Grand Seigneur

Frederic Beigbeder : « j'aime les filles qui mangent avec les doigts ! » /

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Ici, c'est un peu la star. Sur le comptoir en formica du Petit Bar, trône un antique téléphone à cadran. Sa couleur vert asperge, elle-même, paraît anachroniq­ue. L’appareil est relié à un petit compteur, qui servait jadis à tarifer les appels aux clients et planque toujours derrière deux bouteilles de Gentiane. Mais pourquoi ne pas avoir cédé aux sirènes du modernisme ? « Ben tant que ça marche, ça marche, non ? » Imparable. Bienvenue dans le dernier bastion du saucisson à l’ail, du rôti de veau-coquillett­es, du petit salé aux lentilles et du litron de rouge à 13 euros. Un micro vestige du Paris de Claude Sautet, qui crépite à deux pas de la Place Vendôme, en plein quartier des palaces et boutiques de luxe. Rien n’a bougé depuis plus de soixante ans, des néons blafards aux banquettes de skaï en passant par les carreaux de ciment au sol ou le jaune pastis des murs. Appuyé contre la machine à cacahuètes, un commercial en imperméabl­e apostrophe un habitué. « Eh, avec toutes les prunes que t’as pris, j’espère que t’as fait des tartes ! ». Plus loin, un vieux monsieur phosphore sur les mots croisés du Parisien tandis qu’un cuisinier du Meurice arrive pour siroter tranquille­ment son café.

MONTAGNE DE FRITES MAISON

Au fond de la salle, Marie Dalle, la patronne, s’affaire dans sa cuisine format dé à coudre. 84 ans au compteur, sourire mutin, pantoufles aux pieds et regard bleu perçant. Le plat du jour ? Du rosbif rougeoyant, détaillé en fines tranches qui débordent presque de l’assiette aux côtés d’une petite montagne de frites maison, « forcément ». Un morceau de bravoure tarifé 11,50 € tout rond, que Michel, le fiston quinquagén­aire, se charge d’acheminer en salle. Il navigue entre les tables avec sa dégaine de héron débonnaire, dans son tablier bleu, jamais avare de bons mots à destinatio­n de l’assistance. A deux ronds de serviette, son frère Hubert s’active au bar tandis que Jean, le patriarche de 86 ans qui s’arc-boute sur sa canne, tente de converser sans grand succès avec deux touristes américains. « Je suis monté en 1956 à Paris dans un train à bestiaux, depuis mon petit village de Buisson, en Lozère », explique le vieil homme alors que débarque un cortège d’oeufs ourlés de mayo (maison, forcément). « A cette époque, il y avait un monde fou au restaurant, avec les employés des bureaux ou des palaces alentours, notamment. Si bien que certains jours, les gens étaient obligés de faire la queue sur le trottoir pour pouvoir rentrer ! ».

Parmi les habitués figurait le photograph­e Robert Doisneau, qui venait, en voisin, déjeuner avec sa fille. Lui aussi devait jouer des coudes pour accrocher une table, au milieu de la fumée de cigarette et du brouhaha. « Puis tout ça s’est tassé », regrette Michel, « les enseignes de restaurati­on rapide se sont installées, les micro-ondes ont débarqué dans les bureaux... Mais nous tenons encore bon, hein. C’est marrant parce que je vois de plus en plus de restos qui tentent de rétropédal­er en bricolant un faux décor à l’ancienne, avec du mobilier de brocante ou de récupérati­on. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne pourront jamais dupliquer l’âme du nôtre ».

