Comment sauver les bistrots de vieux ? j'ai teste la biere des gangs
... dans les brasseries du quartier Over The Rhine, réputé ghetto le plus dangereux des États-Unis à l'aube des années 2000 avant de se racheter une solide conduite grâce à l'incroyable come-back de son passé brassicole.
« C'était un aprèsmidi d'été, je venais d'installer les tables devant ma brasserie pour une dégustation de bière.
En attendant, je m’étais posé sur une chaise et buvais tranquillement un verre, lorsque j’ai entendu les coups de feu. Un type a pris cinq balles dans le dos, juste à côté. Personne n’est venu à la dégustation... ». Sourcils froncés et ton grave, Greg Hardman se remémore ses débuts chaotiques dans le quartier Over The Rhine de Cincinnati. En 2004, cet ancien responsable export USA pour Warsteiner, célèbre marque de bière allemande, quittait ses fonctions afin de tenter un improbable pari en relançant l’antique brasserie Moerlein. Une institution locale, gigantesque industrie fondée en 1853 puis mise sous l’éteignoir à l’époque de la Prohibition. Audacieux, le pionnier décidait d’installer ses cuves au coeur même du ghetto réputé le plus dangereux des ÉtatsUnis, qui fut notamment le théâtre d’émeutes ravageuses en 2001, après la mort d’un jeune afro-américain tué par un policier. « Je tenais absolument à faire renouer ce quartier avec la tradition brassicole importée en 1830 par les immigrés allemands », explique celui qui possède désormais plus d’une soixantaine de marques houblonnées et se voit surnommé Beer Baron. « La colonie germanique était à l’époque implantée dans la partie Nord de la ville, le nom Over The Rhine renvoyant au fait que pour regagner ce faubourg depuis le centre, elle devait passer audessus du cours d’eau Miami and Erie Canal, surnommé le Rhin par les locaux. Elle y retrouvait alors la multitude de brasseries ouvertes pour contrer le mal du pays. » Cincinnati était d’ailleurs la ville qui en comptait le plus, au mitan du XIXème siècle, côté États-Unis : près de quarante au total, destinées à abreuver les quelques 1200 bars du coin en torrents de bière lager. Une blonde du genre accorte, brassée à basse température selon la tradition allemande afin d’obtenir un équilibre
parfait, une légèreté épatante et une teneur limitée en alcool, qui enjoignaient à la boire comme du petit lait. Alors que les Américains consommaient en moyenne 60 litres de bière par an durant les années 1880, les Cincinnatiens en ingurgitaient plus de 150... femmes et enfants compris.
UNE BRASSERIE OUVRE ICI TOUS LES TROIS MOIS
— De quoi ébranler jusqu’à la fameuse Carrie Nation, cette vieille dame qui, à l’orée des années 1900, parcourait les États-Unis en attaquant les bars et tavernes à coups de hache pour contrer le lobby alcoolier. Elle abdiqua en arrivant ici, confessant son désespoir : « je serais tombée d’épuisement avant d’attaquer le premier bloc de bâtiments ». On raconte aussi que des centaines de porcs erraient dans les rues de la Ville aux sept collines, boulotant sur le bitume les résidus d’orge abandonnés par les brasseurs. « Puis la Prohibition est arrivée, le développement du réseau de transports a permis de développer des banlieues et les habitants ont peu à peu déserté le quartier, qui s’est retrouvé laissé à l’abandon et est devenu, plus tard, une zone de non-droit », déplore Greg Hardman. Jusqu’à ce qu’une poignée de résidents se décide à prendre les choses en main. Parmi eux figure Steven Hampton, qui officie depuis 2006 comme guide pour Brewing Heritage Trail, l’une des cinq structures proposant aux touristes des parcours de visite sur les traces de la culture bière locale.
Tandis qu’il emmène un groupe explorer l’immense réseau de tunnels souterrains destiné jadis à stocker et transporter la bière au frais, cet ancien architecte explique qu’il y a une dizaine d’années encore, Over The Rhine était tellement lugubre que même les membres des gangs n’y habitaient pas. « Mais nous sentions malgré tout cela que le quartier avait un potentiel, avec son histoire et son architecture incroyables. Loin de ce que j’ai pu voir à Chicago, New York ou en Europe. Nous avons donc imaginé les visites, les brasseurs sont peu à peu revenus, la population et les visiteurs ont suivi... et la criminalité s’est progressivement estompée ».
Cincinnati compte désormais plus d’une quarantaine de brasseries et il s’en ouvre une tous les trois mois. Outre Moerlein, les cadors se nomment MadTree, Listermann, Woodburn ou encore Rhinegeist, véritable temple du houblon installé dans une ancienne usine d’embouteillage. Ici, le visiteur peut presque déguster le nectar à même les imposantes cuves en inox, qui côtoient un bar géant affichant
Comment êtes-vous arrivé à Cincinnati ?
J.R.de C.: Je suis originaire de Roubaix, j’ai ensuite beaucoup voyagé et notamment travaillé chez Daniel Boulud, chef star à New York. C’est lui qui m’a dit un jour que The Maisonnette, restaurant de Cincinnati, cherchait un chef. Cette table mythique s’est vu décerner, durant 41 ans, cinq étoiles par le Mobil Travel Guide, l’équivalent du Michelin. Un record aux États-Unis. J’ai alors accepté, nous étions en 1993 et j’avais 32 ans...
