COMMENT FAIRE UN BON FILM À BOIRE ?
Depuis le carton du dernier Klapisch (Ce qui nous lie), tout le monde ne pense qu’à ça : faire des films sur le vin.
Problème : les bons scénarios sont rares ! Des scènes cultes aux pièges à éviter, Grand Seigneur vous raconte le nouveau cinéma de la soif avec l’écrivain Sébastien Lapaque et le comédien François-Xavier Demaison.
«Le
vin, c’est la terre, celle-ci est
légèrement graveleuse… c’est un Médoc. Le vin, c’est aussi le Soleil. Ce vin a profité d’une belle exposition sud-ouest sur un coteau de bonne
pente… C’est un Saint-Julien, château Léoville Las Cases 1953 ! » Dans L’Aile ou la Cuisse, géniale pantalonnade aux accès visionnaires sortie sur les écrans en 1976, Louis de Funès délivre la plus belle tirade que Bacchus ait donné au cinéma français. La boule de nerfs incarne un critique gastronomique parti en croisade contre la malbouffe, qu’incarne l’inquiétante entreprise Tricatel. Face au PDG médusé de cette dernière et un plateau TV subjugué, il l’emporte à la fin du film avec ce fameux soliloque, déclamé lors d’une dégustation à l’aveugle. Si le domaine Léoville Las Cases constitue l’un des plus anciens vignobles du Médoc, il a néanmoins déboulé sur le tournage par hasard.
Ou plutôt par la grâce de Louis de Funès et Claude Zidi, réalisateur de la comédie, qui lui vouaient une affection particulière. Bouche bée, les propriétaires du château découvriront leur bouteille à l’écran et feront parvenir une caisse de flacons à la production, en guise de remerciement. On est loin du placement produit soigneusement contractualisé auquel a désormais recours le cinéma (voir page 72) ! Et depuis les exploits de de Funès, le film à boire est devenu un genre à part entière.
Dernier exemple en date avec le drame familalo-oenologique Ce qui nous
lie, de Cécric Klapisch, qui fit trotter quelque 700000 spectateurs en salle l’année dernière. Dans le sillage de ce succès, le réalisateur de L’Auberge Espagnole se verra carrément consacré homme de l’année par La Revue du
vin de France. Et le taux d’alcoolémie du 7è art ne semble pas près de baisser. En témoigne le festival itinérant Oenovidéo, dont la sélection de films et
de photos tourne exclusivement autour du jaja et de son univers. « D’une dizaine à nos débuts, nous recevons désormais entre 100 et 130 films issus
d’une vingtaine de pays : Chine, Australie, Mexique, Autriche… », s’enthousiasme Corinne Boulbès, responsable de la communication de la manifestation champenoise, qui fête sa 25è édition du 28 juin au 1er juillet.
Au sein de la sélection figurent surtout des documentaires, dignes héritiers des Mondovino, Blood Into Wine et autre Résistance Naturelle, mais également des fictions. La France raffole de ces dernières, parmi lesquelles figurent Tu seras mon fils, Premiers Crus ou encore le très éthylique Saint
Amour, dans lequel Benoît Poelvoorde et Gustave Kervern se lancent sur la route des vins sans bouger du salon de l’agriculture.
Les États-Unis ne sont pas en reste et constituent les premiers producteurs de « wine movies », avec notamment Sideways, Une Grande Année, Bottle
Shock… Netflix vient même d’annoncer le début du tournage de Wine Country, comédie d’Amy Poehler centrée sur un groupe d’amies en vacances dans un vignoble californien. « Le documentaire Mondovino a sans doute été un déclencheur et démontré qu’il y avait des histoires à raconter autour de la vigne », glisse Jérôme Le Maire, le réalisateur de Premiers Crus.
