LE COW-BOY DU QUINOA QUI FAIT VIBRER LES CHEFS...
Ancien fonctionnaire de Washington, cet américain a développé en France une variété de quinoa qui cartonne dans les cuisines étoilées. Surprise : il n’a rien contre les OGM et en mange même au petit déjeuner !
Il parle des premières bouchées comme d’une révélation, une découverte gustative restée figée dans sa mémoire à jamais : « C’était quelque chose de très léger, un peu amer, avec un côté rustique, animal, beaucoup d’aspérité », se remémore Romain Meder. Regard doux, lèvres joyeuses, le chef du Plaza Athénée reçoit à sa « table », un après-midi pluvieux de mai. Dans cette petite pièce en marbre blanc blottie dans les sous-sols du palace, le temps semble s’être inexorablement arrêté : « J’étais frappé », raconte-t-il. « Cela n’avait rien à voir avec le quinoa bolivien. Le goût, la tex
ture, c’était différent ».
Le souvenir remonte à l’hiver 2014. Romain Meder se délecte de quinoa d’Anjou pour la première fois et immédiatement saisi, intronise la petite graine angevine à la table du Plaza. D’autres chefs ont, depuis, emboîté le pas. Vincent Maillard, cette saison, au Byblos à Saint-Tropez. Stéphane Rouville, il y a un an, au Château Gratien à Saumur. Tous cuisinent et célèbrent ce quinoa du terroir produit, depuis dix ans, par 300 agriculteurs du Maine-et-Loire. Il est en réalité le pari d’un homme : Jason Abbott, un Américain suffisamment génial et déluré pour imaginer faire pousser la graine des Incas dans la région d’Angers. C'était une pure folie. Depuis l’époque précolombienne, le quinoa est cultivé autour du Salar d’Uyuni, le plus grand désert de sel au monde. Une terre qui allie sécheresse et températures allant jusqu’à –20°C. Mais Jason Abbott y a cru. Et voilà sa manne « sans résidu de pesticide » à la carte des plus grands restaurants français. « C’est vraiment un honneur, c’est cool », lancet-il, le regard bleu rieur, pointé sur le chapitre qu’Alain Ducasse lui consacre dans son ouvrage
Naturalité. La voix est directe. Elle claque comme ses santiags.
BOL DE « CRACKS »
À 40 ans, Jason Abbott n’est pas du sérail. Sa filière est née en 2008 d’un partenariat entre la Coopérative des Pays de La Loire et Abbottagra, sa société. Chaque année, 2500 tonnes de quinoa d’Anjou sont semées. Une partie des récoltes est reversée en « royalties » à la « ferme expérimentale » : une construction de bois vert perdue au milieu des champs, sorte de laboratoire de recherche à ciel ouvert, S.A. spécialisée dans l’acquisition de connaissances techniques et agronomiques autour de la graine andine naturalisée. C’est à la fois son lieu de travail et son refuge familial. Ici, à bord de son quad ou de sa Peugeot blanche, Jason roule sur l’existence avec légèreté. C’est un ancien fonctionnaire de Washington qui cultive des manières simples et un parler cash de farmer. Un enfant du Tennessee qui se vit et qui se vend comme le porte-drapeau du made in France. Un défenseur du « manger
mieux », bon vivant, toujours friand des tablées joyeuses, des combinaisons culinaires pas vraiment orthodoxes. Le jour de la rencontre, il exhibe, sur son smartphone, une photo de son petit-déjeuner : un bol de « cracks », des petites billes hyperprotéinées à base de farine de quinoa d'Anjou, vendues dans une boîte aux couleurs agressives, comme un pastiche des packagings industriels. Le tout est saupoudré d’Oreo : le « bonheur ». C’est sa fantaisie et sa douceur quotidienne, une pièce rapportée de ses années américaines.
Étudiant, le jeune homme se voyait plutôt dans le commerce international. Erre un temps au bout d’un couloir poussiéreux du ministère de l’agriculture américain. Se marie à une Française, Maud, rencontrée quelques années plus tôt, à la « cafet » de l’Université de Tennessee- Knoxville. C’est elle qui gère aujourd’hui la partie commerciale de la filière quinoa d’Anjou. : « J'avais très
envie de partir à l'étranger », raconte-t-il. En 2003, les époux s’envolent pour le Chili. Là-bas, Jason Abbott travaille dans une entreprise de multiplication de semences. Avant qu’une place
d’agronome en France se libère. Et que l’arrivée d’un enfant vienne tout basculer.
BIENTÔT AU SUPERMARCHÉ
Sa fille, Luta-Jane, est intolérante au gluten. Jason Abbott découvre alors le quinoa, ce « riz
extraordinaire », qui n’en contient pas. D’une jolie formule, il dit : « C’est comme la basse d’un groupe de musique. Le quinoa c’est ce qui est derrière, ce qui vient donner corps sans dominer l’expérience ». En 2007, il participe au premier Symposium international du sans gluten en Hollande. Entre deux conférences, il fait la connaissance de professeurs de l'Université de Wageningen qui cherchent à développer des variétés européennes de quinoa.
Jason Abbott y voit du potentiel. Pour sa fille, il doit désormais rouler jusqu’à Angers pour faire ses courses à la Biocoop. 40 kilomètres, chaque semaine. Un chemin de croix : « À la caisse, on voulait me faire signer des pétitions anti-OGM », peste l’ex-agronome. Au milieu des rayons, il lui arrive de se demander : « Pourquoi ne trouve-t-on du quinoa qu'ici ? Pourquoi ne pourrait-on pas acheter du quinoa, aussi, dans
les supermarchés ? » Après tout, les consommateurs commencent à se tourner vers une alimentation plus saine. Et puis, les agriculteurs souffrent, ils cherchent à se diversifier. Bientôt, Abbott signe un partenariat exclusif avec la Hollande et brevette trois variétés pouvant être cultivées en Europe.
Pluies, gelées, difficultés financières de départ : Jason Abbott a tout consigné dans ses carnets rouges et or. Un mélange de journal de bord et de billet d’humeur où les considérations météorologiques côtoient les mesures des semis et autres digressions plus personnelles. Le tout est retranscrit de son écriture script, un peu erratique, très américaine. « It’s a nice day », s’enthousiasme-t-il, le 14 avril. Jason Abbott venait de lancer le premier quinoa rouge français.
Sa « plus grande fierté ».