederer brut à ”seulement” 90 euros. Je lui ai ensuite servi un grand cru bordelais de 1990… issu de ma cave personnelle. On a pris le temps de le carafer et passé un moment très agréable. Ce type d'épisode doit néanmoins rester exceptionnel, ce n'est pas l'objectif du restaurant et nous n'avons pas l'équipe pour y répondre. » Camille et Justine ont d'ailleurs dû embaucher un renfort en salle et un commis en cuisine pour s'adapter à la cadence. Du côté d'Il était un square, l'une des cantines du quotidien Le Monde à midi, cinq employés ont été recrutés grâce aux dithyrambes des internautes. Lesquels permettent également de fluidifier les relations avec les différents partenaires des restaurateurs, banques et fournisseurs inclus.
— UNE PRESSION REDOUTABLE
« On nous libère plus facilement quelques jolies quilles. Nous avons maintenant deux bouteilles de champagne Salon à disposition. Dommage qu'on ne puisse pas en boire… », sourient Hamza et Gildas pendant que le chef de La Méduse, Hugo Lefebvre, se démène en
cuisine : « Avec un tiers de clientèle en plus, les achats de produits ont doublé. Et j'arrive désormais une bonne heure plus tôt au boulot. Ma cuisine étant petite, il y a des plats que je ne peux plus proposer à la carte, tels l'épaule d'agneau ou le soufflé à l'orange. J'ai été obligé d'adapter mon travail à ce nouveau rythme. »
Au Cappiello aussi, le succès a un prix. « On a failli y laisser notre peau, Justine n'est pas passée loin du burn-out. Avant, nous regardions notre position sur le site tous les matins.
Quand je vais pisser à 3 heures du matin, je pense au classement TripAdvisor
Gérard, Il était un square
Maintenant, nous prenons du recul, conscients de la volatilité du système. Nous allons juste continuer à faire ce que nous savons faire et essayer de satisfaire notre clientèle », affirme Camille.
Pour d'autres, la pression engendrée par les notes de TripAdvisor reste maximale… quand ils ne sont pas aussi accros qu'un consommateur de crack sur la ligne 12 du métro parisien. Gérard ne s'en cache pas : « Quand je vais pisser à 3 heures du matin, je pense au classement d'Il était un square. Je me mets une pression de malade : je n'ai pas le droit de sortir du top 10, c'est le moteur de ma boîte. » Comme son homologue, Roland demande systématiquement aux clients des Apôtres de Pigalle de laisser un avis sur le site. Accompagné d'une note de 5/5 si possible, hein. L'ensemble des patrons interviewés assurent évidemment n'avoir jamais eu recours à de faux avis pour améliorer la popularité de leurs établissements (lire aussi encadré). Mais redoutent ceux venant d'un concurrent ou d'un internaute mal intentionné. « C'est un vrai problème. Contrairement à Airbnb, les utilisateurs peuvent se cacher derrière un pseudo. Il est en outre extrêmement rare que TripAdvisor accepte de supprimer un faux commentaire. J'ai eu toutes les peines du monde à voir disparaître un avis accompagné d'une photo d'un plateau de sushis… alors que je n'en ai jamais servi », raconte Roland. Celui-ci s'interroge également quant au fonctionnement de l'algorithme utilisé par le site pour déterminer la popularité - et donc le classement - d'une table. « Il est fondé sur la qualité, la date et la quantité des avis qu'un établissement reçoit de la part des voyageurs », répond TripAdvisor, nous renvoyant sur les Frequented asked questions de sa plate-forme.
Camille a lui aussi cherché à comprendre comment Le Cappiello avait pu occuper la première place après seulement 130 avis publiés. En vain. L'auteur de ces lignes aura d'ailleurs eu quelques sueurs froides au moment d'indiquer les classements des établissements cités. Entre l'accroche et la conclusion de cet article, La Méduse avait rétrogradé de quelques places. Les voies de TripAdvisor sont impénétrables, mais cette table toujours aussi recommandable.