« Et puis, le vin est devenu un marqueur social, le symbole d’un art de vivre
éclairé qu’il fallait explorer. » Mais quels sont les préceptes essentiels à la réalisation d’une production sur le pinard ? Guidé par l’excellent Sébastien Lapaque, journaliste au Figaro ou à La Revue du vin de France et auteur de nombreux ouvrages tels que Le petit Lapaque des vins de copains (éd. Actes Sud), Grand Seigneur s’est coltiné des dizaines de bobines, plus ou moins gouleyantes, pour vous livrer les 7 commandements du film à boire…
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CASTER UN VIGNERON FORT EN GUEULE
— « De manière générale, les grands vignerons se révèlent des personnages hors-norme », explique l’essayiste Sébastien Lapaque. « Se mêlent chez eux un côté paysan et une philosophie cultivée au fil de leurs voyages. » Au cinéma, le bonhomme est de préférence tanqué, buriné comme un marin du Vendée Globe, à l’image du menhir Niels Arestrup dans Tu seras mon fils, ou du bougon râblé que campe Gérard Lanvin dans Premiers Crus.
« Des représentations tout de même un peu cliché », déplore Sébastien
Lapaque, « les réalisateurs sont restés bloqués dans les années 70… À quand
un rôle de jeune vigneronne à l’écran ? ». Voeu exaucé (en partie) par Cédric Klapisch, qui convoque la sémillante Ana Girardot, dans Ce qui
nous lie, au milieu des barbus bourguignons. Une première ! Notez, en passant, que le film doit son saisissant réalisme, inédit jusqu’ici, à un
étonnant personnage hybride, comédien/viticulteur de son état : JeanMarc Roulot. « J’ai écrit quelques bouts de dialogue et conseillé les acteurs
sur la partie technique », confirme celui qui cornaque son exploitation de Meursault, en Bourgogne, tout en s’autorisant quelques apparitions au cinéma (vu dans Louise Wimmer ou Quai d’Orsay, par exemple).
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SE LA JOUER UN PEU TORTURÉ
—Du moins, s’il s’agit d’un film français. Tenez, un pitch : l’âge de la retraite (si ce n’est le passage de l’arme à gauche) va bientôt sonner pour un célèbre vigneron-patriarche. Lequel doit passer le relais à sa descendance, ce qui ne va pas sans susciter son lot de drames, trahisons et autres coups de théâtre. Certifié copie conforme des scénarios de Ce qui nous
lie, Tu seras mon fils ou Premiers Crus, dont les histoires de transmission et d’héritage tourmentés constituent le canevas. « Ce côté torturé est dû au fait que les viticulteurs entretiennent une relation névrotique, presque sexuelle, avec la vigne », analyse Sébastien Lapaque. « Leur terre, ils la labourent, ils la fécondent. Tailler un cep, pour eux, c’est faire l’amour à une femme. J’en connais même qui se mettent tout nus, au milieu de leurs vignobles. Si la relation est vraiment trop symbiotique, le vigneron aura du mal à transmettre et développera ces névroses. »
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FAIRE DU VIGNOBLE UN PAYSAGE DE CARTE POSTALE
—Un ciel orange ardent, des coteaux ondulants à perte de vue, la vieille pierre d’une petite place de village… Les Américains n’ont pas leur pareil lorsqu’il s’agit de filmer la campagne viticole. Quitte à donner au Lubéron des airs de Napa Valley, comme dans Une Grande Année, romance un brin meringue mais très plaisante réalisée par Ridley Scott (notez que ce dernier possède des vignes dans le coin, à Oppède). « C’est le côté
Disneyland des productions d’outre-Atlantique », explique Sébastien
Lapaque. « Chez nous, on filmera plutôt une France peignée renvoyant aux Bucoliques de Virgile, au labourage et au pâturage. On prônera aussi l’idée que le viticulteur peut faire vivre sa famille avec un lopin de terre de trois hectares, à l’opposé de la démesure américaine. » Dans les deux
camps, on usera quoiqu’il arrive des artifices offerts par l’industrie cinématographique pour embellir le paysage. Pour Premiers Crus, Jérôme Le Maire a ainsi multiplié les repérages au coeur du vignoble bourguignon et plébiscité des parcelles sises à Rully et Pernand-Vergelesses, plus étendues et sauvages que celles de la célèbre côte de Nuits. « Oui, nous trichons un peu. L’idée était d’offrir une vision idyllique de la région, plus esthétique que dans la réalité. ».