Et pourquoi avez-vous investi, par la suite, le quartier Over The Rhine ? J.R.de C.: J’ai racheté en 2001 un restaurant français nommé Pigalle puis enchaîné avec d’autres ouvertures, dont le Lavomatic, en 2008, dans le fameux quartier Over The Rhine. Le coin était alors vraiment mal famé, les gens me disaient que j’étais fou. Il y avait des prostituées, des dealers et des drogués partout. On avait affiché une note en cuisine, stipulant aux employés qu’ils devaient être au moins trois pour sortir sur le parking et rejoindre leur voiture. Pas un hasard si à l’époque, le film Traffic, réalisé par Steven Soderbergh, avec Michael Douglas, a été tourné en partie ici ! Malgré tout cela, je croyais au développement de ce quartier, qui fait valoir une âme et une architecture incroyables. Une intuition qui s'est vérifiée !
Oui, il faut dire que je commençais à être un peu connu en ville et que les gens se sont dit : « si Jean-Robert y va, c’est qu’il doit se passer quelque chose ». Une boutique a bientôt ouvert, puis une autre... Aujourd’hui, le coin n’a plus rien à voir. C’est incroyable, cette rédemption par le houblon. Unique au monde, je pense. J’essaye de rendre hommage à ce phénomène en proposant dès que je le peux, dans mes restaurants Jean-Robert’s Table ou French Crust Cafe, de la carbonade flamande à la bière !
quinze mètres de hauteur sous plafond, un restaurant, un rooftop, des tables de ping-pong, un coin popcorn... On déverse des flots de Cheetah, une blonde crépitante, aérienne, fraîche comme les premières gelées d’automne, tout en proposant une trentaine d’autres moutures à la pression.
700 000 VISITEURS POUR L'OKTOBERFEST LOCALE
— Celles-ci dévoilent des saveurs quasi inconnues chez nous, à l’image de la Knowledge, philtre d’amour aux tons cuivrés donnant l’impression de siroter du jus de pin résineux que titilleraient des notes d’agrumes, ou encore de la Truth, qui dévoile en filigrane des arômes de fruits tropicaux. Même variété de goûts à la Taft’s Ale House, une brasserie au cadre très boisé qui tient salon, à quelques rues, dans une ancienne paroisse protestante. Patrick Woods, barbe longue et chemise à carreaux, brasse ici de la bière depuis cinq ans. « Cincinnati est en fait un véritable terrain d’expérimentations », explique-t-il. « Loin de la traditionnelle lager, nous avons été les premiers à développer un panel de saveurs impressionnant, qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde. » Paradent ainsi, aux côtés des grands classiques, une myriade de créations telles que la Maverick Chocolate Porter, préparée avec des fèves et coques de cacao, ou la Tangerine Sour Vice, brassée avec des écorces de mandarine. Du côté d’Arnlod’s, plus vieux bar de la ville, on a également épousé la tendance. Chris Breeden, le patron, explique qu’« avant l’arrivée des craft beers, c’est à dire les bières produites par de petites brasseries, il n’y avait pas grand-chose sur le territoire américain, hormis des marques industrielles comme Budweiser, au goût fade et standard. Nous n’avons pas amor-
cé cette petite révolution mais nous lui avons donné une nouvelle impulsion. » Une entreprise facilitée par le fait que Cincinnati fait valoir les conditions météo parfaites pour produire toutes sortes de bières.
En contrebas de la ville campe la Moerlein Lager House, hallucinant vaisseau de verre qui constitue, selon d’aucuns, le plus grand pub du monde. Le patron n’est autre que Greg Hardman, le fameux Beer Baron, que nous retrouvons accoudé au comptoir. « Vous avez vu, c’est dingue ce qu’il se passe ici, hein ? », s’exclame-t-il, hilare. « Je vais vous dire, ce dont je suis le plus fier, au-delà d’avoir contribué à sauver un quartier de la perdition, c’est d’avoir fait de la bière un argument touristique. En plus des visiteurs américains, nous commençons à accueillir des Allemands, forcément, mais aussi des Espagnols, des Polonais, des Japonais, des Irlandais... ». Pas étonnant que la marque de bière écossaise Brewdog, qui annonçait en octobre dernier le lancement de l’improbable Brewdog Airlines, compagnie aérienne proposant une expérience brassicole en altitude, ait choisit pour ses premiers vols de faire escale à Cincinnati. Ce sera en février prochain, quelques jours avant la fameuse Bockfest, qui voit converger plus de 30 000 amateurs de mousse, depuis 26 ans, dans les rues de la Ville aux sept collines. Cette dernière organise toute l’année une foultitude de grands raouts du genre, dont une démentielle Oktoberfest programmée au mois de septembre, qui constitue avec plus de 700 000 visiteurs la deuxième au monde, après celle de Munich. « Je vous dis, il se passe vraiment un truc ici ! », argue Greg Hardman en guise de conclusion. « Mon rêve le plus fou, c’est que dans quelques années, Cincinnati ne soit plus surnommée Queen City, mais Beer City. Et très honnêtement, je pense que nous ne sommes pas loin d’y arriver... ».