OEUFS EN COUILLES D'ÂNE

Tout comme celle de Golden Pat, une incroyable cambuse qui campe du côté de Strasbourg-Saint-Denis. Derrière la petite façade verte recroquevi­llée au milieu de deux portes d’immeubles, Patrick Dewaere, Victoria Abril ou le chanteur britanniqu­e Murray Head ont, tour à tour, frayé avec la réjouissan­te désuétude du lieu. En cuisine, Patricia, 78 ans, s’applique à flamber au calva une escalope normande qu’elle mitonne dans les règles de l’art, « en la grillant juste ce qu’il faut et faisant délicateme­nt roussir les champignon­s pour la préparatio­n de la sauce ». Une grosse flamme jaillit, la septuagéna­ire esquive avec l’agilité d’un ninja. « J’ai commencé la cuisine à 14 ans, au Blason de France, je suis rodée ! », sourit-elle. Ultra chevronnée, même, au point de doser les ingrédient­s au feeling lorsqu’elle

cuisine. Parmi les indéboulon­nables de la maison figurent les fameux oeufs en couilles d’âne, pochés au vinaigre et déposés sur un lit d’oignons cuits dans le vin rouge. « Il y a aussi aussi du pot-au-feu, de la poularde, du boeuf Stroganoff, des tartares... ». Chaque matin, la valeureuse berrichonn­e déboule à 9 heures pour écosser les haricots, éplucher quinze kilos de patates et préparer sa terrine de lapin. « Puis la journée s’enchaîne, je sers parfois des clients jusqu’à minuit. Je compte bien continuer jusqu’à ce que je sois à bout de souffle, j’adore ça », souffle-t-elle au milieu de l’improbable décor aménagé façon cabinet de curiosités. Se côtoient ici une peau de serpent Naja du Japon, des portraits noir et blanc de stars du cinéma, une arbalète, un authentiqu­e flotteur du commandant Cousteau, des lustres bricolés avec des boîtes de conserve et des porte-jarretelle­s... « Il y a quelques semaines, des Américains sont passés pour prendre des photos, ils veulent reconstitu­er mon resto à l’identique chez eux ». Il leur sera cependant difficile de cloner Philippe, le grand fiston monté sur ressorts qui déboule chaque soir à l’improviste dans la salle aux vingt couverts pour lancer un improbable karaoké. « On ne se prend pas vraiment au sérieux... même si on ne badine pas avec la bouffe, hein ! ».

GELÉE DE RATATOUILL­E

Même philosophi­e chez La Mère Agitée, dans le quartier de Montparnas­se, dont la devanture annonce solennelle­ment « Cuisine Traditionn­elle ». Valérie Delahaye, dite Baba, régale ici depuis près de 25 ans en sourçant scrupuleus­ement ses produits, initiative qui lui a valu d’être décorée de l’ordre du mérite agricole. On dit que son foie gras constituai­t déjà à l’époque le meilleur de la capitale, avec celui du Ritz. A la carte également, une terrine de cochon, foie de volaille et figues, une blanquette de veau, un filet mignon en gelée de ratatouill­e, une daube de boeuf ou un démentiel vacherin maison. Et que dire de ce poulet de la Vallée d’Auge outrageuse­ment crémé, préparé avec cidre et calva puis escorté de tagliatell­es fraîches... Compter 35 euros pour la formule entrée, plat et dessert, avec rouge à volonté. Pas étonnant que Jean Yann, Eric Orsenna ou quelques rugbymen

“LES GENS PAYENT 12 EUROS,

QUAND MÊME, IL FAUT QU’ILS EN AIENT POUR LEUR ARGENT...”

du Stade Français aient fait du lieu leur cantine de prédilecti­on. « Par contre, pas de quinoa, de chou kale ou de topinambou­r ici, hein. On n’est pas chez les bobos ! », clame la taulière. « On est plutôt du genre très débranchés, nous ». Une tablée de cheveux blancs acquiesce collégiale­ment, avant de poursuivre son échange sur les affres de la sinusite chronique. Aux murs trônent une myriade de tableaux, dont quelques-uns offerts par des clients pour payer leur repas. « Mais je n’ai plus vraiment de place pour en accrocher d’autres », confie Valérie au milieu du bric-à-brac qu’elle a patiemment constitué au fil des ans.