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ÊTRE PLUS BIO QUE CHEZ NATURALIA
—Pas question de promouvoir à l’image l’usage de pesticides dans les vignes. Dans Premiers Crus et Ce qui nous lie, c’est plutôt l’emploi de procédés de fabrication bio ou biodynamiques qui font loi. La terre doit
être grasse, meuble et généreuse. « Les réalisateurs ne filment évidemment pas un sol craquelé et bétonné, gavé d’engrais chimiques comme pouvait se le permettre Jonathan Nossiter dans Résistance Naturelle, parce qu’il s’agit d’un documentaire », explique Sébastien Lapaque. « C’est bien dommage, pourtant. Si je devais réaliser un film, j’opterais pour ce scénario : une fille arrive sur une terre compactée, morte, et va devoir trouver le moyen de lui redonner vie… »
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ÉTANCHER LA SOIF DU BUVEUR DE SALLE
—Il suffit de regarder les deux compères en quête d’ivresse sentimentale et bachique, dans Sideways, se régaler au comptoir d’un extraordinaire pinot noir de la Santa Maria Valley, étiqueté « Bien Nacido », pour avoir
aussitôt envie de déboucher un flacon. « C’est pour moi le meilleur film du genre », confie Sébastien Lapaque. « Il y a du vin, du spirituel, du cul… Le réalisateur filme parfaitement les gens en train de boire, un exercice assez délicat. Jonathan Nossiter m’avait confié, à ce sujet, qu’en réalisant Résistance Naturelle, il avait songé aux films porno. Il m’avait dit "quand tu regardes un film de ce genre, tu n’as pas envie de baiser. Eh bien moi, je ne veux pas faire comme dans le porno, je veux faire un film qui donne envie de boire." Il n’y était pas arrivé avec Mondovino mais là, c’est très réussi, c’est magnifique. Je pense que c’est parce qu’il est parvenu à lâcher prise. » Et donc à étancher la soif du spectateur, qui adore voir des bouteilles à l’écran. Pas seulement dans les films à boire, d’ailleurs. Le très sérieux Foued Cheriet, maître de conférences à Montpellier SupAgro, a visionné avec ses élèves, en 2015 et 2016, 47 succès du box-office français sortis entre 1970 et 2014. Résultat ? Le vin apparaît dans 92 % des long-métrages étudiés, un verre ou une quille apparaissant toutes les 20 minutes, soit 5,2 fois par production en moyenne…
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ROUGE POUR LES MESSIEURS, BLANC POUR LES DAMES !
Comme dans Qu’est ce qu’on a fait au bon Dieu ?, où Chantal Lauby sirote du blanc et Christian Clavier du rouge, le choix de la couleur du vin est souvent genré sur le grand écran. Du Cabernet pour les hommes, du Chardonnay pour les femmes. Et gare à l’audacieux qui entreprendrait de déroger à la règle. Le critique britannique Oz Clarke a accusé il y a quelques années l’héroïne du film Le journal de Britney Jones, amatrice de pyjama pilou et de gavage à la glace Ben & Jerry’s, de rendre la consommation de chardonnay moins sexy et faire ainsi baisser ses ventes en Grande-Bretagne.
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MONTRER LE PINARD SOUS SON MEILLEUR JOUR
Les scènes dans lesquelles le pinard est moqué ou dénaturé ne sont pas légion au cinéma… Tout juste Thierry Lhermitte ajoute-t-il du vinaigre à
son Château Lafite dans Le Dîner de cons, quand Jean-Pierre Darroussin, pour Ah ! Si j’étais riche, transvase du Pauillac dans des bouteilles achetées chez Shopi. Inimaginable pour Château Angélus, dont la directrice générale, Stéphanie De Boüard-Rivoal, explique refuser systématiquement que
son nectar soit bu, sur grand écran, au goulot ou dans un gobelet. « Il est aussi arrivé qu’on demande un petit changement de scénario à un cinéaste que nous connaissons concernant la façon de servir le vin, car la manière de tenir la bouteille était un peu grossière. Par ailleurs, dans le film From Paris with love avec John Travolta, des mitraillettes faisaient un carnage dans une épicerie et les bouteilles de Château Angelus devaient être détruites. J’ai refusé, elles sont restées intactes. » Il y a des choses avec les
quelles on ne rigole pas.