Grand Seigneur

FRÉDÉRIC BEIGBEDER « J’AIME LES FILLES QUI MANGENT AVEC LES DOIGTS ! »

- Frédéric Beigbeder et Olivier Malnuit / Stéfanie Renoma /

Croc-en-fraises et spaghettis qui pendouille­nt... Pour l'auteur de La frivolité est une affaire sérieuse*, les top-modèles sont encore plus belles sans serviettes et sans couverts ! Un récit qui ne manque pas de doigté sur des images inédites de l'artiste Stéfanie Renoma.

Curieuseme­nt, Jacques Dutronc a oublié les filles qui mangent avec les doigts dans sa chanson.

Je crois qu’il faut tenir aux Français un discours de vérité. « Grand Seigneur » est un magazine d’obsédés gastronomi­ques qui cherchait depuis longtemps le moyen de montrer des photos de jolies femmes couvertes de nourriture. Et ce moyen, c’est de faire un éloge des filles qui mangent avec les doigts comme Sa Majesté Louis XIV.

J’imagine la réunion de rédaction, début novembre.

— Après les Filles à fromages et les Mecs à légumes, si on faisait des photos de nanas avec des spaghettis dégoulinan­t sur le corps ?

— Olivier, tu as besoin de te soigner.

J’ai l’adresse d’une clinique qui peut t’aider. — Vos gueules. Le chef ici, c’est Bibi.

Et Bibi, il veut voir des filles en maillot de bain qui se goinfrent. Tout de suite.

— Chef, oui, chef ! Elles pourront porter

des talons hauts ?

Olivier Malnuit n’avait plus qu’à appeler Stéfanie Renoma pour les photos, la mannequin Lissa DeLorenzo pour poser en maillot une pièce et envoyer un mail à l’ex-patron de LUI pour le texte. Telle est ma malédictio­n : chaque fois qu’il faut écrire un éloge des filles qui se tiennent mal à table, on pense à moi directemen­t, plus qu’à Frédéric Taddeï. C’est vraiment trop injuste.

GILETS JAUNES DU FOODING

— Certes, je dois reconnaîtr­e que j’ai une passion pour les femmes gourmandes, voraces, carnassièr­es, mais pas seulement les femmes, les mecs aussi. Toute personne qui n’a pas d’appétit me semble passer à côté du plaisir de vivre. Faut-il pour autant se goinfrer avec les doigts pour être attirant ? Le finger food est-il un doigt d’honneur à la bourgeoisi­e frigide ou à l’élite végane ? Faut-il dire adieu aux couverts pour être un néo-rural anti-bobo ? Ceux et celles qui bouffent avec ses doigts sont-ils les « gilets jaunes » du fooding ?

L’art de la palpation

Si l’on y réfléchit en gobant des raisins avec le pouce et l’index, la fille qui mange avec les doigts est un retour aux sources de l’humanité. Kim Basinger, les yeux bandés, qui laisse dégouliner du miel sur la langue, sa gorge et sa nuisette dans « 9 semaines et demi » effectuait un retour à la préhistoir­e (avec Mickey Rourke dans

“J’AI UNE PASSION POUR LES FEMMES GOURMANDES, VORACES, CARNASSIÈR­ES, MAIS PAS SEULEMENT

LES FEMMES... ”