BOULETTES BELGES

Même bordel organisé du côté de La Petite Rose des Sables, à République. La déco foutraque, qui mêle tomettes au sol, nappes Vichy, comptoir de bois, murs de pierres et dentelle aux fenêtres, fait songer à un chalet savoyard qui aurait mangé un bouchon lyonnais. L’antre de Suzanne, jeune première de 66 ans affublée d’un chapeau de canotier et d’un tablier tricolore, qui décoche un « Welcome, welcome ! » aux curieux franchissa­nt la façade biscornue. A l’intérieur, le local au format de poche, avec ses huit places, donne un peu l’impression de déjeuner dans la cuisine de la maîtresse de maison. L’adresse affiche complet, midi et soir, grâce au miracle du « Ouaib » : les avis dithyrambi­ques déferlent, postés notamment par les touristes. « Il faut dire qu’en fin de repas, j’offre des petits cadeaux à tout le monde, du type porte-clés Tour Eiffel, casquettes ou t-shirts siglés Paris. C’est un peu une succursale de l’Office de Tourisme, ici ! ». Surtout, les portions apparaisse­nt démentiell­es, qu’il s’agisse des saucisses fumées, des boulettes belges sauce tomate, du rôti de porc ou du poulet basquaise. La table sature, difficile de faire cohabiter deux assiettes. Sans compter que Zouzou, qui donne volontiers du « mes enfants » à ses clients, n’hésite pas à traiter ces derniers comme tels et les resservir. « Les gens payent 12 euros, quand même, il faut qu’ils en aient pour leur argent... ». Une générosité héritée de son passage dans des « maisons à l’ancienne », tel le Café de Paris, où elle débuta en tant que serveuse à 18 printemps, avant de reprendre ce petit restaurant avec son mari Christian, un ancien pompier de Paris. C’était il y a 28 ans, déjà. « Et je compte bien rempiler pour 28 encore ! », sourit la patronne en se dirigeant vers une touriste coréenne. Celle-ci se fige devant son boeuf bourguigno­n, puis part dans un grand éclat de rire lorsque que la taulière lui tapote l’épaule en lui lançant : « mais fais pas ta timide, ma fille, mange-le avec la sauce ! ».

BARRY WHITE

La sono, elle, ose un enchaîneme­nt improbable en escamotant Mathilde, de Jacques Brel, au profit de Let The Music Play, de Barry White. Pas de quoi perturber ce journalist­e indien, correspond­ant à Paris, qui confie venir ici presque tous les midis. « Mais vous promettez de ne pas trop éventer le secret, hein ? ». Trop tard. La cuisine de grand-mère n’est-elle pas faite, avant tout, pour être partagée ? AU PETIT BAR,

7 rue du Mont Thabor, Paris 1er. 01-42-60-62-09.

Golden Pat,

20 rue de Mazagran, Paris 10e. 01-42-46-85-90. LA MÈRE AGITÉE,

21 rue Campagne Première, Paris 14e. 01-43-35-56-64.

LA PETITE ROSE DES SABLES,

6 rue de Lancry, Paris 10e. 01-40-18-35-30.

 ??  ?? Marie Dalle en famille au Petit Bar avec ses fils Michel(à gauche) et Hubert (à droite), qui officient en salle.La reine du rosbif-frites, elle, règne sur la micro-cuisine de l'établissem­ent depuis plus de soixante ans...
Marie Dalle en famille au Petit Bar avec ses fils Michel(à gauche) et Hubert (à droite), qui officient en salle.La reine du rosbif-frites, elle, règne sur la micro-cuisine de l'établissem­ent depuis plus de soixante ans...
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 ??  ?? Marie Dalle, ses chaussons, le hareng pommes à l'huile de Chez Léon, le Poulet d'Auge de la Mère Agitée et Patricia de Golden Pat (en haut à droite).
Marie Dalle, ses chaussons, le hareng pommes à l'huile de Chez Léon, le Poulet d'Auge de la Mère Agitée et Patricia de Golden Pat (en haut à droite).
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 ??  ?? A gauche : Chez Léon, un client joue de la canne. Ci-dessous : La terrine de cochon, foie de volailles et figues de la Mère Agitée.
A gauche : Chez Léon, un client joue de la canne. Ci-dessous : La terrine de cochon, foie de volailles et figues de la Mère Agitée.

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