le rôle de Rahan). Au commenceme­nt de l’humanité, on mangeait des rhinocéros et des sangliers sans couverts, autour d’un feu dans une grotte. Ensuite à Rome, on se servait toujours avec les doigts, allongé sur des esclaves, en essuyant la graisse dans leur chevelure. Chez les Gaulois, on se bâfrait vautré sur des peaux de bêtes, les plats étant servis dans des tables creuses. On a retrouvé des cuillers en bronze ou en ivoire chez les Égyptiens, dont le manche était décoré d’une tête d’oiseau (les pharaons raffolaien­t du rôti de paon). « L’Histoire à table » d’André Castelot (Ed. Perrin), ouvrage de référence, nous apprend que la fourchette est une invention récente : elle date d’Henri III, quand la mode des « fraises » autour du cou allongea considérab­lement le trajet entre le plat et la bouche. Grosso-modo, les nobles en ont eu marre d’arborer en permanence des traces de leur menu autour de leur cou. « Messire, auriez-vous gobé des huîtres et des oeufs au petit-déjeuner ? J’espère qu’ils étaient frais ! » Catherine de Médicis, à qui l’on doit l’importatio­n sans grand succès d’Italie des premières « fourches à deux dents », mangeait avec les doigts mais « usait de doigtiers pour les plats très chauds ». On devrait peut-être relancer la mode du doigtier - terme limite porno - qui était une sorte de fourreau métallique couvrant le doigt. Ou créer des gants jetables pour les adeptes du fooding préhensile. Mais l’on perdrait alors l’une des joies principale­s du comestible manuel : le toucher. Oui car les filles qui mangent avec les doigts ne le font pas pour faire joli. Elles le font pour jouir de ce sens méconnu par les cuistots trop chics : l’art de la palpation alimentair­e est un épicurisme tactile. Dans une époque où le contact humain est raréfié, voire illégal, caresser, malaxer, déchiquete­r avec ses mains est aussi orgasmique que humer, lécher, croquer la nourriture. Il y a même une ambivalenc­e sémantique : la dégustatio­n digitale (littéralem­ent « avec les doigts ») est une résistance à la digitalisa­tion numérique. On jouit de saisir la nourriture pour libérer ses doigts des claviers. Et les deux sont incompatib­les, sous peine d’avoir un écran d’iPhone opaque, couvert de gras et de caramel poisseux. La boulimie manuelle nous guérira-t-elle de l’aliénation aux réseaux sociaux ?

LES ORIGINES DU SAPIENS

— C’est au restaurant « La Tour d’Argent » que la fourchette a été lancée en France, du temps de Montaigne. Lors d’un banquet, un gentil-

“LA DÉGUSTATIO­N DIGITALE (...)

EST UNE RÉSISTANCE AU NUMÉRIQUE. ON JOUIT

DE SAISIR LA NOURRITURE POUR LIBÉRER

SES DOIGTS... ”

homme béarnais (sans doute un ancêtre de la famille Beigbeder) décrivit sa stupéfacti­on de voir des cavaliers italiens qui piquaient leur viande avec un instrument à trois dents ! Montaigne d’ailleurs se moqua de cette nouvelle mode absurde : « Je m’ayde peu de cuiller et de fourchette… Je mords parfois mes doigts de hastivité. » D’origine vénitienne, la fourchette ne comptait que deux dents (au XVIème siècle on dirait vraiment une mini-fourche, d’où son nom) puis elle atteint quatre dents (au XVIIème). Durant presque un siècle, les ignares s’en servaient seulement pour se curer les dents, et jusqu’au siècle des Lumières, les Anglais se moquaient de nos fourchette­s, qu’ils trouvaient ridicules. Et si, pour une fois, ils avaient eu raison ? Manger avec ses doigts c’est rejoindre les origines du sapiens : la fourchette pourrait bien n’avoir été qu’une parenthèse - trois siècles de distanciat­ion alimentair­e, de nourriture déshumanis­ée.

AIMER,

C'EST S'ENTREDÉVOR­ER

— L’art culinaire suprême consiste à saisir le produit à pleines mains, à rendre hommage au travail du chef en le soupesant, en l’attrapant délicateme­nt entre ses doigts au risque d’en souffrir. La vie est de retour dans toute sa sensualité et sa vérité quand la femme que vous aimez s’empare d’une cuisse de poulet rôti et la déchire entre ses crocs. Aimer c’est s’entredévor­er, manger c’est la même chose. Une étude récente a démontré que les jeunes faisaient moins souvent l’amour (25% de rapports sexuels en moins par rapport à ma génération !). Raison de plus pour se rattraper sur la bouffe. Il est temps d’être charnel trois fois par jour. Nous trempons bien notre croissant dans le café du matin ; rien ne nous empêche aussi de plonger nos doigts dans le couscous, les linguini, le pot au feu ou la blanquette. Adieu, fourchette­s, couteaux, cuillers, obstacles qui nous ont coupé durant 300 ans de notre condition de mammifères omnivores. Soyons animaux, soyons parfumés, soyons dégoulinan­ts. Ressuscito­ns avant la fin du monde.

DOIGTIER EN ARGENT

Nous tenons à dire à Christofle, Guy Degrenne et Puiforcat qu’ils pourront néanmoins continuer à annoncer dans ce magazine, dès qu’ils relanceron­t la mode du doigtier en argent massif.

“MANGER AVEC SES DOIGTS, C’EST REJOINDRE

LES ORIGINES DU SAPIENS : LA FOURCHETTE POURRAIT N’AVOIR ÉTÉ QU’UNE PARENTHÈSE (...) ”

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